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Cinquante ans

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I

LA QUERENCIA

L'instinct qui me pousse à prendre racine sur ce coteau ne se confond pas avec le désir de retrouver, de rejoindre ma vie révolue. Il me semble plutôt que j'arrange la maison et la rends confortable en vue de mes futurs hivers ou plutôt de cet atroce hiver dont la mort est le printemps et qui a nom la vieillesse.
J'ai lu dans l'admirable livre d'Ernest Hemingway: Mort dans l'après-midi, que les Espagnols appellent querencia l'endroit de l'arène choisi par le taureau et où il se réfugie. Rien n'est si périlleux que de l'estoquer dans sa querencia et, avant la mise à mort, le matador le plus téméraire s'efforce d'abord de l'en éloigner. Malagar est ma querencia. De sa terrasse, j'espère regarder l'éternité sans trop cligner des yeux... Mais ce choix d'un endroit pour s'accoter, pour se colleter avec la mort, c'est un instinct de fauve traqué, et non une idée d'homme. A aucun moment de ma vie, aussi longue soit-elle, je ne croirai que l'heure de la querencia a sonné.
Quelquefois, je mets la main sur ma poitrine, j'épie mon cœur, songeant que voilà plus d'un demi-siècle qu'il bat. Rien ne trahit encore sa fatigue. Aucun avertissement ne me vient de ce corps pourtant fragile. L'accablement de ma jeunesse, ce que j'appelais mes dépressions, j'en éprouve beaucoup moins les atteintes. Aux écoutes de ce corps vieillissant, je ne décèle aucun bruit suspect, aucune intermittence.
Certes, mes organes me sont connus: je sais que mon foie fait semblant de tout supporter, qu'il se résigne aux vins que j'aime, et que dans les circonstances solennelles d'une opération, il me trahit, refuse les anesthésiques, se venge, mais manque son coup et croyant me conduire aux portes de la mort, m'ouvre celles de l'Académie française. Je n'imagine donc pas qu'aucune sonnerie d'alarme m'oblige jamais à aller attendre la mort sur mon coteau... ou alors la sonnerie sera telle qu'il me paraîtra plus expédient de demeurer à portée des secours humains.
La vérité, c'est que je suis fixé à Malagar parce que j'appartiens à l'innombrable espèce de chèvres qui non contentes de brouter là où on les attache, s'y obstinent, une fois la corde rompue, et ne s'éloignent plus jamais du piquet qui a fixé une fois pour toutes leur destin.

