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L’Auteur

GALLICA_Le Gaulois_1920_10_23.pdf

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L'auteur, dans un crépuscule d'octobre, quitte son éditeur après avoir adressé à plusieurs centaines d'inconnus des hommages dont les uns lui reviendront avec “refusé pour cause de décès”, d'autres, le soleil et la pluie des quais les effaceront.
A la devanture des libraires, entre tant de volumes, d'abord il reconnaît le sien, comme un père désolé, au marché des esclaves, voit son enfant. Le soir, l'auteur déclare à ses amis: “Mon œuvre une fois publiée, elle ne m'intéresse plus.” II ment, car, demeuré seul, l'auteur feuillette son livre, essayant d'imaginer l'état d'esprit du critique ou du lecteur inconnu. Puis viennent les jours d'attente, avant le premier Argus. Pour l'auteur, un silence couvre le monde –silence que trouble seul le grincement des stylos de la grande critique. Selon qu'il a bien ou mal digéré, il compte sur des louanges ou s'attend au pire. Au vrai, il aura, comme c'est l'usage, une distribution alternée de coups d'encensoir et de coups de bâton. Les premiers lui paraîtront légitimes, les autres il les discutera. Non que l'auteur prétende avoir écrit un chef-d'œuvre: il fait volontiers profession de connaître ses points faibles; mais, à l'entendre, ce ne sont jamais ceux que le critique dénonce. Le critique fonce sur un point où précisément l'auteur se juge inattaquable. Il ne laisse pas de répéter que les jugements d'autrui ne lui font ni chaud ni froid; c'est se tromper doublement puisque la seule vue d'un article lui donne la même sensation qu'à Phèdre l'approche d'Hippolyte: il se sent à la fois, et transir et brûler.
Mais ne nous moquons point, plaignons Oronte, prenons en pitié Vadius et Trissotin. Le plus content de soi, comme il se laisse persuader par les critiques! Qu'il a peur d'être malgré lui convaincu de son néant! Il nourrit en lui-même un ennemi secret qui toujours approuve ceux dont le sentiment est que son ouvrage ne vaut rien. Cette humilité est plus commune qu'on ne croit parmi la gent littéraire. C'est pourquoi il faut pardonner aux artistes leur fringale de louanges. Les malheureux ont besoin qu'on les rassure; ils redoutent de perdre la foi en eux-mêmes, voilà qui excuse leur air goulu quand on les encense, leur façon de n'être pas déconcertés par les plus lourdes flagorneries: elles sont nécessaires à leur hygiène.
Il faut se souvenir que l'ambition du plus falot écrivain, comme celle des grands hommes catalogués, qu'ils n'oseraient confesser, qu'ils ne s'avouent pas à eux-mêmes, c'est de survivre, c'est qu'un livre d'eux, une page, ne fût-ce qu'un vers, ne fût-ce qu'un mot, résiste à l'immense fleuve d'oubli, qui entraîne tout vers l'abîme sans nom. Le plus obscur se dit que tout de même il a pris un billet à cette loterie de la gloire. D'ailleurs, la médiocrité de certaines œuvres, bien loin de les condamner à l'oubli, est la condition même de leur survie. Le sonnet d'Arvers enchantera éternellement les âmes qui ont leur secret et les vies qui ont leur mystère. L'Ange et l'Enfant portera le nom de Reboul jusqu'à la fin des temps, et Les Deux Cortèges; celui de Joséphin Soulary. Ce qui échappe au temps, peut-être est-ce le meilleur et le pire, l'entre deux disparaît. Je connais un auteur qui se consolait de ne pas travailler pour la postérité en me disant: “On se souviendra de moi comme d'un type; je représenterai une génération...” A celui-là, il suffit que son nom dure. Périsse son œuvre pourvu qu'on sache, dans les siècles des siècles, qu'il possédait telle manie, une collection, une forme de chapeau, une coupe singulière d'habit. Un théologien dénoncerait dans cet appétit d'immortalité une preuve de notre destinée éternelle. Mais combien d'auteurs aussi renoncent sagement à durer en la mémoire des hommes et se contentent volontiers d'une honnête petite gloire viagère!
D'autres ne posent pas la question: ils s'appliquent de tout leur cœur à leur ouvrage et lui donnent un soin infini. Sans doute, aux instants de lassitude, lorsqu'il ne leur paraît pas d'une nécessité pressante qu'il y ait un roman ou une peinture de plus dans le monde, ils aimeraient que les soutienne cette tranquille certitude qu'avait Stendhal d'être compris et aimé en 1880. Mais il leur reste de travailler pour eux-mêmes, chaque ouvrage que nous achevons éclaire un peu plus notre cœur: c'est un examen de conscience, un moyen de nous mieux connaître et de nous mieux posséder. Chercher la perfection, du style, devenir un meilleur ouvrier de lettres, c'est presque toujours aussi devenir tout simplement meilleur.

