Mauriac en ligne

Search

Recherche avancée

Scripto | Transcribe Page

Log in to Scripto | Recent changes |
Notice: Array to string conversion in /sites/mauriaconline/www/web_main/plugins/Scripto/views/shared/index/transcribe.php on line 348
Array
| View file

Charles du Bos et son créateur

GALLICA_Confluences_1943_09_01.pdf

« previous page | next page » |

Current Page Transcription [edit] [history]


Qui connaît son âme connaît Dieu.
Un mystique arabe.

Pour traiter des rapports que Charles Du Bos entretenait avec Dieu, il faudrait avoir appris de lui l'usage des lentes et scrupuleuses approches, cet art qu'il avait de cerner, d'investir l'objet de sa recherche, et, comme il l'a écrit lui-même, “de suivre le pas de sa pensée au lieu de prétendre à la régler du dehors”.
Une image m'est restée, et c'est d'elle que je voudrais partir, lorsqu'au moment de la communion, Charlie s'avançait vers la Sainte Table, les mains à la fois jointes et tendues, ses admirables yeux embués de larmes, fixés sur l'hostie. Comme je comprenais qu'il eût volontiers mis l'accent sur le “myself and my creator” de son cher Newman! “Moi-même et mon Créateur”. Rien n'existait plus pour lui alors de ce monde visible auquel il avait tant de mal à se conformer.
Pour cet inadapté qui si cruellement s'achoppait à tout ce qu'exprime le vers de Verlaine: “Hommes durs! vie atroce et laide d'ici-bas!” la liturgie catholique autour de l'Hostie vivante créait une nouvelle terre où il reprenait souffle enfin. C'est peu de dire que vérité et poésie ne s'opposaient plus: elles se confondaient. L'invisible devenait le réel: “L'invisible, a-t-il écrit, qui est à proprement parler mon élément”.
Et pourtant ce Du Bos à qui certains reprochaient d'être hors de la vie, comme il nous apparait vivant après qu'il nous a quittés! C'est que jamais chez lui la pensée ne se sépare de la vie. “Il n'y a pas pour moi de vie, a-t-il écrit, sans réflexion sur la vie.” Il ne conçoit la parole écrite que comme une expérience vécue. D’où ce Journal dont nous ne connaissons encore que de précieux fragments[1]. Critique, une œuvre littéraire l'intéresse dans la mesure où elle commente une destinée. Il ne cesse pas de faire le point, de situer son âme et celle des autres par rapport à Dieu.

L'étonnant, c'est qu'il ait pu demeurer si longtemps hors de la bergerie catholique où il est né: cet exil a duré de 1918 à juillet 1927. Sur ce que fut sa vie religieuse durant sa jeunesse et jusqu'à la Grande Guerre, seule la publication intégrale du Journal nous apportera les clartés nécessaires. Il semble qu'elle ait été soumise à des intermittences et qu'on n'y trouverait rien de comparable à la vie flamme d'amour qui embrasa ses douze dernières années.
Mais de 1918 à 1927, comment s'est-il passé de Dieu? Lui-même n'en revient pas, dans son Journal, d'avoir pu résister si longtemps à l'exigence religieuse de son être. Cette exigence, il nous dit qu'il l'avait transposée dans la catégorie de l'esthétique. Et c'est vrai qu'il était l'homme couvert d'auteurs: les textes lui sortaient de partout, comme de toutes ses poches les crayons et les coupe-papier. Un tableau, une symphonie, des lectures sans fin, points de départ d'une incessante rumination et entre lesquelles il suscitait d'innombrables interférences, demeuraient les événements de sa vie, donnaient à sa vie le ton, le rythme qui la lui rendaient supportable. Il confessait plus tard avec une sorte de stupeur “cette presque monstrueuse et quasi continuelle surabondance d'émotion religieuse dépensée sur tout objet profane”.