II

LIEUX HÉRITÉS, IDÉES REÇUES

Tout s'en va, tout se consume de l'héritage des ancêtres, sauf le fonds d'idées qui nous sont transmises. Je le savais, je l'ai toujours su. Si j'en prends une conscience plus nette à mesure que je vieillis, c'est pour réagir contre elles. Les événements m'atteignent comme ils ne le faisaient pas dans ma jeunesse. Je m'étonne qu'il ait fallu tant d'années... L'âge où me voilà arrivé marque la fin d'une insensibilité étrange à la réprobation temporelle des quatre cinquièmes de l'humanité.
Quand j'étais jeune, personne au fond ne m'intéressait, hors les êtres que j'aimais. Mon cœur aimantait les créatures avec qui j'avais partie liée, et le reste baignait dans des demi-ténèbres d'où montait une rumeur que l'habitude m'empêchait d'entendre.
Les êtres qui se croient sensibles parce que la créature n'a jamais cessé de les charmer ou de les torturer au long d'une jeunesse interminable, sont en réalité des monstres d'indifférence et d'inattention. En dépit du vers romantique: “Un seul être lui manque et tout est dépeuplé...” tout se repeuple au contraire à l'âge où les êtres reculent, laissent l'arène libre, où le cœur exténué n'arrive plus à se tromper lui-même et où presque personne ne franchit plus son seuil qui n'ait une requête à présenter. Le lien d'un écrivain de cinquante ans avec l'humanité, c'est cette manie imbécile des livres à signer, les demandes de conférences, les manuscrits à lire, les réfugiés politiques à aider... Alors seulement, de ce tournant où le voilà parvenu, il mesure la part immense de sa vie que presque à son insu il a donnée aux sentiments et aux passions. Ainsi occupé, accaparé, il ne lui restait guère le temps de discuter les idées trouvées dans son bagage, trousseau fourni par la famille à l'entrée de la vie.
A l'ombre des arbres et dans le morne des maisons représentées ici, j'ai eu conscience assez tôt que certaines de ces notions me faisaient horreur, que d'autres agissaient comme un levain enfoui, mais toujours détourné au profit d'un très petit nombre de créatures, et je n'essayais pas de tirer au clair ces mouvements de ma nature profonde. Mon œuvre romanesque est née, en grande partie, de cette inattention.
S'il est vrai, comme quelques-uns l'assurent avec beaucoup d'exagération, qu'elle constitue un virulent réquisitoire contre ma classe, c'est sans doute dans la mesure où il n'y entre rien de délibéré. Ma critique a jailli sans parti-pris d'aucune sorte, délivrant une irritation, une colère, un dégoût, une honte, le tout enrobé d'un sincère amour, d'une tendresse passionnée.
Au vrai, j'acceptais les yeux fermés un monde où tout m'était facile et où j'avais le loisir d'être malheureux à ma manière et sur un plan que je croyais supérieur. La place que j'occupe aujourd'hui, le rang où me voilà installé sans effort, je ne le dois nullement à des habiletés, ni à des sapes. Je me suis peu poussé, ni ne fus très ambitieux au sens balzacien. Simplement, dès le départ, ayant à mon actif ce qu'il faut d'argent pour travailler sans souci, une famille honorable, une province, des souvenirs d'enfance, une sensibilité religieuse, fortifiée par un refoulement inhumain, la faveur des muses et le don d'écrire, je me suis laissé porter. Un instinct m'avertissait sans doute que je pouvais vivre dans l'ordre du cœur à ma guise et que tout le reste irait de soi, me serait donné par surcroît. Dès l'article de Barrés qui salua mes Mains jointes, je reconnus le coup de sifflet de l'homme galonné pour annoncer le départ: j'étais sur les rails jalonnés de stations prévues.
Et pourtant il n'échappait à aucun critique, ce frémissement secret de mon œuvre, cette angoisse, ce déferlement d'une mer invisible contre le bloc des idées reçues, ce remous autour de la religion trouvée dans mon héritage, mais qui allait vivre en moi, me dominer, s'imposer avec la patience, l'entêtement de l'amour. Dieu aura été, dans ma vie, incarné dans le Fils, et il y aura occupé la place d'une amitié souvent importune —de cette importunité que nous reprochons à ceux qui nous aiment plus que nous ne les aimons.

