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Une morale politique

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A un jeune nietzschéen qui niait que la morale eût rien à voir avec la politique, je rappelais un jour le “chiffon de papier” du chancelier d’Allemagne, et lui posais la question: “Devons-nous invoquer la morale quand ce sont nos adversaires qui la violent et la mépriser quand ce sont nos amis?”
M. Thierry Maulnier (c’est mon jeune nietzschéen) me répond par une vague défaite: “On ne défend point ici, me dit-il, une politique purement utilitaire; on ne plaide point que la seule morale du politique est le succès. Mais on sait que la morale du politique n’est pas celle de l’homme seul.”
Il existerait donc deux morales, et celle qui règle notre vie personnelle s’opposerait à celle qui concerne les rapports des partis et des nations. Pour cette dernière, notre jeune Machiavel nous enseigne que la valeur historique des actes les justifie, et que la légitimité d’une politique d’agression se fonde sur ses effets les plus lointains. Devrons-nous donc assigner comme base à la morale politique de vagues conjectures?
M. Thierry Maulnier me rappelle que, de mon propre aveu, je n’entends rien à ces sortes de problèmes. Au vrai, l’habitude professionnelle de s’intéresser aux motifs des actions humaines peut sembler une bonne préparation à l’étude des groupements humains et de leurs rapports. En tout cas, le plus subtil docteur ès sciences politiques en est réduit, tout comme le dernier des romanciers, aux hypothèses lorsqu’il envisage les conséquences éloignées de l’entreprise italienne.
Car il est trop facile de la justifier en invoquant des suites heureuses pour la civilisation occidentale, des résultats bienfaisants qui n’existent encore que dans notre désir et dans notre espérance. Est-il un seul des problèmes posés aujourd’hui par l’état de l’Europe qui ne divise les esprits éclairés? L’alliance avec les Soviets a des partisans à droite et à gauche, à l’état-major de l’armée et à la Confédération générale du travail. En revanche, des hommes venus de tous les points de l’horizon politique s’accordent pour préparer un rapprochement franco-allemand. Et chacun de ces deux partis, où figurent des personnages de premier plan, considère que l’autre mène le pays à la guerre et à la ruine.
Non, mon jeune contradicteur ne fera pas croire à personne qu’une science aussi conjecturale que la politique puisse justifier des moyens coupables, par la prévision assurée de leurs conséquences, sur lesquelles aucun augure ne s’accorde. La sagesse est de s’en tenir, sur le plan international, aux règles de l’honnêteté qui gouvernent les particuliers respect des contrats, religion de la parole donnée.
Que M. Thierry Maulnier ne me prête surtout pas l’absurde opinion qu’il n’existe aucune différence entre les lois dont dépend la vie intérieure des individus et celles qui intéressent les nations. Evidemment, un homme est libre de se sacrifier, de choisir pour lui-même le renoncement; pour lui-même, mais non pour la collectivité à laquelle il appartient. Ici, le devoir du mystique le plus détaché est de se dévouer à la grandeur de son pays, dans les limites du droit, selon l’exemple du père de Foucauld.
Ces limites, qui les fixera? Il va sans dire que la morale politique, tout comme la morale individuelle, soulève des cas de conscience. Il n’existe pas de morale sans casuistique; nous en laissons le bénéfice à l’Italie et M. Thierry Maulnier ne m’embarrasse nullement lorsqu’il évoque le souvenir des Croisades. A l’entendre, une Société des nations médiévale eût, de toute évidence, soutenu les Sarrasins contre les libérateurs du Saint Sépulcre clairement irréfutablement agresseurs. Cela n’est pas évident: les invasions de l’Islam, la menace qu’il faisait peser, depuis des siècles, sur la chrétienté, légitimaient sans doute une défense active. Il n’est pas besoin d’être grand clerc pour fixer l’époque où l’entreprise dévia et ne fut plus moralement défendable.
M. Thierry Maulnier considère comme des ennemis de la civilisation ceux qui luttent pour la sauvegarde des principes essentiels qui l’ont fondée. Comment ne voit-il pas que “ce monde de forces combattantes, et d’opposition de forces, et de prévisions, et d’ajustements, et de vues lointaines, et de moyens appropriés qu’est la politique” deviendrait vite une jungle si n’y était maintenu le respect de la signature et de la parole donnée?
Le reproche qu’il adresse aux catholiques français d’avoir, par leur manifeste, desservi la civilisation d’Occident, ne les atteint pas. Ils ont conscience d’avoir accompli un acte dont la portée les dépasse. Si à d’autres moments de l’histoire contemporaine leurs pères avaient suffisamment sauvegardé ce principe de justice qui, pour eux, n’est pas une abstraction, mais Quelqu’un; s’ils avaient été assez nombreux pour le maintenir au-dessus des remous politiques et des passions, peut-être beaucoup d’épreuves eussent-elles été épargnées à l’Eglise et à la France. Nous aussi, nous croyons aux leçons de l’Histoire.

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