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Un romancier : Abel Hermant

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Nous ne sommes point si riches que nous puissions parler sans déférence d'un des plus intelligents parmi nos romanciers, et qui est aussi, le plus fécond. A vrai dire, sa fécondité n'est pas ce dont il convient de le louer d'abord, et pour son intelligence, nous verrons qu'elle est peu propre à concevoir divers ordres de beauté. Mais, outre qu'il suffirait à la gloire d'un écrivain de laisser des romans comme La confession d'un enfant d'hier et D'un homme d'aujourd'hui, et surtout comme la série des Courpières, les plus faibles ouvrages de M. Abel Hermant, jamais insignifiants, nous intéressent par leurs défauts mêmes. Plus que les réussites d'un sot, les erreurs d'un esprit de cette qualité sont propres à nous instruire dans notre métier. Enfin l'auteur de L'Aube ardente nous aide à nous mieux-connaître par opposition ; il est différent de nous et le sent si vivement que c'est tout le sujet de sa fameuse trilogie, différence qui, de notre part, ne saurait signifier hostilité ; et n'est-ce point déjà le signe d'une vive sympathie intellectuelle que son œuvre entière nous soit connue ?
Dès la couverture, un titre nous arrête : Mémoires pour servir à l'histoire de la Société. Il a si bien réussi à Balzac d'imposer à son œuvre immense, en l'appelant Comédie humaine, une apparente unité, que la plupart des romanciers venus après lui ont voulu aussi qu'un même fil unît leurs perles. Mais, les historiens futurs de la société auraient tort de se fier aux mémoires de M. Abel-Hermant. Ce n'est point ici une critique, même en ce qui concerne les mœurs, on ne saurait exiger de l'œuvre romanesque une valeur historique ; elle peut la posséder par surcroît, elle peut aussi n'y pas prétendre. Si un roman, selon le mot tant rabâché de Saint-Réal, est un miroir promené sur une grande route, celui de l'auteur de Çourpières est un miroir déformant. C’est que cet écrivain ne porte pas dans l'observation du monde le goût joyeux, l'appétit, la fringale de Marcel Proust, qui, lui, nous laisse de la société une peinture terrible mais exacte parce qu'il l’a aimée jusque dans ses verrues, dans ses ulcères et dans ses sanies, et qu'il fut dépourvu autant qu'il se peut du sens de l'indignation. Au contraire, M. Abel Hermant, si nous en jugeons par ses ouvrages, garde dans le monde l'âme irritée d'un normalien. Lui, qui signa tant de romans légers pour La Vie parisienne, est, au vrai, un moraliste comme le devait être le jeune Arouet lorsque le bâtonnaient les laquais du Chevalier de Rohan. Ce ne sont point les épaules mais les nerfs de M. Abel Hermant, qui reçoivent du monde plus de coups qu'ils n'en peuvent souffrir. Il est tout à fait ce qui, du temps de Dreyfus, s'appelait un intellectuel. A chaque page de son œuvre, il affirme implicitement la suprématie de l'esprit sur la naissance. Et tandis qu'au seul nom de Guermantes, Proust s'enchantait de tout ce que ces syllabes contenaient pour lui d'histoire, d'amours illustres et des paysages familiers de la vieille France, au seul nom de Çourpières M. Abel Hermant a la vision de cette haute société hypocrite dont les usages ne sont point fort différents de ceux des boulevards extérieurs. Dans les volumes de Courpières, où le ton d'ironie est soutenu jusqu'au bout, et où le conteur ne cesse de feindre d'aimer son héros, on sent rôder, comme ces orages qui grondent tout le jour et qui n'éclatent pas, l’indignation, la haine et le mépris. Et si; cette sorte de rage froide, de fureur bridée assure à ses récits leur ton inimitable, elle l’oblige aussi d'appuyer sur le trait : l’œuvre d'Abel Hermant mériterait que Sem et Forain l'illustrassent. Au contraire, à la curiosité passionnée et sans fiel de Proust, nous devons des portraits qui, pour n'être pas des réquisitoires, n'en accablent que plus les originaux. Il serait curieux de comparer le personnel des Ambassades, qui est le jeu de massacre de M. Abel Hermant dans La Carrière, à ce Norpois, à la fois si fin et si obtus, si disert et si raseur, sans vraie culture mais possédant un usage immense du monde et dont Marcel Proust a enregistré, avec une curiosité insatiable et patiente, les discours pompeux, pleins de fausse finesse, et dont il a su fixer le style inimitable de vieille Chancellerie. Ici là différence entre les deux arts est, surtout sensible et c'est d’abord une différence d'attitudes : la vie de Çourpières n'est pas écrite par un témoin mais par un juge hostile. L'œuvre de Proust au contraire est tout entière un témoignage d'autant plus terrible qu'il n’a point souhaité de l'être.