III

LA RELIGION DE MON ENFANCE

Au point où nous voilà arrivés, j'hésite, craignant de risquer le moindre blâme, de mal parler des morts, des pauvres morts. Je voudrais ne rien avancer qui ressemblât à une critique, à un reproche. La seule expérience qui échappe totalement à l'homme, c'est de pouvoir recommencer sa vie dans des conditions différentes. L'être que je serais aujourd'hui si, à dix-huit mois, j'avais perdu ma mère catholique au lieu de perdre mon père incroyant, est inimaginable. Je ne le connaîtrai jamais: les possibles n'existent que dans la pensée de Dieu. J'ai cru parfois réussir à séparer en moi les éléments hérités des éléments acquis. Mais c'est un leurre: il ne s'en trouve aucun à l'état pur; ils ont réagi les uns sur les autres, se sont fortifiés en s'opposant. Ce qu'on appelle mon talent, mes dons, prennent leur source au plus épais de cette bataille, de cette mêlée.
Le vrai est que mon éducation, les idées de mon milieu allaient dans le sens de cette faiblesse, de cette fragilité physique dont témoigne mon squelette, ces ossements légers que je palpe quelquefois, la nuit, quand le corps allongé et les pieds joints, je me considère tel que je serai quand je ne serai plus.
Né fragile, dès que j'ai pu juger le monde qui m'entourait, je n'y ai entendu que des paroles de prudence; je l'ai vu s'assurer contre tous les dangers, éliminer tous les risques, bien qu'il n'y ait eu aucun des miens qui n'ait accueilli la mort d'une âme égale. De l'arrière-grand-père mort sous l'Empire, celui qui vers 1840 acheta Malagar, je sais qu'il était fort sentencieux et développait volontiers les trois points du même discours: ordre, travail, économie. Je suis né au plus beau moment de la troisième période, lorsque la fourmi entasse. Mettre de côté, placer, accroître le capital: “ Vous me remercierez plus tard...” et autour du trésor, la garde montée, la mobilisation de l'instinct conservateur.
Petites fortunes que nous jugions grandes et dont le total représentait moins que le revenu mensuel du moindre des capitaines d'industrie qui campent dans les capitales d'Europe. Elles nous paraissaient saintes et vénérables, utiles à l'Etat, agréables à Dieu.
Il ne serait pourtant pas juste de prétendre que la religion elle-même était utilisée pour la défense de ce patrimoine. La propagande religieuse, dans mon enfance, parmi les métayers et les fermiers, correspondait réellement à une obligation, à un devoir, à un ordre de la conscience. Peut-être s'y mêlait-il, plus ou moins confuse, l'idée dont les socialistes ont fait tellement grief à l'Église: qu'un peuple chrétien est plus soumis, plus résigné... Mais dans ces landes depuis trois cents ans dans la famille de ma grand-mère Mauriac, la partie, chez les métayers, sur le terrain religieux paraissait tellement perdue, que leurs maîtres ne pouvaient se faire aucune illusion, et l'apostolat du curé ne correspondait qu'au sentiment très élevé qu'il avait de sa mission. Il leur apportait la vérité à domicile et par tous les temps, donnait des conférences avec projections, dans les quartiers les plus perdus. De but poursuivi, l'objectif immédiat, c'était qu'ils fissent leurs Pâques. D'importance attachée alors à la manifestation extérieure pouvant se chiffrer et fournir les éléments d'une statistique, me semble avoir été une des aberrations les plus étonnantes de nos milieux. Je dois à la vérité de dire que chez nous, rien ne fut jamais imposé: je me souviens d'un métayer qui s'obstinait à envoyer sa fille non chez les Sœurs comme tous les autres, mais chez “la demoiselle”, ainsi qu'on appelait l'institutrice laïque. Je crois me souvenir que ma mère l'aimait bien, malgré cette indépendance. La seule pression qu'on se permît, consistait en un déjeuner offert le jour de Pâques à la sortie de la messe et qui réunissait ceux qui avaient accompli leur “devoir”, —pas même un grand déjeuner... Lorsque les circonstances obligèrent de supprimer ces agapes, les Pâques furent abandonnées.