Faut-il faire ici intervenir l'influence d'un homme? Durant la guerre, d'octobre 1914 à janvier 1916, Du Bos rencontre André Gide tous les jours au Foyer Franco-Belge. En 1925, à propos de Gide, il cite le mot de Goethe: “J'ai retrouvé mon moi véritable. Mais comme quoi? Comme artiste”. Pour Gide en effet, à ce moment de sa vie, la morale ne dépendait plus que de l'esthétique.
Si nous nous en rapportons au témoignage de Du Bos, il assure que l'influence de Gide sur lui “s'était toujours exercée dans la sphère des échanges, du dialogue et comme en marge de ses écrits”. En fait, dans le Journal, à la date du 3 décembre 1918, on entend Gide souffler à Du Bos: “Des êtres comme vous et moi –esprits critiques, auto-critiques surtout (je me refuserai toujours à voir là des défauts) sont des êtres de dislogue et non des êtres d'affirmation... Je vous vois qui essayez d'édifier des affirmations. Mais elles seront toujours comme de hautes maisons que mine par en-dessous l'activité même de votre esprit”.

Il est toujours délicat d'interpréter les influences; et puisque la vraie manière d'honorer nos amis morts est de nous mettre à leur école pour ce qu'ils ont de meilleur, tenons compte ici de la chronologie, à quoi Du Bos critique demeura toujours attentif: 1916, c'est précisément l'année où Gide subit un assaut de la Grâce et écrit son “Mystère de Jésus”, les pages ferventes de Num quid et tu? (dédié précisément à Charles DuBos). Cette année-là du moins, nous sommes assurés qu'à un certain moment l'action de Gide sur Charlie alla dans le sens chrétien.
Mais je suis assuré d'une autre vérité qui rend inutile tout débat sur cette part de Gide dans la crise de la foi chez Du Bos: c'est qu'on pourrait appliquer à notre ami ce que Jacques Rivière m'écrivait un jour de lui-même: qu'il était “effroyablement autonome”. Du Bos n'a jamais suivi que sa propre loi; et Gide, comme il est arrivé à beaucoup d'entre nous (et à moi-même en particulier), lui a surtout servi de point de comparaison et de repère. Le disciple s'est lentement recréé par opposition au maitre qui se défaisait. Non que Gide ait été pour aucun de nous l'ilote ivre devant qui nous aurions voilé nos figures pharisiennes! Non, certes, l'ilote ivre, mais le prince lucide, au contraire: le prince de ce monde –de ce petit monde attaché à toutes les délices de l'esprit et de la chair– si différent de la foule des bourreaux imbéciles “qui ne savent pas ce qu'ils font”. Pour ou contre le Christ, nous avons toujours su, nous, ce que nous faisions.

Durant ces années de dialogue, l'admiration, l'amitié et tout ce que Charlie introduisait d'exquis dans les rapports humains, dissimule ce travail secret d'un esprit que réenvahit la lumière chrétienne à mesure qu'elle se retire de Gide –jusqu'à ce qu'entre eux brusquement s'élargisse la fissure et que le tendre et délicat Charlie se mue en un soldat de Dieu angélique et furibond qui s'arme contre son ami de tout ce que lui ont livré tant de confidences reçues et de manuscrits inédits. Rien de plus dur n'a jamais été écrit contre l'auteur de Corydon que le dialogue avec André Gide de Charles Du Bos.
Durant ces neuf années d'exil, Charlie n'a pas un seul jour renoncé à ce travail de modelage intérieur, à cet effort (tellement anti-Gidien) pour ressembler à soi-même. Sorti du catholicisme, il ne s'en éloigne guère et dresse sa tente sur la frontière, dans la pure lueur platonicienne. Un des thèmes de sa méditation d'alors lui est fourni par cette parole de Plotin qui lui est chère: “Ne cesse pas de sculpter ta propre statue”. Tandis que Gide l'invite à “réaliser sa dissemblance”, c'est sa ressemblance que lui recherche, sa ressemblance avec lui-même. Toutes ces formules, tous ces thèmes, ces clichés pour belles âmes s’éclairent et redeviennent vivants dès que c'est Du Bos qui en use. Ils signifient qu'à aucun moment de ces années-là, Charles Du Bos ne s'interrompt de croire à son âme, aussi inaccessible qu'elle lui apparaisse parfois: “L'objet du véritable dialogue intérieur, a-t-il écrit dans son avant-propos à Commentaire, de Marcelle Sauvageot, c'est de nous conduire de la sorte jusqu'à ce seuil mystérieux où, sans pouvoir nous emparer d'elle, nous effleurons notre âme même; et de l'avoir effleurée ainsi suffit pour que plus jamais nous ne puissions douter de la réalité de son existence. La foi en l'âme est une réalité tout comme l'âme elle-même: c'est la même réalité, et une réalité dont on peut vivre en attendant que l'on débouche dans la pleine réalité à laquelle cette foi en l'âme nous destine, et tôt ou tard l'on y débouche parce que jamais la Grâce ne se refuse à ceux qui ne refusent pas d'aller jusqu'à leur âme, et tôt ou tard l'âme elle-même s'efface devant Dieu qui l'a créée, et ce jour-là, avec le saint Augustin des Confessions, c'est à Dieu qu'elle adresse, dans toutes les acceptions du terme, le cri de reconnaissance “Tu autem eras interior intimo meo... mais vous étiez plus intérieur en moi que mon fond le plus intime...”

