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Portrait d'un ministre

GALLICA_Les Nouvelles littéraires_1935_03_16.pdf

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Sainte-Beuve nous dit du Cardinal de Retz que son humeur dominait son caractère: “Il était sujet à des éblouissements, à des coups d'imagination dont savent se préserver les hommes de qui la pensée doit guider et gouverner les empires...” Il suffit d'entendre M. Pierre Laval dire à des écrivains du ton le plus simple: “Je n'ai pas lu vos livres, messieurs” pour être assuré que cet homme d'Etat ne cédera jamais, même sur le plan de la fiction, à ces éblouissements dont quelques-uns de nos plus fameux parlementaires ne se sont pas toujours défendus.
M. le ministre des Affaires étrangères détient l'avantage de n’avoir jamais appartenu à cette Ecole normale supérieure où il est sans doute difficile d'entrer, mais d'où –nous le voyons par d'illustres exemples dans la politique et dans les lettres– il est presque impossible de sortir. Cet autre bonheur lui est échu d'être dénué d'éloquence. Chez Briand, le ténor [nuisait] au politique. M. Pierre Laval n'a pas hérité de lui le souci des phrases à gonfler ni des beaux sentiments à mettre en étalage.
Il est vrai qu'il a crû obéir au sort commun des politiques de profession et [macérer] à la Chambre pendant des années. Mais il y a résisté mieux qu'aucun autre, nous en pouvons juger du premier coup d'œil: beaucoup de ceux qui, au Palais Bourbon remontent à la surface, ont l'aspect des corps après un long séjour dans l'eau. Chez M. Pierre Laval, aucune boursouflure: il n'a pas cette chair livide des noyés, mais un teint chaud, une peau sarrasine qui a tenu contre les longues immersions, et, sur le chef, tout son noir plumage de jeune homme.
Sans doute doit-il à sa vie politicienne une certaine façon de juger les hommes d'après leur valeur d'usage, et aussi cette finesse, cet art de plaire aux esprits les plus différents. Pourtant, ce qui en lui frappe d'abord, c'est ce qui rappelle le moins un parlementaire: son regard direct sur le monde. Nul parti pris philosophique, aucune vue de l'esprit ne s'interpose entre le réel et lui: l'Eglise est l’Eglise et il en mesure exactement l'importance temporelle. Quand il parle d’Hitler, c'est comme il ferait d'un homme entre les hommes, tel que lui apparaît, en dehors de sa légende, et de toutes les attitudes, et de toutes les déformations, le chancelier du Reich.
C’est que M. Pierre Laval possède l’esprit le plus concret. De quoi s’agit-il pour lui? De continuer Briand, de faire la paix. Seulement, quelle différence! Briand devait tenir tête à des adversaires très malins et qui jouaient la partie de l'Allemagne avec une ruse admirable, mais en qui la nouvelle Allemagne ne se reconnaissait pas et qu'elle désavouait et haïssait: d'où, de notre part, tant d'erreurs et de fautes. Aujourd'hui, M. Pierre Laval a sur son prédécesseur l'avantage de se mesurer à un chancelier dont toute la force est d'incarner le Reich, et qui l'incarne jusqu'à l'horreur.
Chez Hitler, on est frappé par cette absence de contours, de dessin, par cette absence de forme que Goethe déjà reprochait à l'Allemagne. Quand il s’agit de ce peuple, songe notre Laval, que signifie le mal accord? Comment s'accorder avec l'indéfini? La politique française des pactes permettra de gagner du temps, de reculer le massacre, cinq ans? dix ans? Mais qu'est-ce que cela? L'unique chance, l'unique espoir de sauver l'Europe ce serait de s'entendre avec ce Führer…
M. Pierre Laval irrite les hommes d'une formule, d'un système, comme est par exemple Pertinax. Visiblement il les inquiète, il les agace. Non qu'on puisse le prendre en faute. Il semble tomber d'accord avec eux qu'il n'y a rien à faire avec l'Allemagne, rien que d’être les plus forts, et il agit en conséquence... mais sans rompre les ponts. Il saute aux yeux que cet homme simple n’accepte d’être enfermé dans aucun dilemme et qu’il comptera toujours sur la vie pour l'en délivrer. Folle espérance que nous redouterions chez tout autre ministre que celui-là… Mais l'ingénieux Laval en remontrerait à l'ingénieux Ulysse: il ne sent pas le besoin de se faire attacher à un système, comme le Grec à son mât, par terreur des sirènes. Si d'ailleurs les filles du Rhin troublaient jamais sa judiciaire, Hitler serait là pour l'éveiller. Hitler ogre sentimental, ogre fort capable de tendresse, mais que trahit à chaque instant sa boulimie. Nous imaginons la rêverie de Lavai qui l'observe à travers les grilles: “Quel plat lui servir qui apaiserait sa fringale, et après quoi il n'aurait plus faim? Mussolini se tient bien sage, désormais, devant le rôle Abyssin qui, d'ailleurs, n’est pas encore cuit. Mais qu'y a-t-il dans le monde qui ne serait pas pour l'Allemagne une arrachée?” Notre ministre des Affaires étrangères [ment] sagement comme s’il ne pouvait y avoir de réponse à cette question mais, aux yeux de quelques-uns c'est déjà un crime que de la poser. Pour un peu, on accuserait M. Pierre Laval, lorsqu'il reçoit l’ambassadeur allemand, de conversations avec l'ennemi.
Oserons-nous avouer que ce qui lui gagne notre sympathie, c’est que, sans rien négliger pour nous mettre en état de défense contre une nation éternellement furieuse, cet homme de notre peuple, cet homme de chez nous, voyant sur l'échiquier du monde, toutes les pièces, une à une, reprendre leur place d'avant la grande guerre, ne donne pas son consentement à cette atroce fatalité?
Dérobant une attention aiguë, à la fois modeste, finaud et gentil, ce provincial d'Aubervilliers affronte le Destin comme s'il savait (il l'a peut-être appris du vicaire de Jésus-Christ) que le Destin n'est pas invincible et qu'un Staline, un Mussolini, un Hitler travaillent à une œuvre très différente de celle qu'ils imaginent: “Il n'y a pas de puissance humaine, dit Bossuet, qui ne serve malgré elle à d'autres desseins que les siens.”

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