Un catholique de mon âge et qui a de tels souvenirs, peut mesurer les progrès immenses des méthodes d'apostolat, depuis trente ans. L'action catholique, qui associe les laïques au clergé, et qui fut la grande pensée du pontificat de Pie XI, nous fait vivre aujourd'hui dans un autre monde que celui de mon enfance. Des mouvements comme la J.O.C., la J.A.C., la J.E.C., en sont les fruits admirables.”
Si les choses de Dieu entraient dans le système de conservation, de préservation, dont je parlais plus haut, c'était sur un autre plan et dans un autre ordre. La mort ne pouvant être éliminée, la vie éternelle participait à l'ensemble des préoccupations familiales. La métaphysique de mon enfance se rattachait à ce genre d'assurances pratiqué plus tard et qu'on désigne sous l'appellation de “tous risques”.
Le renoncement aux biens de ce monde qu'ordonne la loi chrétienne et à quoi la mort vous oblige, s'alliait aisément à la satisfaction de laisser, pour sa descendance, un héritage accru. On renonçait à tout en ne renonçant à rien; et on ne renonçait à rien sans aucun scrupule, parce que la certitude du droit des possédants était ancrée au plus profond de la conscience bourgeoise. “Ordre, travail, économie”: l'arrière-grand-père savait ce qu'il lui en avait coûté pour acheter Malagar. Cet argent gagné, économisé peu à peu, ce trésor que le fils avait mission de quintupler, ce fruit de tant de peines et de veilles, comment l'idée leur serait-elle venue que l'État pût avoir une autre mission que celle de le protéger contre les paresseux, contre les malchanceux, ou contre les ambitieux trop pressés? Quel autre devoir l'aurait emporté, pour un bourgeois, sur celui d'accroître l'héritage, d'assurer aux enfants une plate-forme de départ vers de plus hautes destinées?
Je me souviens du sentiment sincère d'indignation, de révolte, que suscitait le socialisme, ou du moins l'idée qu'on s'en faisait dans ces milieux. C'est que plus près de la source que nous ne le sommes, nos parents savaient ce qu'il en avait coûté pour bâtir ces fortunes moyennes. “Vos grands-pères étaient vaillants”, nous disait-on. Ce mot de vaillance, venu de la Chevalerie, s'appliquait aux petits bourgeois qui avaient su profiter du Second Empire, de cette période prospère dont ils parlaient encore avec nostalgie. Mes deux grand'mères “de bonne famille” avaient l'une et l'autre épousé des hommes “qui s'étaient faits tout seuls”. Aussi ai-je été élevé dans cette idée que ce qu'il y a de plus respectable au monde, c'est l'argent honnêtement gagné par un négociant parti de rien, qui ne doit rien à personne et qui a acquis le droit de s'allier à une vieille famille. Ces grands-pères étaient d'ailleurs d'une réelle générosité (presque ostentatoire chez l'un d'eux, à la fin de sa vie).
Il faudrait parler de leurs vertus; ils en eurent sans doute, et peut-être aussi des vices... Mais rien ne m'en est connu. Les images que ma mère nous retraçait d'eux, je les considère avec méfiance comme des photographies retouchées. Il ne s'agissait d'ailleurs que de traits de caractère, de manies. Même à leurs proches, ils ne livraient que la surface. Et ce que les proches ont pu connaître ou soupçonner, ils ne nous l'ont pas dit. Chaque génération a la bouche cousue.

