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Sincérité

MICMAU_L'echo de Paris_1933_06_03.pdf

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Aussi méchant que soit le monde, il fait très vite confiance à ceux qui, d’un certain accent, lui parlent de “l’unique nécessaire”. Tels sujets qu’on pourrait croire indifférents au plus grand nombre, dans une société devenue païenne, éveillent, au contraire, l’intérêt et la sympathie. Impossible d’écrire les mots qui rendent un ton chrétien, sans que des inconnus se rapprochent –comme lorsque nous agitions l'avoine dans le crible et, du fond de la prairie, les chevaux galopaient vers nous.
Certaines paroles ont gardé tout leur pouvoir sur l'humanité affamée. Après un demi-siècle d'effort, la foi d'un peuple peut être en partie détruite; non l'espérance qui est indestructible. Quel écrivain traça jamais le Nom qui est au-dessus de tout nom et ne bénéficia pas de la tendresse que ces deux syllabes éveillent dans les cœurs les plus durs? “Vous serez en haine à tous à cause de mon nom” –c'est la promesse que le Christ fit à ses vrais disciples; mais l'homme de lettres chrétien, lui, bien loin de s'attirer la moindre haine, apparaît, à la plupart des hommes qui le lisent, dans le rayonnement de son Maître.
Si les philosophes de ce temps, à qui seule importe la recherche de la vérité, et qui ne se plaisent que dans cette recherche, méprisent les chrétiens de prétendre l'avoir découverte, il n'en va pas ainsi des cœurs simples et droits de tous les partis: ceux-là, lorsque nous leur affirmons que la vérité existe et qu'elle est Quelqu'un, respectent en nous leur foi perdue, et ce mystérieux bonheur auquel beaucoup ne renoncent qu’en soupirant.
Un homme, qui assure que la paix est au dedans de lui, de quel regard l'observent souvent les cœurs pleins d'inquiétude et de trouble! Car ceux qui croient n’avoir plus d’espérance n’ont presque jamais perdu toute espérance: et pour eux, sans qu’ils se l’avouent, un chrétien représente une possibilité de guérison, de pardon, d’ennoblissement; une renaissance éventuelle, une chance d’être purifié, dans un monde qu’ils imaginent soudain (quelle merveille!) tout pénétré, tout brûlant de grâce; un monde où l’amour s’est fait chair.
Mais quel péril pour l’écrivain croyant que cette facilité qu'il a de rendre le lecteur attentif et grave! L'idée qu'on se fait de lui, d’après certains moments de sa vie exprimés dans certaines œuvres, correspond-elle à ce qu'il est en réalité? Le monde, qui juge les autres hommes par ce qu’ils ont de pire, accorde souvent à l'artiste chrétien l'étrange faveur de ne voir en lui que les sommets; il suit la ligne de faîte de cette destinée; il s’en tient à ces grandes affirmations, à ces témoignages solennels de quelques livres et de quelques articles. Faire sans cesse le point, sans cesse mesurer cet écart entre l’image que nos lecteurs se font de nous et ce que nous sommes réellement, tel doit être notre souci constant, –si du moins nous appartenons à la race de ceux qui ont la terreur de n’être pas sincères. Par là, l'écrivain rejoint la grande tradition humaniste, celle de Montaigne; il s’agit, comme pour Montaigne, de se voir d’aussi près que possible; mais non, à son exemple, pour jouir de soi: notre but, c’est de nous garder d’un péril redoutable, –le plus grand des périls; car nous pouvons glisser, à notre insu, vers ce qui nous fait le plus horreur: un écrivain qui n’éprouve pas tout à fait les sentiments dont il témoigne en public, sans doute n’est-il pas encore un Tartufe; mais il a déjà fait quelques pas dans la direction de Tartufe.
Le libertin, sous les plumes de l’âge, fait horreur. Il faut oser regarder en face le monstre, aussi éloigné de nous qu’il apparaisse. Mais ne tenons pas un rôle, nous ne prenons pas une attitude. Nous ne devons rien écrire qui n’exprime notre secrète vie… Oui, une vie: mais n’est-ce pas dire: ce qui s’écoule, ce qui change? Alors que les œuvres jaillies du plus intime de nous-même nous fixent, nous immobilisent, aux yeux du lecteur, dans des sentiments extrêmes de joie, de ferveur, notre âme continue de vivre, elle bouge, elle ne ressemble plus tout à fait, ni à chaque instant, à ces reflets d’elle-même que sont nos écrits.