Plus André Gide se concentre sur l'instant, plus il prend soin de ramener son éthique aux délices de l'instant capté et aussitôt vécu avec une ferveur brûlante, plus Du Bos au contact de son âme s'installe dans la durée, se souvient de ses états passés, relie en une courbe continue les abaissements et les élévations de sa température spirituelle, s'efforce, selon le mot qui lui est si cher de Coventry Patmore, ce ne pas renier dans les ténèbres ce qu'il a vu dans la lumière, –enfin réussit à maintenir en lui ce qui, nous dit-il, manquait à Goethe: “la continuité de la vie intérieure, qui est tout autre chose que la continuité même des pensées, qui est le murmure sourd, étouffé mais ininterrompu de l'être qui dans les nocturnes profondeurs de l'immense mer intérieure, cherche à tâtons son âme...”
ll la cherche et il la trouve, et la trouvant, c'est Dieu qu'il atteint, ce Dieu qui “se donne à nous mais aussi nous donne à nous-mêmes”. La crise était résolue bien avant les derniers jours de Juillet 1927, où Charles Du Bos franchit enfin le pas. Presque toujours de menues circonstances forcent la décision (ici le départ prochain de l'Abbé Altermann pour le temps des vacances). La Grâce a achevé son travail intérieur: il n'est plus besoin que d'une légère poussée. Déjà d'ailleurs le courant de la liturgie le portait et l'entraînait: il s'y abandonnait jusqu'à l'enivrement. La messe de chaque matin l'enchantait: “C'est comme si l'on avançait dans le lit fluvial de sa propre et perpétuellement renaissante émotion, nous confie-t-il, comme s'y retrouvait aux plus mystérieux rendez-vous quotidien avec soi-même”.
Ce “soi-même”, comme il revient souvent! Trop souvent peut-être. Cette “renaissante émotion” nous montre par où le néophyte Du Bos garde quelques liens encore avec son ami Gide. L'extase que l'immoraliste obtient de chaque instant, et sans poursuivre d'autre but que l'acte même de vivre, Du Bos mobilise, pour la ressentir, toutes les puissances célestes. Il n'est point jusqu'à ses abaissements et ses agenouillements qui ne l'exaltent. Après une messe aux Bénédictines de la rue Monsieur, et alors qu'il n'a pas fait encore le dernier pas, Charlie note que ce qu'il éprouve, c'est “une détresse exaltante”.
Oui, je vois bien ici que l'artiste catholique prête le flanc à l’adversaire. Quelle complaisance pour soi! Et comme la Grâce l’aide à suivre sa pente! Comme il se cherche, ce cœur qui devrait ne se chercher jamais! Après tout, lorsque le Gide des Nourritures terrestres se flatte de ne tracer de soi “que la plus vague et la plus incertaine figure à force de ne la vouloir point limiter” ne donne-t-il pas l'exemple d'un effacement plus conforme à l'Evangile?
Eh bien non, ce serait là jouer sur les mots: que nous le voulions ou non, nous dessinons sur la trame de notre destin une figure aux contours précis, que le chrétien croit éternelle, mais dont Gide lui aussi ne doute pas qu'elle durera tant qu'il y aura des hommes capables de se pencher sur son œuvre. Les traits de l'immoraliste, bien loin de demeurer vagues et incertains, sont devenus plus marqués et plus accusés d'année en année. L'esprit de métamorphose, le génie protéen de Gide ne peuvent rien contre ce destin de l'artiste créateur: il laisse derrière soi une figure, une image de lui-même susceptible d'être retouchée jusqu'à la dernière minute, mais que la mort fixe à jamais. Et si ce n'est pas du Christ (aussi misérable que nous soyons) que nous avons cherché la ressemblance, notre grimace éternelle risque d'être celle d'une dernière convoitise, d'un suprême assouvissement.

