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Le Romancier et ses Personnages

Conferencia_1932_08_20.pdf

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M. François Mauriac, souffrant, avait prié son ami, M. Robert Vallery-Radot, de lire la belle conférence heureusement écrite et que médecin et chirurgien lui interdisaient de prononcer. Le lecteur s'acquitta de cette tâche délicate avec infiniment de talent. Voici le préambule applaudi par lequel il excusa l'auteur.

Mesdames, Messieurs,

Mon ami François Mauriac, retenu à la clinique par une opération qui, heureusement, a parfaitement réussi, m'a confié le périlleux honneur de lire la conférence qu'il devait aujourd'hui prononcer devant vous. Excusez-moi si je n'arrive pas à vous rendre fidèlement, en toutes ses nuances, cette exquise musique de chambre que compose toute page de l'éminent écrivain que vous aimez et qu'annonçait déjà Barrès, dès le naïf concert des Mains Jointes. Il est si difficile de transmettre, sans les trahir, en plein jour, devant un grand public, les confidences modulées à mi-voix dans une pénombre lumineuse que parfument l'encens des pins landais et la sombre odeur entêtante des pressoirs girondins, et cette ironie tendre et cruelle en même temps, et que transfigure de plus en plus la paix chrétienne enfin conquise. Hélas! le chant d'Ariel enflé par la trompe d'un haut-parleur, quelle pitié!
Aussi, vous demanderai-je très simplement de suppléer, par votre dilection pour le mélodieux absent, à la trop imparfaite traduction que je dois vous donner de son art. (Applaudissements.)

ROBERT VALLERY-RADOT


L'HUMILITÉ[1] n'est pas la vertu dominante des romanciers. Ils ne craignent pas de prétendre au titre de créateurs. Des créateurs! les émules de Dieu!
A la vérité, ils en sont les singes.
Les personnages qu'ils inventent ne sont nullement créés, si la création consiste à faire quelque chose de rien. Nos prétendues créatures sont formées d'éléments pris au réel; nous combinons, avec plus ou moins d'adresse, ce que nous fournissent l'observation des autres hommes et la connaissance que nous avons de nous-mêmes. Les héros de romans naissent du mariage que le romancier contracte avec la réalité.
Dans les fruits de cette union, il est périlleux de prétendre délimiter ce qui appartient en propre à l'écrivain, ce qu'il y retrouve de lui-même et ce que l'extérieur lui a fourni. En tout cas, chaque romancier ne peut, sur ce sujet, ne parler que de soi, et les observations auxquelles je vais me risquer, dans cette causerie, me concernent seul. “Risquer” est le mot qui convient, car peut-être y a-t-il pour un romancier risque réel à se regarder travailler. Nous avons l'instinct des abeilles, qui ternissent les parois des ruches de verre pour se dérober à l'observateur.
Il va sans dire que nous ne tiendrons pas compte ici des romanciers purement subjectifs, de ceux qui, sous un léger déguisement, sont eux-mêmes tout le sujet de leurs livres. A vrai dire, tous les romanciers, même quand ils ne l'ont pas toujours publié, ont commencé par cette peinture directe de leur belle âme et de ses aventures métaphysiques ou sentimentales. Un garçon de dix-huit ans ne peut faire un livre qu'avec ce qu'il connaît de la vie, c'est-à-dire ses propres désirs, ses propres illusions. Il ne peut que décrire l'œuf dont il vient à peine de briser la coquille. Et, en général, il s'intéresse trop à lui-même pour songer à observer les autres. C'est lorsque nous commençons à nous déprendre de notre propre cœur que le romancier commence aussi de prendre figure en nous.
Après avoir écarté du débat les romanciers qui racontent leur propre histoire, nous ne tiendrons pas compte non plus de ceux qui copient patiemment les types qu'ils observent autour d'eux, et qui font des portraits plus ou moins fidèles et ressemblants. Non que cette forme du roman soit le moins du monde méprisable: c'est celle qui est née directement de La Bruyère et des grands moralistes français. Mais ces romanciers mémorialistes et portraitistes ne créent pas, à proprement parler; ils imitent, ils reproduisent, ils rendent au public, selon le mot de La Bruyère, ce que le public leur a prêté; et le public ne s'y trompe pas, car il cherche les clefs de leurs personnages et a vite fait de mettre des noms sous chacun d'eux.
Le public n'en saurait agir de même avec l'espèce de romans qui nous occupe ici: ceux où des créatures nouvelles naissent de cette union mystérieuse entre l'artiste et le réel. Ces héros et ces héroïnes que le véritable romancier met au monde, et qu'il n'a pas copiés d'après des modèles rencontrés dans la vie, sont des êtres que leur inventeur pourrait se flatter d' avoir tirés tout entiers du néant par sa puissance créatrice, s'il n'y avait, tout de même, autour de lui, –non dans le grand public, ni parmi la masse de ses lecteurs inconnus, mais dans sa famille, chez ses proches, dans sa ville ou dans son village,– des personnes qui croient se reconnaître dans ces êtres que le romancier se battait d'avoir créés de toutes pièces. Il y a toujours, dans cet entourage immédiat, des lecteurs qui se plaignent ou qui se froissent. Il n'y a pas d'exemple qu'un romancier n'ait peiné ou blessé à son insu d'excellentes gens parmi ceux qui l'ont connu enfant ou jeune homme, au milieu desquels il a grandi, et auxquels il était à mille lieues de penser lorsqu'il écrivait son roman.
N'empêche que s'ils s'y reconnaissent, eux ou les leurs, en dépit de toutes les protestations de l'écrivain, n'est-ce pas déjà la preuve qu'à son insu il a puisé, pour composer ses bonshommes, dans cette immense réserve d'images et de souvenirs que la vie a accumulés en lui? Comme ces oiseaux voleurs, comme ces pies dont on raconte qu'elles prennent dans leurs becs les objets qui luisent et les dissimulent au fond de leur nid, l'artiste, dans son enfance, fait provision de visages, de silhouettes, de paroles; une image le frappe, un propos, une anecdote... Et même, sans qu'il en soit frappé, cela existe en lui au lieu de s'y anéantir comme dans les autres hommes; cela, sans qu'il en sache rien, fermente, vit d'une vie cachée et surgira au moment venu.
Dans ces milieux obscurs où s'écoula son enfance, dans ces familles jalousement fermées aux étrangers, dans ces pays perdus, dans ces coins de province où personne ne passe et où il semble qu'il ne se passe rien, il y avait un enfant espion, un traître, inconscient de sa traitrise, qui captait, enregistrait, retenait à son insu la vie de tous les jours dans sa complexité obscure. Un enfant, pareil aux autres enfants, et qui n'éveillait pas le soupçon. Peut-être devait-on lui répéter souvent:
— Va donc jouer avec les autres! Tu es toujours fourré dans nos jupes... Il faut toujours qu'il écoute ce que racontent les grandes personnes.
Lorsque, plus tard, il reçoit des lettres furieuses de ceux qui ont cru se reconnaître dans tel ou tel personnage, il éprouve de l'indignation, de l'étonnement, de la tristesse... Car le romancier est d'une entière bonne foi: il connaît, lui, ses personnages; il sait bien qu'ils ne ressemblent en rien à ces braves gens auxquels il est désolé d'avoir fait de la peine. Et, cependant, il n'a pas la conscience tout à fait tranquille.
Si je m'en rapporte à moi-même, il y a une première cause très apparente de malentendu entre le romancier et les personnes qui croient se reconnaître dans ses livres. Je ne puis concevoir un roman sans avoir présente à l'esprit, dans ses moindres recoins, la maison qui en sera le théâtre; il faut que les plus secrètes allées du jardin me soient familières et que tout le pays d'alentour me soit connu, –et non pas d'une connaissance superficielle. Des confrères me racontent qu'ils choisissent, comme cadre du roman qu'ils méditent, telle petite ville qui leur était jusqu'alors inconnue et qu'ils y vivent à l'hôtel le temps nécessaire à la composition du livre. C'est justement ce dont je me sens incapable. Il ne me servirait à rien de m'établir, même pour une longue période, dans une région qui me serait tout à fait étrangère. Aucun drame ne peut commencer de vivre dans mon esprit si je ne le situe dans les lieux où j'ai toujours vécu. Il faut que je puisse suivre mes personnages de chambre en chambre. Souvent, leur ligure demeure indistincte en moi, je n'en connais que leur silhouette, mais je sens l'odeur moisie du corridor qu'ils traversent, je n'ignore rien de ce qu'ils sentent, de ce qu'ils entendent à telle heure du jour et de la nuit, lorsqu'ils sortent du vestibule et s'avancent sur le perron.
Cette nécessité me condamne à une certaine monotonie d'atmosphère que, dans mon œuvre, on retrouve presque toujours la même, d'un livre à l'autre. Elle m'oblige surtout à me servir de toutes les maisons, de tous les jardins où j'ai vécu ou que j'ai connus depuis mon enfance. Mais les propriétés de ma famille et de mes proches n'y suffisent plus, et je suis obligé d'envahir les immeubles des voisins. C'est ainsi qu'il m'est arrivé, en toute innocence, de déchaîner en imagination les plus terribles drames au fond de ces honnêtes maisons provinciales où, à quatre heures, dans de sombres salles à manger qui sentaient l'abricot, de vieilles dames n'offraient pas au petit garçon que je fus l'arsenic de Thérèse Desqueyroux, mais les plus beaux muscats de l'espalier, des crèmes pâtissières, des pâtes de coing et un grand verre un peu écœurant de sirop d'orgeat.

