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De notre temps

GALLICA_Le Gaulois_1921_05_14.pdf

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Le temps n'est plus où le comte Alfred de Vigny ne pensait pas que la poésie fût compatible avec les chemins de fer. Il doutait que jamais “la rêverie amoureuse et paisible” pût risquer son pied blanc sur “le taureau de fer qui fume, souffle et beugle”: ainsi désigne-t-il les locomotives. Aujourd'hui, nous concevons le mystère émouvant des trains lumineux rayant la campagne noire, des glaces souillées où se reflétèrent tant de paysages et des toits givrés des wagons qui connaissent tous les ciels.
Marcel Proust a consacré des pages impérissables au monde d'images qui affluent en nous sous le hall d'une gare dont l'arc immense délimite les nuées tourmentées de nos départs. Des plus cotés parmi nos jeunes maîtres, la Compagnie internationale des wagons-lits et des grands express européens est la muse bien-aimée; et l'on peut dire de cette littérature qu'elle comporte tout le confort moderne. Ce modernisme, qui est leur précieux charme, ne risque-t-il de prématurément vieillir des ouvragés d'un si haut goût? Rappelons-nous telles œuvres écrites en 1900 où un Jean Lorrain, par exemple, s'appliquait à fixer les “frissons fin-de-siècle”: ce n'est plus que d'un intérêt documentaire et toutes ces pages dont les chroniqueurs célébraient le “modernisme aigu” ont rejoint les tournures et les manches gigots et les pantalons des dames cyclistes. –Il faut que, par delà le pittoresque nouveau dont le fournissent les machines et les palaces, l'artiste atteigne le fond humain, l'homme de tous les temps.
Quoi que puissent penser nos arrière-neveux, des écrivains de chancelleries et de sleeping, de qui nous faisons nos délices, –nul doute qu'ils renseignent mieux la postérité sur l'âme d'un voyageur moderne que n'ont su le faire les romantiques lorsqu'ils nous racontent leurs randonnées. Nos contemporains n'ont joui que de la sensation qu'il faut que leur lecteur éprouve aussi directement qu'ils l'ont eux-mêmes perçue; –mais un Chateaubriand, lorsqu'il compose son Itinéraire de Paris à Jérusalem ne pense qu'à son attitude: il lui importe peu d'être exact, mais il lui importe beaucoup que nous le voyions tel qu'il souhaite d'être vu. Ce grand homme tient toujours la pose, fût-elle le plus incommode du monde: “…Je m'enveloppai la tête dans mon manteau pour me garantir de la rosée, écrit-il, –et le dos appuyé contre une colonne, je restai seul éveillé à contempler le ciel et la mer.”
C'est comme si un de nos écrivains de sleeping prétendait avoir passé la nuit dans la couloir à regarder la lune, de nuage en nuage, poursuivre le train. Il y a des choses qui ne se font pas. En revanche, leurs admirateurs du vingt-deuxième siècle connaîtront la nostalgique odeur de ce drap bleu de l'Orient-Express et ils verront, devant les portes des chambres innombrables des palaces, un reste de chocolat se figer au fond des tasses. Il y a une poésie des bagages: ceux qu'illustrent les étiquettes des grands hôtels du Caire, de New-York ou de Yokohama, –ceux, plus mystérieux, qui partent cette indication: cale, ou colis à laisser dans la cabine –et dont on dirait que le sel de l'Océan corroda le cuir magnifique. Mais que penser des bagages de M. de Chateaubriand: “Mon équipage, dit-il, consistait en un tapis pour m'asseoir, une pipe, un poêlon à café et quelques siballs pour m'envelopper la tête pendant la nuit...” Ce tapis paraît, dans un tel dénuement et qui ne comporte ni vestiaire, ni tub en caoutchouc, –le plus invraisemblable luxe. Quant au poêlon, à café peut-être lui servait-il de cuvette. Le grand homme se moque de nous mieux encore lorsqu'il nous décrit sa façon de voyager: “Nous grimpions au grand trot les montagnes et nous les descendions au galop à travers les précipices.” Le “toupet” de ce sublime voyageur n'est-il pas seulement au dessus de son front: il dénomme évidemment “montagnes” de minuscules collines et “précipices” d'innocents fossés. Mais les prétentions du cavalier sont dépassées, s'il est possible, par celles de l'homme de lettres.
Naguère, en une réclame fameuse, Edmond Rostand assurait qu'avec un porte-plume Onoto, il écrivait bien même en auto. Ce distique ne nous a pas convaincus, et il nous est arrivé d'avoir pris des notes sublimes en wagon qu'au retour nous ne pûmes jamais déchiffrer. Or, écoutez Chateaubriand “Un grand nombre des feuilles de mes livres ont été tracées sous la tente, dans les déserts, au milieu des flots. J'ai souvent, tenu la plume sans savoir comment je prolongerais de quelques instants mon existence...” Cette hâblerie romantique nous fait songer à nos frères qui sous les shrapnells cédaient encore à des soucis d'analyse; nous pensons à ces phrases interrompues tragiquement, à ces confidences que la mort arrête.
Admirons, chez les survivants, même les plus “avancés” et les plus hermétiques, cette honnêteté, ce souci de l'exactitude. Dans leur désir de nous faire éprouver la sensation qu'ils connurent eux-mêmes, il y a, en somme, un état d'esprit classique bien plus que romantique: “...le vrai seul est aimable”. Par des alliances de mots inusitées, d'inattendues images, ils souhaitent d'atteindre à la plus stricte précision. On remarque, chez la plupart, le souci dans une ville étrangère, de ne point recourir aux effets d'exotisme facile ni à l'étalage d'une érudition scolaire. Chateaubriand, à Alexandrie, n'hésite pas à écrire: “…C'était là pourtant cette Alexandrie que les bruyantes orgies d'Antoine et de Cléopâtre faisaient retentir dans les ténèbres...” Belle phrase –mais qu'un jeune moderne dédaignerait, peut-être, d'écrire. A Alexandrie, il serait curieux de noter les traits fugaces par quoi cette ville, à ce bref intervalle de temps et de durée où nous sommes, est différente de toutes les Alexandries dont l'histoire nous propose des images. Ce qui intéresse, par exemple, un de nos poètes, à Constantinople, c'est ce que l'afflux de l'émigration russe y ajoute et les mille altérations qu'elle en subit. Ces jeunes gens laisseront de ce temps-ci de brutales et raffinées images d'Epinal où la “stylisation” n'est qu'un moyen pour être plus sincère et plus véridique.
On a justement dénoncé l'influence du journalisme sur le style et il est vrai qu'il a pu gâter quelques écrivains. N'empêche que le journalisme, tel que le pratiquent certains auteurs d'Angleterre et de France, leur est une discipline; ils s'y exercent à la concision, à l'exactitude, au sens du détail significatif, à l'intelligence du public. Les Tharaud, par exemple, ont fait de l'“information” un antidote contre le romantisme; et L'Itinéraire de Paris à Jérusalem, s'il avait été écrit pour un grand journal du matin ou du soir, Chateaubriand y aurait dû faire des retouches heureuses.

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