Bien sûr, l'esthète demeure en Du Bos, après la conversion; tous les plis persistent qu'il a pris au contact des esprits dominateurs qui ont régné sur lui depuis son enfance. Dans ses admirables Commentaires au bas d'un grand texte (Approximation Vie série) –il s'agit du bref récit trop peu connu que Paul Claudel a donné de sa conversion– Du Bos note que Claudel, ramené à Dieu par un coup de foudre, se retrouvait chrétien mais sans que rien n'ait été changé à ses convictions philosophiques antichrétiennes: “Dieu les avait laissées dédaigneusement où elles étaient”. Il fallut quatre années à Claudel pour abattre les vieilles murailles des systèmes.
Charles Du Bos a connu lui aussi, au moment de sa conversion, ce qu'il appelle “la nuit obscure du seuil”, ce désaccord entre la croyance nouvelle et les conceptions qui encombrent toujours son esprit. Si le renouvellement des idées dépend en partie de notre vouloir, les habitudes de l'intelligence sont presque invincibles. En Du Bos, les fleuves d'une lecture innombrable ont creusé des lits qui ne se combleront plus. La Grâce en usera comme du reste, car au départ elle utilise tout dans un être. Ce n'est pas pour qu'il savoure “une détresse exaltante” que Dieu attire à la messe des Bénédictines un Charlie encore hésitant; mais il se met à la portée de ce cœur follement sensible. Et il sait où il le mène et par quels chemins.
Et sans doute ce Charlie sans défense, désaccordé, étranger à la vie simple et normale, que je n'ai vu respirer à l'aise et se dilater que dans ces décades de Pontigny si excitantes pour l'esprit, mais où un homme ordinaire au bout de peu de jours commençait à perdre le souffle, ce merveilleux poisson des grandes profondeurs qui se débattait misérablement, et parfois comiquement à la surface, nous voyons bien le secours que la pratique de la religion lui apporta: ce pathétique de tous les instants dont il avait besoin, –mais aussi une mise en place, une sublime orchestration de son drame intérieur, longuement commenté chaque semaine avec ce médecin de l'âme qu'est le prêtre,– et entre temps, le haut plaisir d'être à son tour le médecin des autres (une grande partie de ses journées était consacrée aux âmes qui se confiaient à lui). Nous accordons que Du Bos a pu paraître aux yeux de l'adversaire, et sur le plan le plus haut, chercher son plaisir, obéir à l'instinct de conservation. Cette belle âme, cette biche aux abois, le Journal nous la montre baignant ses plaies dans les eaux de la Grâce, et la voici rafraîchie, revigorée, délivrée d'une atonie plus redoutée que la mort.
Ce secours d'abord presque physique qu'il reçoit de la liturgie, un Journal du 28 janvier 1928 en témoigne. Charlie se lève après une nuit d'insomnie “due au redoutable triumvirat du nitrate d'argent, de la cocaïne et du café”:
“Quand ayant fini par m'endormir, je me réveillai à sept heures et demie, en dépit du bain, du petit déjeuner, de la halte chez le coiffeur, le refroidissement par la cocaïne s'accentuant, dans le taxi qui m'emmenait chez les Bénédictines de la rue Monsieur je grelottais. Lorsque j'arrivai, la messe chantée par l'Abbé Altermann –à qui derrière la grille les Moniales donnaient la réponse– venait de commencer. Je m'assis donc; c'est tout juste s'il me fut possible deux ou trois pendant la messe de m'agenouiller; prier activement, suivre même avec attention l'office, étaient hors de question; et cependant jamais je ne m'étais senti moins malade, plus vivant et plus joint qu'au sein de cette passivité: elle développait en moi un état réceptif qui me faisait accéder à la frange de l'intemporel Le Gloria, le Credo, le Sanctus, l’Agnus Dei jamais ne m’apparurent plus persuasifs et par-dessus tout, éternels. C'est comme si toujours aux Bénédictines la parole rituelle (que la sourde mélodie de l’Abbé Altermann en distille gravement la dignité!): per sacula sœculorum exprimait le sens même de tous les