*

Quand le petit garçon d'autrefois est devenu romancier, il arrive que les survivants de ses années d'enfance, lisant ces histoires à faire peur, reconnaissent avec horreur leur maison, leur jardin. La violence même du drame qu'avait inventé le romancier lui avait fait croire qu'aucun malentendu, qu'aucune confusion ne pouvait se produire. Il lui semblait impossible que les honnêtes gens auxquels il avait emprunté leur maison pussent imaginer qu'il leur prêtait les passions et les crimes de ses tristes héros.
Mais c'était méconnaître la place qu'occupe, dans les vies provinciales, l'antique demeure jamais quittée. Les habitants des villes, qui passent avec indifférence d'un appartement à un autre, ont oublié qu'en province la maison de maître, les écuries, la buanderie, la basse-cour, le jardin, les potagers, finissent par être unis à la famille comme à l'escargot sa coquille. On ne saurait y toucher sans la toucher. Et cela est si vrai que l'imprudent et sacrilège romancier, qui croit ne s’être servi que de la maison et du jardin, ne se rend pas compte qu'une certaine atmosphère y demeure prise, l'atmosphère même de la famille qui l'habitait. Quelquefois, un prénom y demeure, comme un chapeau de soleil oublié dans le vestibule, et, par une inconsciente association d'idées, le romancier en baptise un de ses coupables héros, –ce qui achève de le rendre suspect des plus noirs desseins.
Dans ces maisons, dans ces vieilles propriétés de son enfance, le romancier introduit donc des êtres différents de ceux qui les ont habitées; ils violent le silence de ces salons de famille, où sa grand'mère, sa mère, tricotaient sous la lampe, en pensant à leurs enfants et à Dieu. Mais ces personnages, ces envahisseurs, quel rapport ont-ils exactement avec les êtres vivants que le romancier y a connus?