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L'auteur, dans un crépuscule d'octobre, quitte son éditeur après avoir adressé à plusieurs centaines d'inconnus des hommages dont les uns lui reviendront avec “refusé pour cause de décès”, d'autres, le soleil et la pluie des quais les effaceront.
A la devanture des libraires, entre tant de volumes, d'abord il reconnaît le sien, comme un père désolé, au marché des esclaves, voit son enfant. Le soir, l'auteur déclare à ses amis: “Mon œuvre une fois publiée, elle ne m'intéresse plus.” II ment, car, demeuré seul, l'auteur feuillette son livre, essayant d'imaginer l'état d'esprit du critique ou du lecteur inconnu. Puis viennent les jours d'attente, avant le premier Argus. Pour l'auteur, un silence couvre le monde –silence que trouble seul le grincement des stylos de la grande critique. Selon qu'il a bien ou mal digéré, il compte sur des louanges ou s'attend au pire. Au vrai, il aura, comme c'est l'usage, une distribution alternée de coups d'encensoir et de coups de bâton. Les premiers lui paraîtront légitimes, les autres il les discutera. Non que l'auteur prétende avoir écrit un chef-d'œuvre: il fait volontiers profession de connaître ses points faibles; mais, à l'entendre, ce ne sont jamais ceux que le critique dénonce. Le critique fonce sur un point où précisément l'auteur se juge inattaquable. Il ne laisse pas de répéter que les jugements d'autrui ne lui font ni chaud ni froid; c'est se tromper doublement puisque la seule vue d'un article lui donne la même sensation qu'à Phèdre l'approche d'Hippolyte: il se sent à la fois, et transir et brûler.
Mais ne nous moquons point, plaignons Oronte, prenons en pitié Vadius et Trissotin. Le plus content de soi, comme il se laisse persuader par les critiques! Qu'il a peur d'être malgré lui convaincu de son néant! Il nourrit en lui-même un ennemi secret qui toujours approuve ceux dont le sentiment est que son ouvrage ne vaut rien. Cette humilité est plus commune qu'on ne croit parmi la gent littéraire. C'est pourquoi il faut pardonner aux artistes leur fringale de louanges. Les malheureux ont besoin qu'on les rassure; ils redoutent de perdre la foi en eux-mêmes, voilà qui excuse leur air goulu quand on les encense, leur façon de n'être pas déconcertés par les plus lourdes flagorneries: elles sont nécessaires à leur hygiène.
Il faut se souvenir que l'ambition du plus falot écrivain, comme celle des grands hommes catalogués, qu'ils n'oseraient confesser, qu'ils ne s'avouent pas à eux-mêmes, c'est de survivre, c'est qu'un livre d'eux, une page, ne fût-ce qu'un vers, ne fût-ce qu'un mot, résiste à l'immense fleuve d'oubli, qui entraîne tout vers l'abîme sans nom. Le plus obscur se dit que tout de même il a pris un billet à cette loterie de la gloire. D'ailleurs, la médiocrité de certaines œuvres, bien loin de les condamner à l'oubli, est la condition même de leur survie. Le sonnet d'Arvers enchantera éternellement les âmes qui ont leur secret et les vies qui ont leur mystère. L'Ange et l'Enfant portera le nom de Reboul jusqu'à la fin des temps, et Les Deux Cortèges; celui de Joséphin Soulary. Ce qui échappe au temps, peut-être est-ce le meilleur et le pire, l'entre deux disparaît. Je connais un auteur qui se consolait de ne pas travailler pour la postérité en me disant: “On se souviendra de moi comme d'un type; je représenterai une génération...” A celui-là, il suffit que son nom dure. Périsse son œuvre pourvu qu'on sache, dans les siècles des siècles, qu'il possédait telle manie, une collection, une forme de chapeau, une coupe singulière d'habit. Un théologien dénoncerait dans cet appétit d'immortalité une preuve de notre destinée éternelle. Mais combien d'auteurs aussi renoncent sagement à durer en la mémoire des hommes et se contentent volontiers d'une honnête petite gloire viagère!
D'autres ne posent pas la question: ils s'appliquent de tout leur cœur à leur ouvrage et lui donnent un soin infini. Sans doute, aux instants de lassitude, lorsqu'il ne leur paraît pas d'une nécessité pressante qu'il y ait un roman ou une peinture de plus dans le monde, ils aimeraient que les soutienne cette tranquille certitude qu'avait Stendhal d'être compris et aimé en 1880. Mais il leur reste de travailler pour eux-mêmes, chaque ouvrage que nous achevons éclaire un peu plus notre cœur: c'est un examen de conscience, un moyen de nous mieux connaître et de nous mieux posséder. Chercher la perfection, du style, devenir un meilleur ouvrier de lettres, c'est presque toujours aussi devenir tout simplement meilleur.