IV

LES MIENS

Quelquefois, quand je m'observe moi-même à certaines places, sous certains costumes, dans certaines compagnies, je me dis que ce qui s'accomplit dans ma carrière, c'est l'ambition obscure, le désir de ceux qui ne sont plus... Qu'était donc ce père que je n'ai pas connu? Il aimait les lettres. Ce goût lui venait de sa famille maternelle (un de mes grands-oncles landais écrivaillait). Je sais que mon père faisait de mauvais vers. Il achetait de belles éditions de Montaigne et de La Bruyère. Comme il était l'aîné, on l'avait mis d'office dans les affaires, alors qu'il eût préféré poursuivre ses études classiques. Il avait très tôt perdu la foi et j'ai retrouvé des lettres pathétiques de prêtres qui le chérissaient. Toute notre enfance, pour son salut, et pour celui de mon grand-père, s'est inquiétée et a prié.
Il réagissait violemment contre la religion telle qu'elle se manifestait dans la famille de sa femme et dans la vie politique du pays, au lendemain de la guerre de 70. S'avouait-il que son libéralisme bourgeois n'était pas une moindre caricature de l'idéal qu'il désignait peut-être sous le nom de libre pensée? Qu'ont fait les partis en France, depuis toujours, sinon d'embrigader tout idéal, de le mettre au service de leurs intérêts de classe ou de caste, financiers, électoraux?
Mais je m'éloigne de mon premier dessein qui était d'évoquer tels que je les imagine, les habitants de ces maisons, les propriétaires de ces propriétés... Tenant l'un des bouts de la chaîne, c'est-à-dire la créature que je suis, je me faisais fort de remonter d'anneau en anneau jusqu'à ceux dont je suis sorti. Oui, il y faudrait cette espèce de courage qui se confond avec le sacrilège. La lumière crue dont un Jouhandeau inonde les personnages morts ou vivants de son drame, éclairerait les miens avec une cruauté peut-être plus terrible et d'ailleurs gratuite, car de quel droit juger ceux dont je ne sais rien et sur quelles dépositions? Sur quelles preuves? Même s'il n'y avait ma famille vivante pour m'en empêcher, je me heurterais en moi-même à une honte, à un refus. Grâce à l'alambic du roman, j'ai transformé en images toute cette masse obscure, toute cette matière bouillonnante des secrets bien gardés, peut-être imaginaires, que rien ne trahissait, sinon le silence des témoins. Des livres si chargés, si lourds, viennent de plus loin que leur auteur. De pauvres morts oubliés y gémissent peut-être, dont le nom était banni des conversations. Ils se rattrapent, comme on dit... Ils remontent à la surface, flottent entre deux eaux, viennent coller leur figure inconnue à la vitre d'une histoire. Ils pleurent au-dedans de moi. Ils me disent: “Nous te chargeons de notre fardeau. Prends ces cœurs empoisonnés dont nous sommes morts, compose avec cette misère une œuvre qui oblige les vertueux à réfléchir, à s'interroger...”
Lorsque nous entendons ce reproche: “Pourquoi des livres si noirs?”, nous songeons que nous devons être doués d'une seconde vue, d'un sens qui fait défaut à la plupart des hommes, d'une faculté d'attention particulière, parce que nous n'inventons rien, nous n'imaginons rien, sinon ce qui existe déjà. Béni soit un monde sans yeux, sans imagination et sans mémoire centré sur l'assouvissement fonctionnel: boire, manger, dormir, jouir. Pour penser, leur journal s'en charge. Ils reçoivent du dehors leur système. On dépose devant leur porte le pot de lait, le journal qu’ils réciteront par cœur. Les chrétiens s'aident du calendrier: “Quelle scie, demain la Toussaint, il faut aller se confesser.”
Le petit nombre cherche, trouve ou ne trouve pas, mais cherche. Ceux qui sont partis dans leur voyage de découverte, munis de quelques livres... ce sont nos lecteurs: ils tiennent notre main dans cette nuit où ils se débattent.

V

CROIRE...