*

En ce qui me concerne, il me semble que dans mes livres, les personnages de second plan sont ceux qui ont été empruntés à la vie, directement. Je puis établir comme une règle que moins, dans le récit, un personnage a d'importance, et plus il a de chances d'avoir été pris tel quel dans la réalité. Et cela se conçoit: il s'agit, comme on dit au théâtre, d'une “utilité”. Nécessaires à l'action, les utilités s'effacent devant le héros du récit. L'artiste n'a pas le temps de les repétrir, de les recréer. Il les utilise tels qu’il les retrouve dans son souvenir. Ainsi n'a-t-il pas eu à chercher bien loin cette servante, ce paysan, qui traversent son œuvre. A peine a-t-il eu soin de brouiller un peu l'image qu'en avait gardée sa mémoire.
Mais les autres, ces héros et ces héroïnes de premier plan, si souvent misérables, dans quelle mesure sont-ils, eux aussi, les répliques d'êtres vivants? Dans quelle mesure sont-ils des photographies retouchées? Ici, nous atteignons le point le plus délicat de cette causerie et nous aurons de la peine à serrer de près la vérité. Ce que la vie fournit au romancier, ce sont les linéaments d'un personnage, l'amorce d'un drame qui aurait pu avoir lieu, des conflits médiocres à qui d'autres circonstances auraient pu donner de l'intérêt. En somme, la vie fournit au romancier un point de départ qui lui permet de s'aventurer dans une direction différente de celle que la vie a réellement suivie. Il rend effectif ce qui n'était que virtuel; il réalise de vagues possibilités. Parfois, simplement, il prend la direction contraire de celle que la vie a suivie; il renverse les rôles; dans tel drame qu'il a connu, il cherche dans le bourreau la victime et dans la victime le bourreau. Acceptant les données de la vie, il prend le contre-pied de la vie.
Par exemple, entre plusieurs sources de Thérèse Desqueyroux, il y a eu certainement la vision que j'eus, à dix-huit ans, d'une salle d'assises, d'une maigre empoisonneuse entre deux gendarmes. Je me suis souvenu des dépositions des témoins, j'ai utilisé une histoire de fausses ordonnances dont l'accusée s'était servie pour se procurer les poisons. Mais là s'arrête mon emprunt direct à la réalité. Avec ce que la réalité me fournit, je vais construire un personnage tout différent et plus compliqué. Les motifs de l'accusée avaient été, en réalité, de l'ordre le plus simple: elle aimait un autre homme que son mari. Plus rien de commun avec ma Thérèse, dont le drame était de n'avoir pas su elle-même ce qui l'avait poussée à ce geste criminel.
Est-ce à dire que cette Thérèse, âme trouble et passionnée, inconsciente des mobiles de ses actes, n'offre aucun caractère commun avec des créatures que le romancier a connues? Il est très certain qu'à Paris, dans l'étroit milieu où nous vivons, où les conversations, les livres, le théâtre, habituent la plupart des êtres à voir clair en eux, à démêler leurs désirs, à donner à chaque passion qui les tient son nom véritable nous avons peine à imaginer un monde campagnard où une femme ne comprend rien à elle-même dès que ce qui se passe dans son cœur sort tant soit peu de la norme. Ainsi, sans avoir pensé à aucune femme en particulier, j’ai pu pousser ma Thérèse dans une certaine direction grâce à toutes les observations faites dans ce sens, au cours de ma vie. De même pour le personnage principal du Nœud de Vipères, ce qu'il y a de plus superficiel en lui, les grandes lignes extérieures de son drame, se rattachent à un souvenir précis. Il n'empêche que, sauf ce point de départ, mon personnage est non seulement différent, mais même aux antipodes de celui qui a réellement existé. Je me suis emparé de circonstances, de certaines habitudes, d'un certain caractère qui ont réellement existé, mais je les ai centrées autour d'une autre âme.

*

Cette âme serait donc mon œuvre? De quoi est faite sa mystérieuse vie? Je disais, au début de cette conférence, que les héros de roman naissent du mariage que le romancier contracte avec la réalité. Ces formes, que l'observation nous fournit, ces figures que notre mémoire a conservées, nous les emplissons, nous les nourrissons de nous-mêmes ou, du moins, d'une part de nous-mêmes. Quelle part exactement?
J'ai cru longtemps, j'ai admis, selon les théories en vogue aujourd'hui, que nos livres nous délivraient de tout ce que nous refrénons: désirs, colères, rancunes...; que nos personnages étaient les boucs émissaires chargés de tous les péchés que nous n'avons pas commis, ou, au contraire, les surhommes, les demi-dieux que nous chargeons d'accomplir les actes héroïques devant lesquels nous avons faibli; que nous transférons sur eux nos bonnes ou nos mauvaises fièvres. Dans cette hypothèse, le romancier serait un personnage vraiment monstrueux qui chargerait des personnages inventés d'être infâmes ou héroïques en son lieu et place. Nous serions des gens vertueux ou criminels par procuration, et le plus clair avantage du métier de romancier serait de nous dispenser de vivre.
Mais il me semble que cette interprétation ne tient pas assez compte du formidable pouvoir de déformation et de grossissement qui est un élément essentiel de notre art. Rien de ce qu'éprouvent nos héros n'est à l'échelle de ce que nous ressentons nous-mêmes. Il arrive qu'à tête reposée nous finissions par retrouver dans notre propre cœur l'infime point de départ de telle revendication qui éclate dans un de nos héros, mais si démesurément qu'il ne subsiste réellement presque plus rien de commun entre ce qu'a éprouvé le romancier et ce qui se passe dam son personnage. Permettez-moi, pour me faire mieux comprendre, de vous donner un exemple concret.
Imaginez un écrivain, père de famille, qui, après une journée de travail, et la tête encore pleine de ce qu'il vient de composer, s'assoit pour le repas du soir à une table où les enfants rient, se disputent, racontent leurs histoires de pension. Il éprouve fugitivement de l'agacement, de l'irritation... Il souffre de ne pouvoir parler de son propre travail... Une seconde, il se sent mis de côté, négligé... Mais, en même temps que sa fatigue disparaît, cette impression se dissipe et, à la fin du repas, il n'y songera même plus. Eh bien, l'art du romancier est une loupe, une lentille assez puissante pour grossir cet énervement, pour en faire un monstre, pour en nourrir la rage du père de famille dans Le Nœud de Vipères. D'un mouvement d'humeur, la puissance d'amplification du romancier tire une passion furieuse. Et non seulement il amplifie démesurément, et de presque rien fait un monstre, mais il isole, il détache tels sentiments qui en nous sont encadrés, enveloppés, adoucis, combattus par une foule d'autres sentiments contraires. Et c'est par là encore que nos personnages, non seulement ne nous représentent pas, mais nous trahissent, car le romancier, en même temps qu'il amplifie, simplifie. C'est une telle tentation et à laquelle il résiste si mal que de ramener son héros à une seule passion. Il sait que le critique le louera d'avoir ainsi créé un type. Et c'est tellement ce qui lui paraît le plus facile! Ainsi, grâce à ce double pouvoir d'amplifier formidablement dans ses créatures tel caractère à peine indiqué dans son propre cœur, et après les avoir amplifiées, de les isoler, de les mettre à part, répétons encore une fois que, bien loin d'être représenté par ses personnages, le romancier est presque toujours trahi par eux.

