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Eros

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Il y a mieux à faire qu'à se lamenter sur le triomphe apparent de la littérature érotique. Une expérience est en cours qui, sans doute, est payée infiniment plus cher que ses auteurs ne le pouvaient croire ; mais il reste à l'observateur d’en dégager la leçon. Inclinons-nous devant la logique de cette génération : si rien ne subsiste du dogme chrétien de la chute, si la nature de l'homme n'est pas blessée, pourquoi ne pas parler ouvertement des choses de la chair ? Pourquoi ce honteux mystère dont des gens, débarrassés de toute croyance, s'obstinent encore à le recouvrir ? Freud nous a enseigné que la vie sexuelle d'un être recèle, pour une grande part, le secret de son destin. Il semble, de prime abord, qu'il ne subsiste plus de prétexte dont un incroyant se puisse prévaloir pour ne pas s'engager dans cette voie qu'un Proust, qu'un Gide ont déjà frayée.
Mais d'abord, il faut mettre hors du jeu la terrible Colette. Celle-là brouille l'expérience, avec ce don qu'elle détient seule de tout purifier mystérieusement par sa seule approche. Elle entre dans les chambres louches avec son odeur de forêt, elle renverse les petites lampes des fumeries, arrache les rideaux, décloue les volets de Renée Vivien et contemple au grand soleil, pleine d'une attention paisible, ces visages déshonorés où, soudain, en dépit des fards et de toute cette flétrissure, transparaît la ressemblance divine. Cette chercheuse de champignons écarte les feuilles pourries d'octobre et ramasse un cèpe intact ; ainsi, sous d'autres pourritures, découvre-t-elle un cœur d'enfant. A l'extrême du vice, elle décèle cette indifférence, ce détachement terrible de ceux qui ont pris parti pour l'absolu du mal. Où ne s'est-elle fourrée, cette grosse abeille ? Je l'imagine se cognant à des plafonds bas... mais elle a vite fait de retrouver la fenêtre ouverte et de disparaître dans le soleil.
Lawrence, lui, n'est pas sorcier il respecte les règles du jeu et n'use d'aucune magie. Rendons justice à ce pauvre mort ; il a tenu cette gageure d'atteindre, d'un bond, à l'extrême de l'impudeur... Que dis-je : d'un bond ? Patiemment, au contraire, lourdement, avec des rappels, des répétitions, des retouches. Il est plus que grave devant la chair ; il déborde d'enthousiasme, il est recueilli, fervent — exigeant surtout. C'est que, du premier regard, Lawrence discerne dans la chair et le sang une puissance formidable et donne raison, à son insu, au christianisme. D'ailleurs, aucune polissonnerie, pas le plus petit mot pour rire. Peut-être même souffrirait-il, aujourd'hui, de sa brusque fortune, et d'être devenu la source de ce Pactole impur.
Car son livre est grave et triste : ce n'est pas un jeu que de supprimer le travail des siècles, que d'arracher les bandelettes et de dénuder le mystère charnel. Ce n'est pas pour rire que, l'ayant mis à nu, il le divinise, et qu'il le charge avec candeur de renouveler la face de la terre. Et déjà cet Anglais débile, s'il déchire le voile, rend malgré lui témoignage à ceux qui en avaient recouvert le couple humain. Il reconnaît, en ce qu'il découvre, infiniment plus qu'une fonction comme une autre fonction.
Mais détient-il le pouvoir de rendre bienfaisant ce dieu destructeur ? Lui-même n'a pu lui tenir tête, et avec ce qui l'a empoisonné, il prétend sauver le monde ! En vain cherche-t-il à se persuader que, seul, le christianisme a rendu la chair terrible et mystérieuse ; Lawrence nous fournit des armes contre lui rien qu'en nous la montrant telle qu'elle est, hors du temps, délivrée de toute entrave religieuse ou sociale. La voilà bien la bête aveugle qui, dans Tacite et dans Suétone, brise les minces barrières des philosophies, corrompt et détruit les empires, la bête dont aucun Orphée n'apaisa la furieuse folie jusqu'à ce crépuscule, jusqu'à cette aube où une voix inconnue retentit sur la Méditerranée : "Le grand Pan est mort !"
Le mérite de Lawrence c'est de nous montrer le désir et le plaisir à l'état pur, si l'on peut dire, vraiment décantés, dépouillés de toute tendresse : deux êtres féroces ont besoin l'un de l'autre, pour leur jouissance, et se guettent. Lorsque l'auteur de l'admirable Judith, Jean Giraudoux, inspiré par l'esprit, veut désigner le héros humaniste, celui qui obéit à la vie spontanée et libre, il lui donne le nom sanglant d'Holopherne. Poursuites et conquêtes amoureuses : jeux plus cruels que ceux d'un chef barbare. Dans Ces Plaisirs, Colette interroge un Holopherne vieillissant (j'imagine ce visage de Colette attentif, aigu) : "Il a bien fallu que vous les quittiez (vos maîtresses), répétai-je. Et pourquoi a-t-il fallu ? N'aimez-vous que la victoire ? Ou, au contraire, ne faites-vous aucun cas de cette victoire ?" Mais le vainqueur flapi ne répond à la question que par une autre question, à la fois enfantine et hideuse : "Et moi ?... et moi, dans tout ça ? En somme, qu'est-ce que j'ai eu dans tout ça ?"
"Et moi ? Et moi ?" c'est le cri monotone de ce couple dépouillé dont, malgré lui, Lawrence nous livre la tristesse insondable. Oui, qu'ils sont tristes, dans cette affreuse forêt anglaise cernée par les usines et sous ce ciel charbonneux ! Ils s'agitent, suants et souillés, à même la terre battue, dans les crottes de poule. Pourquoi détourner les yeux ? Regarde-les, mon âme : au flanc du garde-chasse, au flanc de la femme, la vieille blessure originelle saigne sans fin, et ce sang mystérieux recouvre leur nudité.
La nature ne veut pas que l'homme cède au désir jusque dans la vieillesse : elle l'en détourne déjà, alors qu'il est dans le plein de sa force spirituelle. Mais le sexe rebelle se moque de la nature, déshonore les vieillards, les livre à la risée du monde.
Dans cinq ans, dans dix ans, que fera Lady Chatterley de son garde-chasse ? Continueront-ils jusqu'à la mort le même geste ? Lorsque la satiété sera venue, ils chercheront ailleurs, vieillis, ignobles, à nourrir cette convoitise qu'ils auront trop savamment exercée pour qu'elle ne demeure pas maîtresse dans la dernière décrépitude. Je pense à ce livre effroyable : La Vieillesse de Lady Chatterley.

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