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Le Roman bourgeois

MICMAU_L'echo de Paris_1932_10_08.pdf

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Un auteur attache du prix aux critiques qui éveillent en lui un doute, une inquiétude, parce qu’il les sent désintéressées; mais tout ce que dicte avec évidence l'esprit de parti lui est indifférent. Depuis des années, dans les feuilles d'extrême-gauche, c'est le lieu commun le plus rebattu que d'en appeler au témoignage des romanciers bourgeois, pour prouver que la bourgeoisie française est pourrie. En ce qui me concerne, il ne me souvient pas d'avoir écrit un seul livre qui n'ait inspiré à un rédacteur de Monde ou d' Europe, ou de quelque autre revue rouge, un facile développement sur ce thème: en décrivant les tares de notre “caste”, nous fournissons à ces adversaires leurs meilleures armes.
Il est pourtant une très simple question que ces messieurs n'ont jamais l'idée de se poser: “Est-il, dans nos ouvrages, un seul drame bourgeois qu'un romancier “populiste” ne pourrait transposer dans le peuple?” Par exemple, le sujet de mon dernier roman: le Nœud de vipères, qui met aux prises un père de famille et ses enfants, est-il particulier à une classe? Il faudrait, pour le prétendre, une incroyable ignorance des mœurs paysannes, ou une forte dose d'hypocrisie. Qu'on m'entende bien: Dieu me garde de soutenir que les “nœuds de vipères” sont communément répandus dans toutes les classes de la société française; mais il me semble évident que ces sortes de haines sévissent dans les milieux les plus divers. Les passions qui séparent les époux, qui bouleversent les familles, tiennent à notre humanité, à notre chair même, et non à la place que nous occupons dans la hiérarchie sociale.
Ce n'est point par le fond, que le drame diffère de classe à classe, mais par ses modalités. Dans la bourgeoisie, il arrive que certains freins jouent encore, qui retardent les péripéties, font rebondir l'action, la compliquent à plaisir, pour le romancier. A d'autres étages de la société, où presque aucune tradition ne subsiste, la passion, au contraire, n'est plus contenue, ne se heurte à rien et va droit son chemin pour s'assouvir. De ce point de vue, peut-être pourrait-on soutenir que la société bourgeoise et provinciale offre plus de ressources aux romanciers que la classe ouvrière ou que la clientèle des palaces. Mais cela serait vrai pour certains écrivains et faux pour d’autres: la plupart des romanciers ne choisissent pas leur terrain, ils sont nés sur le champ qu'ils doivent prospecter et ils y oui poussé de profondes racines.
La vérité humaine que c'est notre fonction de rechercher et, s'il plait à Dieu, de découvrir, se trouve indifféremment contenue dans tous les hommes. Il faut la comparer à ces filons qui circulent dans les entrailles du sol, eu dépit des frontières politiques; de même, il existe dans le monde une réserve immense de passions, un océan souterrain que les barrières superficielles des classes sociales ne délimitent pas.
“Pourriture bourgeoise”, s'obstinent- ils à répéter. Mais s'il y a quelque chose de pourri dans la bourgeoisie, vous pouvez être assuré qu'il y a également quelque chose de pourri dans l'aristocratie et dans le peuple. Nous, chrétiens, qui savons que la nature est corrompue, –disons plutôt: blessée, pour n'être pas suspects de jansénisme,– nous ne sommes point si naïfs que de croire que la pourriture est le privilège des bourgeois. Mais même parmi les romanciers qui ne savent plus leur catéchisme, en existe-t-il un seul pour soutenir que l'étude du cœur humain lui fournirait des sujets plus édifiants, s'il choisissait ses héros dans la corporation des terrassiers ou dans celle des électriciens, plutôt que dans le faubourg Saint-Germain, ou chez les jeunes bourgeois échauffés d’Europe et de Monde?
Je me sentirais beaucoup moins sûr de mon fait si, au lieu de parler des passions (qui est l'étude habituelle des romanciers), il s'agissait ici de vertus: la pratique du bien en général, se ressemble d’un milieu à un autre; il existe, tout de même, certaines qualités qui sont plus proprement populaires: par exemple, le sens de l'entraide, cette charité quotidienne de porte à porte, tellement répandue parmi les plus pauvres, que ceux chez qui nous l’admirons ne songeraient même pas à s’en glorifier, –comme elle semble inconnue des bourgeois, repliés sur eux-mêmes, hérissés de défenses, capables de vivre vingt-ans dans une maison, sans connaître aucun des locataires qui l’habitent!