*

Mais, ici, nous touchons à l'irrémédiable misère de l'art du romancier. De cet art si vanté et si honni, nous devons dire que, s'il atteignait son objet, qui est la complexité d'une vie humaine, il serait incomparablement ce qui existe de plus divin au monde; la promesse de l'antique serpent serait tenue et nous autres, romanciers, serions semblables à des dieux. Mais, hélas! que nous en sommes éloignés! C'est le drame des romanciers de la nouvelle génération d'avoir compris que les peintures de caractères selon les modèles du roman classique n'ont rien à voir avec la vie. Même les plus grands, Tolstoï, Dostoïevsky, Proust, n'ont pu que s'approcher, sans l'étreindre vraiment, de ce tissu vivant où s'entre-croisent des millions de fils, qu'est une destinée humaine. Le romancier qui a une fois compris que c'est cela qu'il a mission de restituer, ou bien il n'écrira plus que sans confiance et sans illusion ses petites histoires, selon les formules habituelles, ou bien il sera tenté par les recherches d'un Joyce, d'une Virginia Woolf, il s'efforcera de découvrir un procédé, par exemple le monologue intérieur, pour exprimer cet immense monde enchevêtré toujours changeant, jamais immobile, qu'est une seule conscience humaine, et il s'épuisera à en donner une vue simultanée.
Mais il y a plus: aucun homme n'existe isolément, nous sommes tous engagés profondément dans la pâte humaine. L'individu, tel que l'étudie le romancier, est une fiction. C'est pour sa commodité, et parce que c'est plus facile, qu'il peint des êtres détachés de tous les autres, comme le biologiste transporte une grenouille dans son laboratoire.

*

Si le romancier veut atteindre l'objectif de son art, qui est de peindre la vie, il devra s'efforcer de rendre cette symphonie humaine où nous sommes tous engagés, où toutes les destinées se prolongent dans les autres et se compénètrent. Hélas! il est à craindre que ceux qui cèdent à cette ambition, quel que soit leur talent ou même leur génie, n'aboutissent à un échec. Il y a je ne sais quoi de désespéré dans la tentative d'un Joyce. Je ne crois pas qu'aucun artiste réussisse jamais à surmonter la contradiction qui est inhérente à l'art du roman. D’une part, il a la prétention d'être la science de l'homme, –de l'homme, monde fourmillant qui dure et qui s'écoule,– et il ne sait qu'isoler de ce fourmillement et que fixer sous sa lentille une passion, une vertu, un vice qu' il amplifie démesurément: le père Goriot ou l'amour paternel, la cousine Bette ou la jalousie, le père Grandet ou l'avarice. D'autre part, le roman a la prétention de nous peindre la vie sociale, et il n'atteint jamais que des individus après avoir coupé la plupart des racines qui les rattachent au groupe. En un mot, dans l'individu, le romancier isole et immobilise une passion, et dans le groupe il isole et immobilise un individu. Et, ce faisant, on peut dire que ce peintre de la vie exprime le contraire de ce qu'est la vie: l'art du romancier est une faillite.
Même les plus grands: Balzac, par exemple. On dit qu'il a peint une société: au vrai, il a juxtaposé, avec une admirable puissance, des échantillons nombreux de toutes les classes sociales sous la Restauration et sous la monarchie de Juillet, mais chacun de ses types est aussi autonome qu'une étoile l'est de l' autre. Ils ne sont reliés l'un à l'autre que par le fil ténu de l'intrigue ou que par le lien d'une passion misérablement simplifiée. C'est sans aucun doute, jusqu'à aujourd'hui, l'art de Marcel Proust qui aura le mieux surmonté cette contradiction inhérente au roman et qui aura le mieux atteint à peindre les êtres sans les immobiliser et sans les diviser. Ainsi, nous devons donner raison à ceux qui prétendent que le roman est le premier des arts. Il l'est, en effet, par son objet, qui est l'homme. Mais nous ne pouvons donner tort à ceux qui en parlent avec dédain, puisque, dans presque tous les cas, il détruit son objet en décomposant l'homme et en falsifiant la vie.
Et, pourtant, il est indéniable que nous ayons le sentiment, nous autres romanciers, que telles de nos créatures vivent plus que d'autres. La plupart sont déjà mortes et ensevelies dans l'oubli éternel, mais il y en a qui survivent, qui tournent autour de nous comme si elles n'avaient pas dit leur dernier mot, comme si elles attendaient de nous leur dernier accomplissement.
Malgré tout ce que j'ai dit, il y a là un phénomène qui doit rendre courage au romancier et retenir son attention. Cette survie est très différente de celle des types célèbres du roman, qui demeurent, si j'ose dire, accrochés dans l'histoire de la littérature, comme des toiles fameuses dans les musées. Il ne s'agit pas ici de l'immortalité dans la mémoire des hommes du père Goriot ou de Mme Bovary, mais plus humblement, et sans doute, hélas! pour peu de temps, nous sentons que tel personnage, que telle femme d'un de nos livres, occupent encore quelques lecteurs, comme s'ils espéraient que ces êtres imaginaires les pussent éclairer sur eux-mêmes et leur livrer le mot de leur propre énigme. En général, ces personnages, plus vivants que leurs camarades, sont de contour moins défini. La part du mystère, de l'incertain, du possible est plus grande en eux que dans les autres. Pourquoi Thérèse Desqueyroux a-t-elle voulu empoisonner son mari? Ce point d'interrogation a beaucoup fait pour retenir au milieu de nous son ombre douloureuse. A son propos, quelques lectrices ont pu faire un retour sur elles-mêmes et chercher auprès de Thérèse un éclaircissement de leur propre secret; une complicité, peut-être. Ces personnages ne sont pas soutenus par leur propre vie: ce sont nos lecteurs, c'est l'inquiétude des cœurs vivants qui pénètre et gonfle ces fantômes, qui leur permet de flotter un instant dans les salons de province, autour de la lampe où une jeune femme s'attarde à lire et appuie le coupe-papier sur sa joue brûlante.

