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Réflexions au Cayla

GALLICA_Le Temps_1937_09_23.pdf

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Le jour où nous avons inauguré le musée du Cayla, je me souvenais de ce qu’a écrit Maurice de Guérin: “Vous savez, mon ami, le charme des pas qu’on mène sur des traces bien-aimées…” Ce sont de ces traces-là que nous y cherchions, –traces à demi effacées dans le château même où le dernier habitant a laissé presque partout une empreinte qui ne charme guère. Mais dans la cuisine basse et sombre, avec son “potager” à l’ancienne mode, je croyais voir Eugénie de Guérin tendre encore ses petites mains patriciennes, usées par les besognes, vers l’âtre ténébreux d’une suie sacrée, dans il semble qu’aucun feu ne pourra plus jamais illuminer la nuit.
Dès la terrasse, les vivants sont vaincus par les morts. Ici, en dépit d’un escalier qui n’existait pas au temps du frère et de la sœur, je pénètre dans leur empire indestructible. Mes mains se posent sur la pierre qu’ils ont touchée, et une phrase du Cahier vert me revient en mémoire: “Je me suis souvenu que dans mon enfance j’aimais à m’asseoir à la même heure sur le parapet de la terrasse du Cayla et à regarder passer les oiseaux qui s’en allaient chercher un gîte pour la nuit”.
Ce pays sauvage n’a pas changé depuis qu’Eugénie écrivait que tel point de l’horizon lui demeurait cher pour avoir retenu l’attention de Maurice. Alors que dans les landes girondines les coupes de pins détruisent et renouvellent le paysage et que je n’y puis retrouver presque aucune de mes promenades d’autrefois, la campagne du Cayla échappe à la puissance dévoratrice du temps: Maurice de Guérin aimait en elle par-dessus tout cette immobilité, cette structure fixée dès le commencement des âges.
Dans la garenne où nous étions assis, très loin au-dessus de la foule et des harangues, les branches des chênes échangeaient des signes et leur murmure épousait le silence. Ils poursuivaient sous les nuages rapides ce chuchotement dont Maurice de Guérin a pénétré le sens éternel.
Et moi-même, je m’efforçais d’entendre leur leçon. Les hommes de ma génération commencent à discerner le rôle que chacun d’eux avait à tenir en ce monde. Ce fut la mission de Paul Morand de dépenser les ressources d’un talent incomparable et les plus beaux dons de l’imagination et du style pour élever sur un autel, pour dresser en pleine lumière l’idole dont le culte nous a tous avilis: la Vitesse, –l’horrible Vitesse plus redoutable que cette Bêtise au front de taureau qui faisait peur à Baudelaire, –la déesse à gueule de capot qui crève les paysages sans les voir, et qui enseigne à l’homme d’aujourd’hui la fuite devant soi-même, si j’ose dire, et le mépris de tout ce qui constitue sa véritable dignité. Pauvres enfants qui en sont venus à croire que la supériorité d’une race s’exprime dans des “records”!
L’humanité saura un jour, si elle s’arrête assez à temps dans sa chute pour sauvegarder un reste de mémoire, de quelle régression effroyable le culte de la Vitesse dut le signe. S’il était né à l’époque où les garçons brulent les routes, survolent les continents et les mers, Maurice de Guérin serait-il devenu ce jeune dieu immobile au point que non seulement les canards sauvages le frôlaient de leur aile sifflante, mais que les vagues et les nuées entraient en lui, s’y engouffraient comme des bêtes dans me le piège? Heureux ceux qui sont lents, parce qu’ils possèdent la terre.
Dans une de ses chroniques datées de Salzbourg, Paul Morand, à toutes les raisons qu’il nous donnait de son admiration pour Toscanini, ajoutait celle-ci: que Toscanini communique à ce qu’il dirige cette vitesse même dont notre ami se glorifie d’avoir imposé le rythme à sa propre vie… Et il nous décrivait les autres chefs d’orchestre, en une sorte de course un peu comique, s’épuisant à rejoindre l’as des as. Mais le mérite essentiel de Toscanini réside, croyons-nous, dans sa fidélité à la lettre des chefs-d’œuvre, et dans ce pouvoir qu’il détient de nous restituer leur fraîcheur originelle; je doute fort qu’il ait jamais pressé le mouvement au delà de ce qu’exige la partition. Il est cependant très vrai que, pour moi du moins, l’œuvre qu’il dirige s’éploie, rapide, dans l’espace sans me pénétrer et sans que je la pénètre, alors que Bruno Walter m’ouvre lentement le cœur de Mozart, et que Furtwængler me jette d’une seule poussée et me retient dans le brasier de Tristan. Que ne suis-je assez musicien pour m’expliquer à moi-même ce que j’éprouve! L’avance en profondeur des génies immobiles, voilà le thème de ma méditation au Cayla et que je propose aux jeunes hommes qui y viendront après moi suivre une trace bien-aimée.
Et sans doute Maurice a écrit: “Le courant des voyages est bien doux… oh! qui m’exposera sur ce Nil?” Mais cette image même évoque un immobile recueillement. C’est au plus profond de son être que règne l’agitation de la vie et son tumulte: “Ma vie intérieure ressemble assez à ce cercle de l’enfer de Dante où une foule d’âmes se précipitent à la suite d’un étendard emporté rapidement…” En revanche, la plupart des adorateurs de la Vitesse attendent et trop souvent obtiennent de leur déesse, l’engourdissement, la stagnation de l’âme, et cette stupidité qui n’est même pas stupeur.
Seuls les héros y échappent sûrement, j’imagine, ceux de l’air surtout, chez qui le risque recherché, la mort méprisée à chaque seconde tiennent l’âme en éveil, aiguisent les plus hautes facultés de l’esprit. Existe-t-il des admirateurs de Guérin, parmi ces hommes dont les moteurs violent le silence des espaces infinis? En descendant d’un avion, qu’aurait pensé Maurice? Peut-être n’aurait-il pas eu le sentiment de s’être rapproché des constellations, lui qui savait qu’on ne les atteint que par les routes intérieures, et que les mondes se lèvent et se couchent au-dedans de nous.

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