Ce n'est pas que nous soyons désespérés, nous qui pressentons le mot de l'énigme... Oh! nous ne faisons pas les fiers! En quoi consiste notre foi? Est-ce une vraie foi? A quoi se ramène pour moi le catholicisme? Un ensemble de formules et de rites imposés dès ma naissance, que je n'ai pas choisis mais qui m'ont permis d'atteindre le Christ aux périodes bénies de ma vie et qui, durant les mauvaises passes, m'obligeaient à garder le contact avec lui, à ne pas le perdre de vue. Je savais qu'il était là, à portée de mon cœur, de ma bouche. Tout retour pouvait être immédiat, et le courant d'amour, rétabli sur l'heure, grâce aux Sacrements. Un père Jésuite m'a dit un jour: “Le catholicisme, c'est la grande route carrossable pour aller au ciel, mais il existe des sentiers de chèvres...” Heureuses chèvres! ai-je pensé en certains jours d'irritation et de révolte. J'aurai sué sang et eau dans les confessionnaux horribles et bénis de ma foi.
Mais Vous, mon Dieu, vous voilà, c'est vous, tel que vous êtes: homme de trente ans, ouvrier et Juif; ce que beaucoup parmi ma classe plus ou moins consciemment redoutent ou méprisent par-dessus tout: ouvrier et Juif. La dispersion de ceux de votre race avait commencé bien avant vous, et déjà ils étaient méprisés et haïs. Chaque parole que vous avez dite retentit en moi avec une fraîcheur telle, que j'ai l'assurance (je ne le confie à personne) de discerner du premier coup les paroles authentiques de votre Évangile et celles qui ont pu être modifiées. Elles ressemblent à ces puits sur lesquels je me penchais, enfant, et très loin, le reflet du ciel tremblait à travers les capillaires.
Chacune d'elles est vivante et comme incarnée dans ceux qui vous aiment. Si j'étais réprouvé, vous ne m'enverriez pas vos anges. Il m'est donné de vous voir dans de très humbles créatures qui dissimulent bien mal ce fardeau d'amour dont vous les accablez. Je ne pense pas à leur demander raison de ce monde atroce: la réponse suffit de leur amour pour vous; il se manifeste par une charité dévorante qui se détache sur le fond de férocité du monde où nous sommes. A l'âge que j'ai atteint, il n'existe à mes yeux que deux témoignages irrécusables de la Grâce, en ce monde: la sainteté, telle qu'elle se trahit dans certaines pauvres filles, dans les jeunes gens et dans les prêtres; et l'inspiration: celle d'un Bach, d'un Mozart, d'un Rimbaud. Le saint, le musicien et le poète, je n'ai plus aujourd'hui d'autres répondants de ma croyance, mais à certaines heures ils la transforment en évidence. Bien sûr, je ne l'entends pas au sens de critère universel: je sais que ce que je vois ou j'entends, d'autres ne l'entendent ni ne le voient. Parfois, en écoutant un andante de Mozart, il me semble découvrir sur le sable désert parmi les varechs et les méduses mortes, l'empreinte pure d'un pied d'enfant: c'est la trace de Dieu, non pas cette griffe effroyable dont parle Baudelaire, mais ce signe vivant d'un passage, d'une absence momentanée.
Cette promesse du Christ selon saint Jean: “Si quelqu'un m'aime, il gardera ma parole, et mon Père l'aimera, et nous viendrons à lui, et nous ferons chez lui notre demeure...”, cette promesse se vérifie à mes yeux avec un éclat parfois intense et parfois plus voilé, au point qu'il m'arrive de céder à l'élan d'une prière, à un désir d'adoration, devant telle créature intimidée et chétive.
Mais que j'aurais à dire ici! Du point de vue où je souhaiterais me placer, rien n'a été dit, il me semble. Il existe une fausse sainteté, —non au sens de la grossière imposture de Tartuffe— fausse en dépit ou peut-être même à cause de l'effort sincère, héroïque, de l'homme qui s'y applique. Mais impossible de m'aventurer sur cette route périlleuse. Je mourrai sans avoir exprimé sur ce sujet ma pensée véritable. Quand nous songeons à tel ou tel type humain, fruit d'une déformation douloureuse, nous devrions voir avec évidence qu'il ne correspond pas à ce que Dieu attend de sa créature. Il semble que la pénitence telle qu'elle est prêchée et pratiquée dans l'Évangile... Mais laissons cela.
Si je me représente la religion telle qu'enfant je l'ai observée autour de moi, il me semble qu'il y avait chez certaines femmes de ma famille un principe de force, de grandeur, de violence, dont leur religion ne bénéficiait pas, comme elle l'aurait dû, qu'elle combattait au contraire au lieu de s'en nourrir et de le tourner en sainteté. Pourtant, durant leurs dernières années, elles eurent moins peur de Dieu à mesure qu'elles approchaient de la mort. La souffrance héroïque les détacha d'une religion où l'accent était mis sur la restriction, sur la défense, sur l'interdit, les initia à l'abandon entre des mains aussi douces que puissantes, et elles s'endormirent paisibles, heureuses, sûres d'être choisies et aimées. Mais elles avaient vécu dans la méfiance et dans la peur, comme le comptable d'un maître méchant, qui n'en finit pas de recommencer ses additions, elles qui étaient faites pour le don héroïque...
Pendant une grande partie de ma jeunesse, j'ai hérité de cette attention aux vétilles: honteuse misère des scrupules, mal si répandu parmi les fidèles qu'il devrait inquiéter l'Église enseignante, non sur la vérité de ce qu'elle enseigne, mais sur l'image de Dieu que les théologiens de tous les temps ont créée à leur ressemblance et imposée à des générations de chrétiens torturés.
Scrupules sur des points de néant, absence de scrupule sur l'essentiel: il est étrange que tant de chrétiens sincères et même passionnés aient pratiquement confondu la charité avec l'aumône, et ne se soient jamais accusés de péchés contre la justice alors que tout ce qui touche aux observances du dehors leur demeurait un sujet d'inquiétudes sans nombre.
Quant à la pureté... Là encore il vaut mieux se taire. Si j'osais faire la critique de l'éducation reçue autrefois dans certains milieux, si j'osais parler de cette cohabitation d'un enfant avec un monstre qui était lui-même et que non seulement il ne pouvait voir sans crime, puni d'un châtiment éternel, mais il suffisait d'y penser, d'en parler... et toutes les conséquences: angoisse, honte, larmes... Qu'importent ces méthodes funestes heureusement corrigées aujourd'hui si “tout est vrai” comme disait Rimbaud sur son lit de mort! Et d'ailleurs, sur ce point plus que sur aucun autre, il demeure impossible de discerner dans l'homme que nous sommes la part de l'éducation et celle de la nature. Je ne jetterai certes pas la pierre à ceux qui m'ont élevé. Je demeure persuadé que par la voie de la liberté, je serais arrivé au même point où m'a conduit une éducation janséniste. L'homme que nous sommes, existe dès le départ dans ses traits essentiels: librement ou à travers mille obstacles, nous finissons par le devenir.
En dépit de ces déformations, la Vérité m'aura été transmise; elle en aura même tiré profit: la grâce se sert de la nature: tout lui est bon et même le pire pour atteindre à ses fins dans un homme.