*

Au romancier conscient d'avoir échoué dans son ambition de peindre la vie, il reste donc ce mobile, cette raison d'être: quels que soient ses personnages, ils agissent, ils ont une action sur les hommes. S'ils échouent à les représenter, ils réussissent à troubler leur quiétude, ils les réveillent, et ce n'est déjà pas si mal. Ce qui donne au romancier le sentiment de l'échec, c'est l'immensité de sa prétention. Mais, dès qu'il a consenti à n'être pas un dieu dispensateur de vie, dès qu'il se résigne à avoir une action viagère sur quelques-uns de ses contemporains, fût-ce grâce à un art élémentaire et factice, il ne se trouve plus si mal partagé. Le romancier lâche ses personnages sur le monde et les charge d'une mission. Il y a des héros de roman qui prêchent, qui se dévouent au service d'une idée, qui illustrent une grande loi sociale, une idée humanitaire, qui se donnent en exemple... Mais, ici, l'auteur ne saurait être trop prudent. Car nos personnages ne sont plus à notre service. Il en est même qui ont mauvais esprit, qui ne partagent pas nos opinions et qui se refusent à les propager. J'en connais qui prennent le contre-pied de toutes mes idées, par exemple qui sont anticléricaux en diable et qui me tiennent des propos qui me font rougir. Entre nous, c'est assez mauvais signe qu'un des héros de nos livres devienne notre porte-parole. Lorsqu'il se plie docilement à ce que nous attendons de lui, cela prouve, le plus souvent, qu'il est dépourvu de vie propre et que nous n'avons entre les mains qu'une marionnette.
Que de fois m'est-il arrivé de découvrir, en composant un récit, que tel personnage de premier plan auquel je pensais depuis longtemps, dont j'avais fixé l'évolution dans les derniers détails, ne se conformait si bien au programme que parce qu'il était mort: il obéissait, mais comme un cadavre. Au contraire, tel autre personnage secondaire auquel je n’attachais aucune importance se poussait de lui-même au premier rang, occupait une place à laquelle je ne l'avais pas appelé, m'entraînait dans une direction inattendue. C'est ainsi que, dans Le Désert de l'Amour, le docteur Courrège ne devait être, d'après mon plan, qu'un personnage épisodique: le père du héros principal. Puis il finit par envahir tout le roman; et, quand il m'arrive de penser à ce livre, la figure souffrante de ce pauvre homme domine toutes les autres et surnage presque seule au-dessus de ces pages oubliées. En somme, je suis, vis-à-vis de mes personnages, comme un maître d'école sévère, mais qui a toutes les peines du monde à ne pas avoir une secrète préférence pour la mauvaise tête, pour le caractère violent, pour les natures rétives et pour ne pas les préférer dans son cœur aux enfants trop sages et qui ne réagissent pas.

*

Plus nos personnages vivent et moins ils nous sont soumis. Hélas! certains romanciers ont cette malchance que l'inspiration, que le don créateur en eux prend sa source dans la part la moins noble, la moins purifiée de leur être, dans tout ce qui subsiste en eux malgré eux, dans tout ce qu'ils passent leur vie à balayer du champ de leur conscience, dans cette misère enfin qui faisait dire à Joseph de Maistre:
— Je ne sais pas ce qu'est la conscience d'une canaille, mais je connais celle d'un honnête homme, et c'est horrible.
C'est dans ces ténèbres, semble-t-il, que, pour leur malheur, certains romanciers découvrent que leurs créatures prennent corps. Et, quand une lectrice scandalisée leur demande: “Où allez-vous chercher toutes ces horreurs?” les malheureux sont obligés de répondre: “En moi, madame.”
Il serait d'ailleurs faux de prétendre que ce sont des créatures à notre image, puisqu'elles sont faites de ce que nous rejetons, de ce que nous n'accueillons pas, puisqu'elles représentent nos déchets. Il y a d'ailleurs, pour le romancier qui crée des êtres de cette sorte, un merveilleux plaisir à lutter contre eux. Comme ces personnages ont, en général, de la résistance et qu'ils se défendent âprement, le romancier, sans risque de les déformer ni de les rendre moins vivants, peut arriver à les transformer peu à peu, il peut leur insuffler une âme ou, plutôt, les obliger à découvrir en eux leur âme, il peut les sauver sans pour cela les détruire. C'est, du moins, ce que je me suis efforcé de réussir dans Le Nœud de Vipères, mon livre dernier-né.
On me disait:
— Peignez des personnages vertueux!
Mais je rate presque toujours mes personnages vertueux. On me disait:
— Tâchez d'élever un peu leur niveau moral.
Mais plus je m'y efforçais, et plus mes personnages se refusaient obstinément à toute espèce de grandeur.
Mais, étudiant des êtres, lorsqu'ils sont au plus bas et dans la plus grande misère, il peut être beau de les obliger à lever un peu la tête. Il peut être beau de prendre leurs mains tâtonnantes, de les attirer, de les obliger à pousser ce gémissement que Pascal voulait arracher à l'homme misérable et sans Dieu, –et cela non pas artificiellement, ni dans un but d'édification, mais parce que, le pire d'une créature étant donné, il reste de retrouver la flamme primitive qui ne peut pas ne pas exister en elle.
Le Nœud de Vipères est, en apparence, un drame de famille, mais, dans son fond, c'est l'histoire d'une remontée. Je m'efforce de remonter le cours d'une destinée boueuse et d'atteindre à la source toute pure. Le livre finit lorsque j'ai restitué à mon héros, à ce fils des ténèbres, ses droits à la lumière, à l'amour et, d'un mot, à Dieu.
Les critiques ont souvent cru que je m'acharnais avec une espèce de sadisme contre mes héros, que je les salissais parce que je les haïssais. Si j'en donne l'impression, la faiblesse, l'impuissance de mes moyens en est seule responsable. Car la vérité est que j'aime mes plus tristes personnages et que je les aime d'autant plus qu'ils sont misérables, comme la préférence d'une mère va d'instinct à l'enfant le plus déshérité. Le héros du Nœud de Vipères ou l'empoisonneuse Thérèse Desqueyroux, aussi horribles qu'ils apparaissent, sont dépourvus de la seule chose que je haïsse au monde et que j'ai peine à supporter dans une créature humaine, et qui est la complaisance et la satisfaction. Ils ne sont pas contents d'eux-mêmes, ils connaissent leur misère.
En lisant l'admirable Saint-Saturnin, de Jean Schlumberger, j'éprouvai avec malaise, au cours du récit, une antipathie contre laquelle je ne pouvais me défendre à l'égard des personnages les plus dignes d'être aimés, et dont je ne comprenais pas la raison. Mais tout s'est éclairé pour moi, lorsque aux dernières pages du livre le héros le plus sympathique s'écrie:
— Je consens à ne pas trop mépriser les oisifs, pourvu que je continue à pouvoir me tenir en estime.
Evidemment, si ce personnage eût été conçu par moi, je ne l'eusse pas lâché qu'il ait été obligé de ne plus se tenir en estime et de ne plus mépriser personne autant que lui-même. Je n'aurais eu de cesse que je ne l'aie acculé à cette dernière défaite après laquelle un homme, aussi misérable qu'il soit, peut commencer l'apprentissage de la sainteté.
“Le sacrifice selon Dieu, est-il écrit, dans le psaume L, c'est un esprit brisé. Le cœur contrit, humilié, ô Dieu! vous ne le mépriserez jamais!”

