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La Leçon de Shakespeare

GALLICA_Le Figaro_1937_02_02.pdf

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Chez Dullin, le Jules César de Shakespeare nous donne jusqu’à l’hallucination l’évidence de l’immobilité, de l’invariabilité de l’homme. Cette histoire de l’an 44 avant Jésus-Christ, dont un grand poète, seize cents ans plus tard, tire un drame sublime, représentée en 1937 sur un pauvre et charmant théâtre de Paris, est plus remplie d’allusions à l’actualité qu’une revue montmartroise.
Mussolini, Franco, le peuple de Rome et celui de Barcelone sont joués ici au naturel. O mythe du progrès! Voilà l’homme tel qu’il est, la foule telle qu’elle est. Le poète nous tend ce miroir du fond des siècles et nous y reconnaissons notre propre figure. Il nous asperge de sang, et c’est toujours le même sang qui continue d’être versé au nom des mêmes dieux: Patrie, Peuple, Ordre, Liberté, Démocratie…
Si nous reconnaissons ces assassins fraternels, c’est que Shakespeare ne divise pas l’homme: il peut avancer dans l’horreur aussi loin qu’il lui plaît, accumuler meurtres et suicides, il le peut sans nous désespérer parce qu’il sauvegarde toujours, au centre même de la tuerie, une source vivante de tendresse. Il n’existe peut-être pas, dans la littérature universelle, une découverte plus surprenante que la triste douceur de ce jeune Brutus, assassin de son père, de son maître, de son ami… car César était tout cela pour lui.
Sur ces représentations de l’Atelier, j’ai entendu beaucoup de critiques et de louanges. J’avoue n’être pas grand clerc en ces matières. Le théâtre ne me donne presque jamais une joie pure: il y a toujours un détail souvent infime, un arbre en carton, une fleur en papier, un bas de coton mal tiré sur la jambe étique d’un acteur, qui s’interpose entre mon cœur et l’œuvre, et gâte mon plaisir. Mais rien de tel n’a troublé la joie que me donne, chez Dullin, le tableau qui se déroule sous la tente du jeune Brutus, la veille de la bataille de Philippes. Dans ce décor clos, n’éclate pas une dissonance. Au delà de la toile, règne la nuit pleine d’embûches et les constellations toujours présentes dans le ciel de l’œuvre shakespearienne. C’est après la dispute sublime des deux amis, Brutus et Cassius, interrompue par le mot: “Portia est morte” et où Shakespeare exprime, comme nul autre poète ne l’a fait, dans ce qu’il a de plus secret et de plus pur, ce sentiment de l’amitié auquel certains refusent l’existence ou qu’ils confondent avec l’amour. De ses mains criminelles, Brutus étend sur un lit de camp son petit serviteur ensommeillé. Pour se défendre contre l’angoisse, il invite deux de ses officiers non à veiller auprès de lui, mais à dormir.
Tous ces jeunes et mâles sommeils, dont la tente est remplie, n’en défendent pas l’accès à César assassiné. On voudrait savoir si Hitler, Mussolini, Staline lisent Shakespeare, s’ils se réveillent parfois la nuit et demeurent les yeux ouverts dans le noir, s’ils ont besoin qu’un ami respire auprès d’eux jusqu’à l’aube.
Telle est la leçon du poète éternel au tyran éternel: vous ne créerez pas un homme nouveau, vous ne changerez pas l’homme. Vous n’éliminerez ni cette barbarie, ni cette tendresse.
De même que vous avez reçu des dictateurs de l’histoire la plus reculée, vos ruses et vos attitudes, et que vous avancez, sur les médailles et dans les magazines, le même horrible menton, c’est la même pâte humaine que de siècle en siècle vous pétrissez. Le “requete” de Franco, le soldat de la Brigade Internationale, cette “chemise noire”, ce “faucon rouge”, posaient déjà pour Shakespeare, et ces ennemis mortels se ressemblaient déjà comme des frères: ils portaient en eux, comme ils font aujourd’hui, comme ils feront dans mille ans, cette bête féroce et ce pauvre cœur.
Et peut-être l’art de gouverner les hommes se ramène-t-il à équilibrer leurs puissances de douceur et leur instinct de destruction. Aussi ardemment que nous chérissions nos chimères politiques ou autres, et les chéririons-nous jusqu’au crime, il reste que les plus durs d’entre nous, les plus sanguinaires, seraient capables de prendre, comme le jeune Brutus, un enfant endormi dans leurs bras, de l’étendre avec précaution et de veiller sur son sommeil.

P.S. — Je renouvelle aujourd’hui, avec plus d’insistance encore, l’appel que j’avais lancé l’an dernier en faveur de nos étudiants. C’est samedi 6 février, à 21 heures, au Centre Marcelin-Berthelot, 28 bis, rue Saint-Dominique, que se déroulera La Nuit des Lettres au profit des bourses de secours aux étudiants, organisée par l’Association d’Entr’aide des étudiants de Paris. De nombreuses vedettes ont promis leur concours à ce bal. Des cartes (20 francs pour les étudiants, 35 francs pour les autres personnes) sont à votre disposition à la Sorbonne, chez Durand, 4, place de la Madeleine, et à l’entrée de la salle. J’insiste auprès de mes jeunes lectrices qu’elles viennent nombreuses, qu’elles amènent leurs amis.

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