offices: le sentiment d'éternité couronnant la sensation d’intemporel, cette majesté à soi-même toujours égale, ces dimensions, cette échelle, ce refus précisément de rien prendre en considération qui n'ait pas les dimensions de l'éternité, cette souveraine importance de chaque parole, de chaque geste, cette liturgie à tel point imprégnée de signification que nos esprits, nos sensibilités, nos imaginations sont inaptes à assimiler séparément tout ce que chaque minute liturgique implique. (Ah oui, ce matin, et même en dehors des afflux de contrition, je répondais à tout, je répondais si je puis dire de toutes parts, avec incohérence, sans que l'Office, qui continuait de se dérouler, me permît de suivre jusqu'au bout l'une quelconque de mes propres réponses. Dans les chants, deux moments m'envahirent tout particulièrement: le Tu sol us altissimus du Gloria et l'attaque du Sanctus: l'affirmation qui par trois fois éclate, ce génie du christianisme qui consiste à ne poser qu'un idéal: celui de la sainteté, puis aussitôt, et comme du même mouvement semble-t-il, rabattant jusqu'aux virtualités de notre orgueil, tout en nous le proposant, de nous rappeler qu'il est réservé à Dieu seul. A la fin de l'Office, je caressais, si je puis dire, de la caresse du plus tendre des espoirs, la phrase si profonde de Léon Bloy que cite souvent mon ami Jacques Maritain (Jacques: avec quelle fraternelle affection ma pensée va-t-elle maintenant vers lui chaque jour!): “ll n’y a qu'une tristesse, c'est de n'être pas des saints”.
Nous voyons ici Charles Du Bos suivre à la lettre le conseil de son cher saint Augustin: se laisser porter, nager avec le courant. Mais s'il n'avait cherché que ses délices dans la liturgie retrouvée, s'il avait misé sur les “saintes douceurs” et sur les “adorables idées” pour l'exalter, pour l'arracher à son atonie, s'il en avait usé comme de piqûres, il n'aurait pas “tenu le coup” héroïquement comme il l'a fait, il n'aurait pas persévéré, il n'eût pas été ce fidèle à toute preuve qu'il demeura jusqu'à la mort, –parce qu'un moment finit presque toujours par arriver pour le commerçant, où ces lièges de la religion sensible qui le soutenaient à la surface deviennent, tout à coup, de plomb. C'est peu de dire alors qu'ils ne le portent plus durant ces périodes: tout ce qui l'enchantait le fatigue, tout ce qui l'exaltait l'ennuie. Les paroles rituelles perdent le pouvoir d'incantation, se vident peu à peu de leur sens ineffable jusqu'à ce que les oremus redeviennent à la lettre pour lui des oremus. D'ailleurs s'il existe ici et là un Solesmes en France (mais les Bénédictines ont fui la rue Monsieur. Quelle tristesse que cette chapelle où Dieu parla à Huysmans, à Psichari, à tant d'autres, soit vouée à la destruction!) –si Auteuil possède une Abbaye rue de la Source, l'atmosphère de la plupart des paroisses, dans les grandes villes, n'est nullement propre à satisfaire de dévotes sensualités. L'administration envahit tout; les voûtes retentissent d’appels de fonds, de bilans et de statistiques. Un converti qui en est au point de ne plus assister, le dimanche, qu'aux messes tardives, on peut le considérer comme perdu. (C’est la messe d’onze heures de sa paroisse qui acheva de dégouter Jacques Rivière) Et qui dira, durant l'exil de l'été, dans certaines campagnes, ce que dégage pour une âme faible et désenchantée la mortelle mécanique du culte, les sermons poussiéreux ou imbéciles? Eh quoi! une telle croûte d'ignorance, un tel enduit de bêtise encrasse la vérité révélée? Toutes ces humbles et héroïques vertus qui naguère l'édifiaient maintenant l'irritent. C'est l'heure des ténèbres pour l'esthète “fou de Grégorien” et qui s'excitait, rue Monsieur ou rue de la Source, sur le rose et sur l'or des chasubles; c'est l’heure du doute pour cet esprit sans théologie ni doctrine (“et si pourtant ce n'était pas vrai?”) et soudain la convoitise qu'il croyait morte surgit du fond boueux de l'être, et gronde et renifle et commence à courir sur de vieilles pistes.