*

Il arrive un moment, dans la vie du romancier, où, après s'être battu chaque année avec de nouveaux personnages, il finit par découvrir que c'est souvent le même qui reparaît d'un livre à l'autre. Et, en général, les critiques s'en aperçoivent avant lui. C'est peut-être le moment le plus dangereux de sa carrière, lorsqu'on l'accuse de se répéter, lorsqu'on lui insinue, avec plus ou moins de formes, qu'il serait temps pour lui de se renouveler.
Je crois qu'un romancier ne doit pas se laisser impressionner outre mesure par cette mise en demeure. Et, d'abord, ce qui distingue les romanciers les plus puissants, c'est évidemment le nombre de types qu'ils inventent; mais ceux-là aussi, qu'il s'agisse de Balzac, de Tolstoï, de Dostoievsky ou de Dickens, en créent beaucoup moins qu'ils n'écrivent de romans: je veux dire que, d'un livre à l'autre, on peut suivre les mêmes types humains. Prenez l'idiot de Dostoïevsky, je me fais fort de découvrir son presque semblable, son frère, dans chacune des œuvres du grand romancier. Et, pour prendre un autre exemple tiré d'un animal infiniment plus petit, je me suis avisé que, sans que je l'aie en rien voulu, le héros du Nœud de Vipères rappelle trait pour trait celui de Genitrix.
Est-ce à dire que je me sois répété? Je prétends que non. C'est peut-être le même personnage, mais placé dans des conditions de vie différentes. Dans Genitrix, je l'avais confronté avec une mère passionnée; dans Le Nœud de Vipères, je l'imagine époux, père de famille, aïeul, chef d'une tribu nombreuse. Bien loin d'accuser le romancier de se répéter, et au lieu de le pousser au renouvellement par des procédés artificiels et en changeant arbitrairement de manière, j'estime qu'il faut admirer ce pouvoir qu'il a de créer des êtres capables de passer d'une destinée à une autre, et qui, supérieurs aux créatures vivantes, peuvent recommencer leur vie dans des conditions nouvelles.
Cet homme dont le type m'obsède et qui renaît sans cesse, même si je l'ai tué à la fin d'un livre, pourquoi lui refuser ce qu'il m'appartient de lui accorder: une autre existence, des enfants et des petits-enfants s'il n'en a pas eu? Je lui donne une nouvelle chance... Avec moi, je reconnais que ce n'est pas beaucoup dire... Mais il y a tellement de manières, pour un héros de roman, comme pour chacun de nous, hélas! d'être malheureux et de faire souffrir les autres! Beaucoup de livres ne suffisent pas à les décrire.

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Quand on me somme de me renouveler, je me dis à part moi que l'essentiel est de se renouveler en profondeur sans changer de plan; on peut creuser plus avant. Si vous vous plaignez que le héros du Nœud de Vipères, en dépit des circonstances différentes, ressemble trop à celui de Genitrix, la critique ne me trouble pas parce que, dans mon dernier roman, je suis assuré d'être allé plus avant dans la connaissance de cet homme et d'être descendu plus profondément en lui. C'est une couche plus profonde de son œuvre que j'ai mise à jour.
Evidemment, c'est une tentation que nous connaissons tous: publier un livre qui ne ressemblerait en rien à ce que nous avons fait jusqu'ici. Quelquefois, je me suis demandé s'il me serait possible d'écrire un roman policier, un feuilleton, avec le seul souci de distraire le lecteur et de le tenir en haleine. Je le ferai peut-être, mais comme un pensum, et ce serait beaucoup moins réussi que les ouvrages des spécialistes qui ont l'habitude de ce travail.
— Vous ne parlez jamais du peuple, objectent les populistes.
Pourquoi se condamner à la description d'un milieu que l'on connaît mal? A la vérité, il importe extrêmement peu de mettre en scène une duchesse, une bourgeoise ou une marchande des quatre-saisons: l'essentiel est d'atteindre la vérité humaine, et un Proust l'atteint aussi bien par les Guermantes que par les Verdurin; il la découvre aussi bien dans M. de Charlus que dans la servante Françoise, native de Combray. L'humain qu'il s'agit d'atteindre, cette nappe souterraine affleure aussi bien à la surface d'une vie mondaine que d'une vie besogneuse. Chacun de nous creuse à l'endroit où il est né, où il a vécu. Il n'y a pas les romanciers mondains et les romanciers populistes, il y a les bons romanciers et les mauvais romanciers. Donc, que chacun de nous exploite son champ aussi petit qu'il soit, sans chercher à s'en évader, si le cœur ne lui en dit pas, et répétons-nous, comme le bonhomme de La Fontaine, que c'est le fonds qui manque le moins.
Avouons-le, pourtant, le romancier souffre parfois de découvrir que c'est, en effet, toujours le même livre qu'il cherche à écrire, que tous ceux qu'il a déjà composés ne sont que les ébauches d'une œuvre qu'il s'efforce de réaliser sans y atteindre jamais. Ce n'est pas de renouvellement qu'il s'agit pour lui, mais, au contraire, de patience pour recommencer indéfiniment, jusqu'au jour où peut-être, enfin, il aura l'espérance d'avoir atteint ce qu'il s'obstinait à poursuivre depuis ses débuts. Les gens de lettres ont de la vanité, mais ils ont beaucoup moins d'orgueil qu'on ne pense. Je sais de nombreux romanciers qui, lorsqu'on leur demande quel est celui de leurs livres qu'ils aiment le mieux, ne savent que répondre, tant leur œuvre déjà écrite leur apparaît comme des indications plus ou moins intéressantes, mais comme des épreuves manquées, des ébauches abandonnées du chef-d’œuvre inconnu qu'ils n'écriront peut-être jamais.