A ces moments-là, les doit-elle renier par scrupule de sincérité? Parce qu’elle a un peu dérivé, doit-elle en faire état pour confesser qu’elle n’est plus exactement aujourd’hui ce qu’elle fut hier? Nous pensons au contraire que son exigeante sincérité ne laisse aucune autre issue à cette âme que de redevenir telle que dans ses plus hauts moments; elle l'oblige à un effort, peut-être héroïque, pour rentrer dans les sentiments qu'expriment ses paroles et ses écrits. Si des grâces de lumière nous sont accordées, à certaines heures de notre vie, ce n'est pas pour que nous les épuisions d’un coup, mais pour que nous nous les rappelions aux instants de trouble, d'incertitude, –à l'heure des ténèbres.
Au vrai, gardons-nous de prêter, en nous, trop d'attention à ces apparentes intermittences de la foi, de l'espérance et de l'amour. C'est une facilité pour déchoir que certains se donnent, lorsque, sous le prétexte de sincérité envers soi-même, ils épousent, si l'on peut dire, leur propre changement, et, chaque jour, détruisent l'image que la veille ils se faisaient d'eux-mêmes.
Peut-être, d'ailleurs, trop d'hommes d'aujourd'hui, hantés par la notion de durée, ont-ils perdu conscience de leur moi fondamental, de cette part d'eux-mêmes où, en dépit de leur ondoiement et de leur diversité, se fonde l'unité de leur être, –et qui fait d'eux une personne autonome, différente de toutes les autres. Arrivé à ce tournant de ma vie, et jetant un regard sur ce long ruban de route à travers mon passé, c'est toujours moi-même que j'y vois: cet enfant, c'est moi; cet adolescent, ce jeune homme, avance, la tête baissée, inquiet des mêmes problèmes, proie du même bonheur, du même tourment. C'est bien moins mon évolution qui me frappe, que ma fixité. Et de même, chez mes camarades. Ce que la plupart des hommes prennent en eux pour un courant, pour un perpétuel écoulement d'étals de conscience, ce ne sont que remous autour des mêmes obstacles avoués ou secrets, connus ou ignorés d'eux-mêmes. Un jeune écrivain a eu, ces temps-ci, la patience de chercher, dans la collection d'une revue d’étudiants, les articles et les notes que j’y publiai lorsque j’avais son âge, et il a beau jeu pour montrer que l’essentiel de mon œuvre tient dans ces balbutiements.
Oui, notre âme nous est donnée dès le départ; notre âme tout entière, qui échappe à la durée, parce que cette immortelle n’appartient pas au temps. Que ferons-nous de ce dépôt? Créer sa propre destinée ou la subir, rester le maître ou devenir esclave, ce choix dépend de notre vouloir, selon que nous saurons démêler en nous, et mettre au-dessus de tous les autres, cet instinct de l'âme, cet immuable désir de Dieu qui, à travers les fourrés d'ajoncs et de ronces, nous mènera jusqu'à l'eau vive.
Prendre le parti de son âme, c’est cela qui dépend de la volonté libre. Dès qu'un homme y consent, toutes ses fatalités fléchissent, et les passions vaincues, dépouillées de leur masque et de leur couteau, collaborent, elles aussi, au triomphe spirituel.
Comme il est vrai que la vérité nous rend libres! C’est le miracle des miracles: la Grâce a vaincu la Nécessité. Dans certains hommes, elle change jusqu'aux traits du visage: des yeux naguère petits et troublés s'ouvrent largement et s'emplissent de lumière; tel qui avait un affreux rire éclate soudain d'un rire clair et pur.
Echec? Réussite? Pour chacun de nous, la partie sera gagnée ou perdue, selon que nous aurons pris parti pour ou contre cette âme qui nous sera redemandée, –selon ce que nous aurons fait d'elle durant cette brève traversée d'un monde où il faut la porter; la garder intacte, la sauver à travers tant de flammes!
Pèlerin qui connaît le but où tend son amour, lui qui sait vers quelle Jérusalem il se hâte ou se traine, dans la joie ou dans les larmes, dans la paix ou dans l'angoisse, le chrétien le plus faible et le plus démuni se considère comme une créature toujours en marche, jusqu’à son dernier souffle: ce jour-là, –mais ce jour-là seulement, –on pourra dire de lui qu’il est un homme arrivé.

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