Qu'il est périlleux pour un romancier vouloir être un mémorialiste ! D'abord, il risque d'observer son temps de trop près – et comme à la loupe – de grossir l'anecdote. Aussi M. Abel Hermant a-t-il quelquefois bâclé son ouvrage et dicté trois cents pages hâtives autour du scandale de l'avant-veille. "Si pour peindre le monde, disait, Goethe, j'avais attendu que je connusse, ma peinture serait devenu un persiflage." Quand parut Les Grands Bourgeois, il y a quelque quinze ans, ce livre était à mourir de rire. Aujourd'hui certaines pages d'une verve et d'une malice aiguë y séduisent encore, mais des plans entiers de l'œuvre s'effondrent : nous n'en comprenons pas plus les allusions que si on reprenait devant nous la revue de Rip de cette année-là. L'autre danger qui guette le romancier-moraliste ce sont les clés. Non que le roman à clé soit, par définition, condamnable ; si les personnages vivent de leur vie propre, il est indifférent que le lecteur y puisse inscrire des noms connus. Et par exemple il nous suffit que Courpières existe en soi. Quel est le personnage du monde romanesque dont on ne retrouverait dans la réalité les éléments épars ? L'essentiel est que ce héros vive de sa propre vie, qu'il soit un, détaché du reste, irremplaçable. M. Abel Hermant y a réussi plusieurs fois et quelquefois il y a échoué parce qu'il aime trop jouer à "croquer" les gens qu'il connaît. Mais alors il faudrait franchement donner ces croquis pour ce qu'ils sont et sans vouloir qu'ils fussent à la fois ressemblants au modèle et différents de lui, qu'ils soient lui et qu'ils soient un autre. Sur ce point, Courpières est une de ses réussites, comme La Discorde est un de ses échecs. Dans ce dernier livre, il n'est pas un personnage dont, le modèle ne demeure présent à l'esprit du lecteur et ne l'embarrasse. C'est un album de photographies retouchées. Le jeu consiste à peindre des gens en vedette et à brouiller leurs états-civils, à donner par exemple à Marcelin Berthelot une fille qui est Mme de Noailles, jeu amusant, irritant, qui n'atteint qu'à l'artifice ; et nous comprenons pourquoi Gœthe ne croit pas nécessaire de connaître le monde pour le peindre. Le mieux sans doute serait de le connaître d'abord, puis de l'oublier, afin de le réinventer. Proust a été aidé en cela par le bon usage des maladies. Plus "mondain" que M. Abel Hermant, il eût été plus que lui exposé à l'inconvénient de vivre trop près de ses modèles. Mais 1a maladie, en le retirant du monde, le plaça à la distance qu'il fallait, et qu'il en ait eu conscience dès sa jeunesse, ceci en témoigne que je lis dans la préface de Les Plaisirs et les Jours : "Quand j'étais tout enfant, le sort d'aucun personnage de l'Histoire Sainte ne me semblait aussi misérable que celui de Noé, à cause du Déluge qui le tint enfermé dans l'arche pendant quarante jours. Plus tard; Je fus souvent malade, et pendant de longs jours je dus rester aussi dans « l'arche ». Je compris alors que jamais Noé ne put si bien voir le monde que de l'arche, malgré qu'elle fût close et qu'il fît nuit sur la terre."