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N'en doutez pas, derrière le roman le plus objectif, s'il s'agit d'une belle œuvre, d'une grande œuvre, se dissimule toujours ce drame vécu du romancier, cette lutte individuelle avec ses démons et avec ses sphinx. Mais peut-être est-ce précisément la réussite du génie que rien de ce drame personnel ne se trahisse au dehors. Le mot fameux de Flaubert: “Mme Bovary, c'est moi-même”, est très compréhensible, –mais il faut prendre le temps d'y réfléchir, tant à première vue l'auteur d'un pareil livre y paraît être peu mêlé. C'est que Madame Bovary est un chef-d'œuvre, –c'est-à-dire une œuvre qui forme bloc et qui s'impose comme un tout, comme un monde séparé de celui qui l'a créé. C'est dans la mesure où notre œuvre est imparfaite qu'à travers les fissures se trahit l'âme tourmentée de son misérable auteur.
Mais mieux valent encore ces demi-réussites, où le génie n'a pu obtenir cette synthèse de l'auteur et de son œuvre, que les ouvrages construits du dehors et à force d'adresse par un écrivain sans âme, –ou par un écrivain qui refuse de se donner, qui n'ose ou qui ne peut se donner tout entier à son ouvrage.
Que de fois, en lisant certains livres, ou en suivant le développement d'une œuvre, on aurait envie de crier à l'auteur:
Abandonnez-vous, sacrifiez-vous, ne calculez pas, ne vous ménagez pas, ne pensez ni au public, ni à l’argent, ni aux honneurs.
La vie de tous les romanciers, quels qu'ils soient, s'ils sont vraiment grands, finit par se ramener à la lutte souvent mortelle qu'ils soutiennent contre leur œuvre. Plus elle est puissante, et mieux elle les domine. Elle leur impose, parfois, son épouvantable hygiène, car ce qui sert l'œuvre tue souvent le romancier. Les uns, comme Flaubert, sont condamnés par leur œuvre à une détention perpétuelle hors de la vie, et d'autres, comme Proust, lui communiquent leur dernier souffle et jusque dans l'agonie la nourrissent encore de leur substance.
Dès que l'œuvre naît d'un malade, comme ce fut le cas pour Flaubert et pour Proust, elle a partie liée avec la maladie et la tourne à ses propres fins. Pascal disait de la maladie qu'elle est l'état naturel du chrétien; on pourrait le dire beaucoup plus justement des romanciers. L'épilepsie de Flaubert, l'asthme de Proust, les isolent du monde, les cloîtrent, les tiennent prisonniers entre une table et un lit. Mais tandis que le premier cherche une échappatoire dans les livres, Proust, lui, sait qu'un monde est enfermé avec lui-même dans cette chambre: il sait qu'entre ces quatre mûrs de liège son pauvre corps, secoué par la toux, a plus de souvenirs que s'il avait mille ans et qu'il porte en lui, qu'il peut arracher de lui des époques, des milieux sociaux, des saisons, des campagnes, des chemins, tout ce qu'il a connu, aimé, respiré, souffert; tout cela s'offre à lui dans la chambre enfumée d'où il ne sort presque plus.
Mais la maladie n'impose pas seulement des conditions de vie propres au travail. L'épilepsie de Dostoïevsky marque profondément tous ses personnages d'un signe qui les fait reconnaître d'abord, et c'est elle qui imprime à l'humanité qu'il a créée son caractère mystérieux. Tous les travers, toutes les déviations du créateur, s'il a du génie, l'œuvre les utilise aussi; elle en profite pour s'élargir dans des directions où personne encore ne s'était aventuré. La loi de l’hérédité, qui régit la famille humaine, joue aussi entre l'écrivain et les fils imaginaires de son esprit; mais, si j'en avais le temps et l'audace, je m'efforcerais de montrer que, dans l'univers romanesque, il arrive que les tares du créateur, bien loin de leur nuire, enrichissent les êtres qu'il enfante.
En revanche, quand le romancier est un homme physiquement puissant et équilibré, comme le fut, par exemple, Balzac, il semble que l'œuvre n'ait de cesse qu'elle n'ait détruit le géant qui l'enfanta: le monde qu'a soulevé Balzac est retombé sur lui et l'a écrasé. Et, si elle n'arrive à bout de le tuer, l'œuvre fait du créateur un être au-dessus des autres; elle lui communique des exigences, des aspirations qui ne s'adaptent plus aux conditions ordinaires de la vie: Tolstoï s'est marié lorsqu'il n'était encore qu'un homme comme les autres, il a fondé une famille; mais, à mesure qu'il devenait plus grand, que sa doctrine prenait corps, qu'il sentait le monde attentif à ses moindres gestes, sa vie de famille devint peu à peu cet enfer atroce que vous connaissez tous.
Pourtant, ne nous frappons pas outre mesure: c'est là le sort des très grands et, en réalité, les œuvres de la plupart d'entre nous ne sont pas si redoutables. Bien loin de nous dévorer, elles nous mènent, par des chemins fleuris, devant des auditoires charmants et vers des honneurs appréciés. Nous savons d'autant mieux apprivoiser le monstre, nous savons d'autant mieux le domestiquer qu'il est moins vigoureux. Hélas! dans bien des cas, est-il même vivant? Qu'avons-nous à redouter d'un monstre empaillé? Le romancier qui fabrique en série des personnages de carton peut dormir sur ses deux oreilles. Il arrive, d'ailleurs, qu'il en ait autrefois créé de vivants, mais notre œuvre meurt souvent avant nous-mêmes et nous lui survivons, misérables, comblés d'honneurs et déjà d'oubli.

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Mesdames et messieurs, je souhaiterais que cette causerie vous inspirât à l'égard du roman et des romanciers un sentiment complexe, –complexe comme la vie même que c'est notre métier de peindre. Ces pauvres gens dont je suis méritent quelque pitié et peut-être un peu d'admiration, pour oser poursuivre une tâche aussi folle que de fixer, d'immobiliser dans leurs livres le mouvement et la durée, que de cerner d'un contour précis nos sentiments et nos passions, alors qu'en réalité nos sentiments sont incertains et que nos passions évoluent sans cesse. C'est aussi qu'en dépit de la leçon de Proust nous nous obstinons à parler de l'amour comme d'un absolu, alors qu'en réalité les personnes que nous aimons le plus nous sont, à chaque instant, profondément indifférentes et qu'en revanche, et malgré les lois inéluctables de l'oubli, aucun amour ne finit jamais tout à fait en nous.
De l'homme ondoyant et divers de Montaigne, nous faisons une créature bien construite, que nous démontons pièce par pièce. Nos personnages raisonnent, ont des idées claires et distinctes, font exactement ce qu'ils veulent faire et agissent selon la logique, alors qu'en réalité l'inconscient est la part essentielle de notre être et que la plupart de nos actes ont des motifs qui nous échappent à nous-mêmes. Plusieurs de mes confrères ont dû déjà rappeler, à cette tribune, ce qui est pour tous les romanciers d’une observation courante: chaque fois que dans un livre nous décrivons un événement tel que nous l'avons observé dans la vie, c'est presque toujours ce que la critique et le public jugent invraisemblable et impossible. Ce qui prouve que la logique humaine qui règle la destinée des héros de roman n'a presque rien à voir avec les lois obscures de la vie véritable.
Mais cette contradiction inhérente au roman, cette impuissance où il est de rendre l'immense complexité de la vie qu'il a mission de peindre, cet obstacle formidable, s'il n'y a pas moyen de le franchir, n'y aurait-il pas, en revanche, moyen de le tourner? Ce serait, à mon avis, de reconnaître franchement que les romanciers modernes ont été trop ambitieux. II s'agirait de se résigner à ne plus faire concurrence à la vie. Il s'agirait de reconnaître que l'art est, par définition, arbitraire et que, même en n'atteignant pas le réel dans toute sa complexité, il est tout de même possible d'atteindre des aspects de la vérité humaine, comme l'ont fait au théâtre les grands classiques, en usant pourtant de la forme la plus conventionnelle qui soit: la tragédie en cinq actes et en vers. II faudrait reconnaître que l'art du roman est, avant tout, une transposition du réel et non une reproduction du réel. Il est frappant que plus un écrivain s'efforce de ne rien sacrifier de la complexité vivante, et plus il donne l'impression de l'artifice. Qu'y a-t-il de moins naturel et de plus arbitraire que les associations d'idées dans le monologue intérieur tel que Joyce l'utilise? Ce qui se passe au théâtre pourrait nous servir d'exemple. Depuis que le cinéma parlant nous montre des êtres réels en pleine nature, le réalisme du théâtre contemporain, son imitation servile de la vie, apparaissent, par comparaison, le comble du factice et du faux; et l'on commence à pressentir que le théâtre n'échappera à la mort que lorsqu'il aura retrouvé son véritable plan, qui est la poésie.

