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Le Cas du lord-maire et le Droit de mourir

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L'héroïque mort de M. Mac Swiney agite les théologiens et même les journalistes: le maire de Cork s'est-il suicidé? Chacun porte aux débats des arguments subtils: l'un cite Suarez et l'autre Lessius. C'est un signe heureux que l'opinion publique s'inquiète de ces problèmes, car, en France, la société ne fut jamais si théologienne qu'aux époques de haute culture. Admirons son inquiétude, aujourd'hui, de connaître si elle doit élever le lord-maire au rang des martyrs ou si sa pauvre âme est errante parmi les cyprès et les myrtes où Virgile nous montre les pâles suicidés et la farouche Didon, in nemus umoriferum.
Il n’est personne pour juger le cas sans importance: nous sommes moins païens qu'on courrait croire, puisque nous ne saurions admirer à notre aise Mac Swiney si sa mort était un suicide. A Rome et à Athènes, on lui eût, au contraire, rendu grâces d'être sorti de la vie en devançant son heure. Les stoïques surtout l'en eussent loué. Léonidas de Tarente nous a conservé une épitaphe où un certain Phidon se glorifie de sa mort volontaire: “…Dérobe-toi à une vie pleine d'orages et regagne le port, comme moi-même, Phidon, fils de Critus, qui ai fui dans le Ténare.”
Que nous sommes loin d'éprouver de tels sentiments! Le suicide, nos yeux, n'implique en aucun cas de l'héroïsme ni n'appelle la louange. Même aux temps romantiques, les Werther, les Chatterton se tuent, mais sans la sérénité païenne; ils expriment, par ce geste, une révolte et leur fureur désespérée témoigne de l'assurance où ils sont de transgresser une loi divine: ce ne sont plus des philosophes que la logique entraîne à pratiquer leur doctrine touchant la mort volontaire; en dépit d'eux-mêmes, ils meurent chrétiens coupables, mais chrétiens. “J'ai le droit de mourir, je le soutiendrai devant Dieu”, crie Chatterton, théologien incorrigible, qui veut paraître devant son juge avec tous ses avantages et prétend soutenir avec lui une controverse. Dans sa dernière lettre à Charlotte, Werther souhaite pour son corps le repos au bord d'une route, afin que sa tombe scandalise le prêtre et le lévite: rien là qui ressemble à la sérénité stoïcienne; ces chrétiens désespérés s'insurgent contre l'exigence de leur Dieu.
Ce qui constitue donc le suicide, c'est la révolte; là où il y a sacrifice, immolation, il ne saurait y avoir suicide. Le suicidé renonce, déserte, cherche le grand sommeil. Le maire de Cork s'offre en holocauste à une cause qu'il considère comme juste et sacrée. Il n'obéit pas à la passion de l'anéantissement, mais, au contraire, à une activité si passionnée qu'elle veut se dépenser éternellement. Si vivre, c'est agir, Mac Swiney ne s'est pas détruit, puisque, de tous les levains qui travaillent la malheureuse Irlande, sa mort sera sans doute le plus puissant (et il ne nous appartient pas de dire si c'est un bien ou un mal).
Que cette conviction ne nous défende pas de suivre les raisonnements des casuistes du Studies de Dublin ou de la revue America de New-York. Le sujet, d'ailleurs, passionna toujours les théologiens et même les gens du monde. Un jour qu'Henri IV demandait à ses courtisans ce qu'ils eussent fait s'ils avaient été jetés avec lui sur une côte déserte et en péril de mourir de faim, l'un d'eux déclara qu'il se fût tué pour servir de pâture au Roi. Là-dessus un grandi débat s'élève, afin de savoir s'il n'aurait pas commis un suicide; le jeune M. de Hauranne, le futur abbé de Saint-Cyran, qui était présent, prit feu et écrivit d'un trait une dissertation intitulée: Question royale où est montré en quelle extrémité, principalement en temps de paix, le sujet pourrait être obligé de conserver la vie du Prince aux dépens de la sienne. “Ceux qui l'ont lue en l'épluchant, –écrit Sainte-Beuve disent qu'il y a jusqu'à trente-quatre suppositions de cas où un homme peut se tuer innocemment.” Les curieux pourront consulter le traité de Saint-Cyran peut-être a-t-il prévu le cas du lord-maire de Cork. Il paraît même invraisemblable qu'aucune des suppositions du janséniste ne s'applique à Mac Swiney. Sans doute suffirait-il, pour que ce petit livre retrouve aujourd'hui de l'intérêt, d'y effacer partout le mot “Prince” et de le remplacer par “Patrie”. Loin de nous, d'ailleurs, la pensée d'affirmer que l'héroïque Irlandais ne sacrifia pas l'une de ses patries à l'autre, et que la justice de sa cause ne souffre aucune discussion. Cela seul demeure hors du débat: l'incomparable grandeur de son sacrifice.

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