Ce n'est pas là l'histoire de Du Bos: la théologie, cet ami de Maritain, ne la négligeait certes pas. Mais enfin, c'était le Dieu de l'âme qui était son Dieu. Le royaume de Dieu était, à la lettre, au dedans de lui. Je doute qu'aucun exposé doctrinal l'ait beaucoup aidé, s'il a connu ces “intermittences du cœur” dont souffrent aussi parfois nos rapports avec Dieu. Ah! ce n'était pas pour rien que Charles Du Bos rappelait si souvent le mot de Coventry Patmore: “A celui qui attend toutes choses se révèleront, à condition qu'il ait le courage de ne pas renier dans les ténèbres ce qu'il a vu dans la lumière”. Je gage que dans les derniers cahiers du Journal inédit, il ne doit plus guère être question de “détresses exaltantes” suscitées par de merveilleuses messes. Et sans doute un homme de lettres converti cède trop, dans les premiers temps, au plaisir de se regarder et de se décrire. Nous appartenons tous à la postérité de Jean-Jacques, et l'exhibitionnisme d'un Gide, d'un Jouhandeau, transposé dans l'atmosphère catholique, donne ces confidences sur les grâces reçues. Mais il faut être indulgent à la joie, aux pleurs de joie du prodigue qu'éblouit le luxe de la maison retrouvée et que la première coupe de vin rend comme fou.
L'ivresse sera courte, soit qu'une hideuse rechute rabaisse le néophyte qui jouait à l'ange, soit qu'à la longue, le confesseur trop connu s'use lui aussi, et que même le plus saint devienne à ses yeux une pauvre créature pareille aux autres (nous finissons par connaître mieux que nous-même l'homme à qui nous nous livrons). Ce qui nous reste, c'est la Pénitence et c'est l'Eucharistie: rien de moins que la miséricorde et que l'amour incarnés. Que le converti y persévère et il sera sauvé. L'assistance à la messe basse, chaque matin, demeure la pierre de touche de sa fidélité.
A cette messe sans faste, expédiée peut-être par un vicaire surmené, Charles Du Bos est demeuré fidèle jusqu'à la fin, et, pour l'en arracher, il a fallu l'exigence de Dieu lui-même signifiée par la maladie. Dieu savait dès le commencement où il voulait mener son enfant ratiocineur, cet assembleur inspiré de paroles et de nuées qu'il inondait, rue Monsieur, d'une Grâce trop sensible: c'était à ce lit, à cette épreuve des épreuves, non point tant à la maladie où l'on s'installe qu'à l'intolérable souffrance physique, celle qui ne laisse à l'âme aucune possibilité d'évasion, qui oblige le patient à se ramasser sur ce qu'il y a de plus animal en lui.
Ce sommet une fois atteint, à une âme tendre comme était celle de Charlie, nous n'avons pas à demander compte de ses confidences et de ses larmes. Il ne faut pas s'en tenir au sensible ni surtout s'y fier; pourtant, lorsque le sensible est dépassé et que la croix est étreinte dans sa nudité, ces pleurs qui de nouveau jaillissent, nous savons bien que la voix des Moniales ou de l'Officiant ne les suscite plus, ni la beauté des paroles et des gestes rituels, –mais la présence de cette petite hostie que l'homme de lettres trop subtil accueille en lui et presse contre son cœur avec le tremblant amour d'une femme humble et illettrée.
Car cela aussi est rendu à ce mandarin: la communion avec la foule, le sens de cette communauté du destin, cette découverte que nous sommes tous embarqués sur le même vaisseau, pour le même voyage. Non qu'il ait jamais été indifférent à autrui; mais en dehors de ses amis, ce qui le reliait aux autres c'était la dévorante curiosité qu'il avait de leur âme; encore fallait-il qu'il les en jugeât dignes, car les hommes ne l'intéressaient qu'à partir d'une certaine hauteur et d'une certaine souffrance.
Cette curiosité qu'il avait de lui-même, cette passion d'y voir clair il ne l'appliquait qu'aux morts et aux vivants de sa famille spirituelle, à ceux aussi qu'il appelait “ses étrangers” (Goethe était de ceux-là); et il allait et venait de lui à eux par de profondes et patientes sapes. Il demeure, après Jacques Rivière, le seul critique du monde intérieur que notre génération ait compté.