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De même le roman, en tant que genre, est pour l'instant dans une impasse. Et bien que j'éprouve personnellement pour Marcel Proust une admiration qui n'a cessé de grandir d'année en année, je suis persuadé qu'il est, à la lettre inimitable et qu'il serait vain de chercher une issue dans la direction où il s'est aventuré. Après tout, la vérité humaine qui se dégage de La Princesse de Clèves, de Manon Lescaut, d’Adolphe, de Dominique ou de La Porte Etroite, est-elle si négligeable? Dans cette classique Porte Etroite de Gide, l'apport psychologique est-il moindre que ce que nous trouvons dans ses Faux Monnayeurs, écrits selon l'esthétique la plus récente? Acceptons humblement que les personnages romanesques forment une humanité qui n'est pas une humanité de chair et d'os, mais qui en est une image transposée et stylisée. Acceptons de n'y atteindre le vrai que par réfraction. II faut se résigner aux conventions et aux mensonges de notre art.
On ne pense pas assez que le roman qui serre la réalité du plus près possible est déjà tout de même menteur par cela seulement que les héros s'expliquent et se racontent. Car, dans les vies les plus tourmentées, les paroles comptent peu. Le drame d'un être vivant se poursuit presque toujours et se dénoue dans le silence. L'essentiel, dans la vie, n'est jamais exprimé. Dans la vie, Tristan et Yseult parlent du temps qu'il fait, de la dame qu'ils ont rencontrée le matin, et Yseult s'inquiète de savoir si Tristan trouve le café assez fort. Un roman tout à fait pareil à la vie ne serait finalement composé que de points de suspension. Car, de toutes les passions, l'amour, qui est le fond de presque tous nos livres, nous paraît être celle qui s'exprime le moins. Le monde des héros de roman vit, si j'ose dire, dans une autre étoile, –l'étoile où les êtres humains s'expliquent, se confient, s'analysent la plume à la main, recherchent les scènes au lieu de les éviter, cernent leurs sentiments confus et indistincts d'un trait appuyé, les isolent de l'immense contexte vivant et les observent au microscope.
Et cependant, grâce à tout ce trucage, de grandes vérités partielles ont été atteintes. Ces personnages fictifs et irréels nous aident à nous mieux connaître et à prendre conscience de nous-mêmes. Ce ne sont pas les héros de roman qui doivent servilement être comme dans la vie, ce sont, au contraire, les êtres vivants qui doivent peu à peu se conformer aux leçons que dégagent les analyses des grands romanciers. Les grands romanciers nous fournissent ce que Paul Bourget, dans la préface d'un de ses premiers livres, appelait des planches d'anatomie morale. Aussi vivante que nous apparaisse une créature romanesque, il y a toujours en elle un sentiment, une passion que l'art du romancier hypertrophie pour que nous soyons mieux à même de l'étudier; aussi vivant que ces héros nous apparaissent, ils ont toujours une signification, leur destinée comporte une leçon, une morale s'en dégage qui ne se trouve jamais dans une destinée réelle toujours contradictoire et confuse.
Les héros des grands romanciers, même quand l'auteur ne prétend rien prouver ni rien démontrer, détiennent une vérité qui peut n'être pas la même pour chacun de nous, mais qu'il appartient à chacun de nous de découvrir et de s'appliquer. Et c'est sans doute notre raison d'être, c'est ce qui légitime: notre absurde et étrange métier que cette création d'un monde idéal grâce auquel les hommes vivants voient plus clair dans leur propre cœur et peuvent se témoigner les uns aux autres plus de compréhension et plus de pitié.
Et, enfin, il faut beaucoup pardonner au romancier, pour les périls auxquels il s'expose. Car écrire des romans n'est pas de tout repos. Je me souviens de ce titre d'un livre: L'Homme qui a perdu son Moi. Eh bien, c'est la personnalité même du romancier, c'est son “moi” qui, à chaque instant, est en jeu. De même que le radiologue est menacé dans sa chair, le romancier l'est dans l'unité même de sa personne. Il joue tous les personnages; il se transforme en démon ou en ange. Il va loin, en imagination, dans la sainteté et dans l'infamie. Mais que reste-t-il de lui, après ses multiples et contradictoires incarnations? Le dieu Protée, qui, à volonté, change de forme, n'est, en réalité, personne, puisqu' il peut être tout le monde. Et c'est pourquoi, plus qu'à aucun autre homme, une certitude est nécessaire au romancier. À cette force de désagrégation qui agit sur lui sans répit, –nous disons: sans répit, car le romancier ne s'interrompt jamais de travailler, même et surtout quand on le voit au repos,– à cette force de désagrégation, il faut qu’il oppose une force plus puissante, il faut qu'il reconstruise son unité, qu'il ordonne ses multiples contradictions autour d'un roc immuable; il faut que les puissances opposées de son être cristallisent autour de celui qui ne change pas. Divisé contre lui-même, et par là condamné à périr, le romancier ne se sauve que dans l'Unité, il ne se retrouve que quand il retrouve Dieu.

(De longs et chaleureux applaudissements, hommage d'admiration à l'auteur, marquent la ferveur pour l'absent et la gratitude pour le lecteur.)

Notes

  1. Il semble vain d'exprimer l'émotion qui saisit le public à la lecture de ces confidences d'une souveraine beauté. Nous préférons ne mentionner aucun des applaudissements qui soulignèrent tant de passages magnifiques.

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