Trop mêlé au monde, M. Abel Hermant, dans la moins bonne partie de son œuvre, semble gêné par les couples des danseurs de fox-trot qui lui cachent le réel. Ce contact excite sa moquerie féroce, un ricanement perpétuel, et c'est pourquoi des lecteurs superficiels ont pu le croire insensible. Il ne nous donne de larmes qu'à force de nous secouer d'un rire nerveux et méchant. Il règne sur son œuvre une accablante atmosphère où l'orage n'éclate pas, où la lourde pluie que nous souhaiterions jamais ne tombe. Ses meilleurs livres ressemblent à ces salons où l'on étouffe parce que dans un trop petit espace trop, de douteuses figures sont réunies. Chacune des personnes présentes est du monde ; on les a vues dans d'autres maisons ; mais elles y étaient noyées au milieu des gens avouables, leur concentration fait peur : on attend le commissaire de police. Longtemps j'ai imaginé Abel Hermant tel qu'un physiologiste un peu sorcier qui, dans son laboratoire, pratiquerait, sur les grenouilles et les cobayes, l'ablation du cœur sans détruire leur vie. Ainsi trop de ses personnages marchent, agissent, parlent, mais dans leur poitrine rien ne bat. Et certes il faut bien du talent pour nous induire à aimer ces fantoches des trains de luxe et des Palaces qui datent déjà depuis que Morand en invente d'autres. "Il ne faut pas moins de capacité pour aller jusqu'au néant que jusqu'au tout" a dit Pascal. M. Abel Hermant est parfois un admirable peintre de néant.
Mais ne nous fions pas à ces apparences. Il a fallu l'approche de la guerre, ce tremblement de terre qui fendit les tombes scellées, pour que M. Abel Hermant nous livrât le fond de son être. Rien mieux que dans ses premières confessions, c'est dans L'Aube ardente, dans La Journée brève, dans Le Crépuscule tragique, que nous apprenons à connaître la passion de ce persifleur. Nous découvrons enfin l'Athénien, et qui ne croit qu'à sa raison. Le culte des idées, la camaraderie, les échanges intellectuels, l'amitié virile, voilà ce qu'il découvrit à l'aube de sa vie dans Oxford, vivante Athènes. Et au crépuscule tragique, c'est Athènes encore et sa brise modérée dans les grands platanes, les adolescents de Platon de qui lllisus baigne les pieds nus, c'est cette beauté qu'il oppose à ceux d'entre nous dont l'intelligence et le cœur cherchent, l'Etre au-delà des apparences. Nous ne saurions ici entrer dans ce grand débat. Comme Pallas qu'adora Renan, M. Abel Hermant est peu propre à concevoir divers ordres de beauté, d'autant que l'hellénisme en lui n'est point tout pur : Nietzsche lui a donné de sa fièvre et Walt Whitman de son obsession charnelle. Et c'est pourquoi lorsqu'il veut peindre en toute bonne foi un jeune homme de la race spirituelle d'Ernest Psichari, il témoigne d'une merveilleuse incompréhension. Obstiné à ne plus voir dans notre génération que le gladiateur mourant, il se persuade que c'est aux pères païens à recueillir le flambeau des mains de leurs fils blessés, affaiblis et mystiques. Bien que cette vue nous apparaisse fort arbitraire, nous nous retenons de sourire : M. Abel Hermant nous plaît mieux ainsi : grave enfin, tout brûlant de passion, de ferveur intellectuelle. Du style de cet humaniste nous croyons superflu de rien dire ici. L'Académie ne saurait longtemps bouder un écrivain qui, au même titre qu'Anatole France, mérite d'être aimé comme le dernier classique.

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