Hé bien, sur ce point précis, nous voyons comment le catholicisme ne détruit rien dans un être qu'il envahit et se sert de ce qu'il y découvre. Du Bos est passé sans effort de la catégorie du beau à la catégorie du meilleur, de la curiosité des âmes à l'amour des âmes. Comme Gide assurait que, pour lui, se convertir ce serait se dépouiller de tout, le jeune Jacques Rivière (dans une lettre du 4 janvier 1913) lui répondait: “J’aime la facilité du catholicisme et tout ce qu'il me permet d'emmener avec moi”. Il en admirait la merveilleuse aptitude “à rendre son emploi à tout ce qu'il y avait de bon dans l'âme fidèle”. Ce qu'il n'ajoutait pas, notre Rivière, ce que peut-être il ignorait encore, c'est que la Grace qui laisse le néophyte emporter avec lui tant de choses de son passé, se réserve souvent de l'en dépouiller en cours de route.
Que le converti de la veille s'ébroue au contact des sacrements retrouvés et de la sainte liturgie vécue jour après jour dans sa plénitude, que sa faculté d'analyse, le goût de se décrire continuent de jouer quelque temps encore, cela n'importe guère dans cette âme trop diserte, Dieu connaît la zone de silence où il réside, et qui, de communion en communion, va s'approfondissant. Il entend la parole pour lui seul de cette pauvre âme, ce “Seigneur je vous donne tout” de Pascal que si peu (même parmi ses amis) ont la force de lui adresser. Cette unique parole recouvre toutes les autres dont Du Bos se grisait et dont il nous enchantait. (Gide l'appelait un jour “notre pauvre rossignol”). C'est à ce “je vous donne tout”, c'est toujours à ce seul mot que le Christ prend ses bien-aimés. C'est le seul qu'il attende de nous. Mais notre lâcheté, le plus souvent, ne s'y résigne qu'à l'heure de la mort, lorsque tout déjà nous a abandonnés. Je pressens que Charles Du Bos, lui, eu proie aux mille difficultés d'un monde contre lequel il luttait, à armes tellement inégales! dut donner son consentement bien avant l'approche du dernier sommeil.
On dit des grands mystiques qu'ils viennent à nous du pays de la vérité, qu'ils sont des témoins de l'invisible. Mais de simples fidèles comme Du Bos, des chrétiens imparfaits tiennent, à leur rang modeste, ce rôle de témoins, pour nous qui les avons connus et aimés. Tout ce qu'ils nous assurent avoir vu et entendu, contemplé et touché, concernant le Verbe de la vie, nous le reconnaissons pour vrai. Leur expérience rejoint la nôtre, nous n'avons pas rêvé ces choses; ils parlent d'une réalité qui nous est familière, et pas seulement à nous mais au Gide agenouillé et en larmes de Num quid et tu et à beaucoup d'autres aussi. Bergson assure que “quand le vrai mystique parle, il y a au fond de la plupart des hommes quelque chose qui lui fait imperceptiblement écho”, et il invoque le témoignage de William James qui, n'ayant jamais traversé l'état mystique, ne lisait aucun récit de cet ordre sans qu'une correspondance en lui s'éveillât.
Charles Du Bos a fait coïncider le Dieu intérieur, le Dieu de l'âme avec le Dieu révélé, avec le Christ, –cette voix au dedans de lui avec celle qui retentit encore sur le monde après dix-neuf siècles et qui a renouvelé la face de la terre. C'est cela se convertir: c'est identifier cet Inconnu en nous. Charles Du Bos n'a pas en vain concentré sa puissance aiguë d'attention et de réflexion sur lui-même et sur ses maîtres familiers de la littérature européenne. Il a pris le plus sûr chemin vers Dieu, celui qui nous est commun à tous –que nous ayons ou non la foi– et que les incroyants peuvent suivre longtemps à nos côtés: le chemin qui traverse tout l'homme pour aboutir au Verbe fait chair.

Notes

  1. Voir notamment Confluences, n°11 (juin 1942).

Current Page Discussion [edit] [history]