Il y a aussi cette vertu du travail… Sans doute, personne aujourd’hui n’en est plus à opposer le travail des mains à celui de l’esprit; et l'on sait que les Soviets, eux-mêmes, placent très haut les techniciens et utilisent jusqu'à l'espèce de gens la plus inutile: les romanciers! Il n'empêche que nous ne saurions trop méditer ce qu'écrivait d'une trappe le Père de Foucauld, occupé à la moisson: “Ce travail, plus pénible qu'on ne pense quand on ne l'a jamais fait, donne une telle compassion pour les pauvres, une telle charité pour les ouvriers, les laboureurs! On sent si bien le prix d'un morceau de pain, quand on voit par soi-même combien il coûte de peine pour le produire! On a tant de pitié pour tout ce qui travaille, quand on partage ces travaux!”
Oui, il y a une sainteté dans ce travail du corps assigné à toute la race humaine, depuis la chute. Et une égale bénédiction n'est peut-être pas attachée au pain, même quand nous l'avons gagné, si ce n'est pas à la sueur de notre front.
Mais ceci dit, nous soutenons que, comme il existe des vertus populaires, il existe aussi des vertus proprement bourgeoises, des vertus familiales... Ici, les adversaires ont beau jeu pour nous interrompre et pour nous demander compte de tous les drames de famille, souvent horribles, dans lesquels il semble que nous nous complaisions. Il est trop vrai que le romancier vit de conflits, qu'il les cherche partout. Or, la famille représente la première barrière à laquelle se heurte l’instinct individuel. La passion de l’homme et celle de la femme se cabrent sous ce joug. Nous n'avons pour ainsi dire pas le choix; c'est le sujet qui d'abord s'impose à nous. Mais reconnaissons qu'ainsi faisant, nous allons au plus facile, nous cédons à une facilité. S'il n'est pas vrai de dire que l'on compose toujours de mauvaise littérature avec les bons sentiments, il est certain qu'en général, les excès de la passion nous paraissent plus aisés à rendre que les victoires de la sainteté. Seul ou presque, René Bazin aura tenu cette gageure de demeurer jusqu'à sa mort le romancier des âmes, au sens le plus purement chrétien, et pourtant de laisser une œuvre d'une grande valeur humaine.
A qui se penche sur la famille, ce qui d’abord saute aux yeux, ce sont des rivalités, des haines parfois, –tous les menus drames de la jalousie, et surtout l'amour de l'argent, cette avarice qui, sous ses formes bénignes, arrive à se déguiser en vertu: l'économie, l'épargne... Mais, profondément, il existe, dans ces familles, surtout chez les femmes, un trésor de vertus cachées, souvent héroïques, –et plus profondément encore, un mystère d'amour très secret, qui me parait presque inexprimable. Au vrai, seuls les très grands l'ont exprimé (je pense à la famille Rostow dans Guerre et Paix). Qui de nous a écrit le roman normal de la mère et du fils (ma Genitrix est un monstre; que c'est simple de peindre les monstres!). Qui, surtout, a écrit le roman de la sœur et du frère? –du frère et du frère?
Amour maternel, amour fraternel... La famille s'oppose d'abord à nous comme un roc aux dures arêtes. Mais qui saurait creuser assez loin atteindrait peut-être ces nappes profondes qu'elle recouvre. Nous croyons que les romanciers bourgeois souvent témoignent en sa faveur, même dans leurs études les plus implacables. Les reptiles que j'ai décrits dans le Nœud de vipères grouillent à la surface de certains cœurs, mais ils ne sont pas ces cœurs eux-mêmes; et tout le livre, que quelques critiques d'extrême-gauche ont feint de ne pas comprendre, tend à rendre visible, au delà de ce grouillement, une âme créée à l'image de Dieu.
Dans cet automne adorable, à la même table où l'an dernier j'achevais ce cruel ouvrage, j'écris le dernier chapitre d'un nouveau récit que, par opposition au Nœud de Vipères, j'eusse voulu appeler le Nid de Colombes, si Catherine Mansfield n'avait déjà pris ce titre. Mais en voulant peindre le mystère d'amour d'une bonne famille de chez nous, j'ai senti, à chaque instant, l'objet que je poursuivais se dérober sous ma main, et fuir entré mes doigts cette eau toute pure que je voulais capter.

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