VI

L’OUBLI

Cet homme, que je suis devenu, restera inconnu, et ce n'est pas de ces maisons ni de ces paysages que nous devons attendre son secret. Ils ne nous racontent rien non plus des anciens qui ont vécu là et dont pourtant les vieilles correspondances encombrent encore les tiroirs, mais ils dorment au delà de l'oubli. Il existe comme un oubli de l'oubli: ce temps où les descendants ne savent même plus qu'ils pourraient se souvenir, s'ils faisaient un effort, de ces morts dont ils sont sortis. Cendre, poussière, néant peut-être préférable à la fausse image qu'un écrivain laisse de lui lorsqu'il ne périt pas tout entier. Si jamais je survivais, je sais bien que ce ne serait pas moi, puisque même de mon vivant je ne suis pas cet homme que les autres imaginent et que je ne sais pas moi-même qui je suis.
L'impossibilité de survivre se rattache au mystère de la personne. Ce qui disparaît, c'est justement ce qui centrait les êtres différents dont nous sommes composés. La mort rompt le faisceau et éparpille au hasard des esprits qui les recueillent, des fragments de cette “somme” que nous étions. Pour la reconstituer, il faut travailler non sur la personne vivante, mais sur des textes, sur des lettres (ce qu'il y a au monde de plus mensonger) sur des journaux prétendus intimes et toujours destinés au public. Nous ne disons jamais l'essentiel même quand nous en avons le désir. Pour ce qui touche aux lettres, le mot même de “correspondance” devrait nous donner à réfléchir: cela seul importe de correspondre à une certaine image que se fait de nous-même l'être à qui nous écrivons.
Nous haïssons les “vies romancées”, et pourtant toute biographie est romancée et ne peut pas ne pas l'être. Quand j'essayais de pénétrer le secret de Racine, je sentais bien que je n'allais pas au delà du seuil. On racontera, sous mon nom, l'histoire d'un personnage fabriqué d'après des données fausses et de fausses confidences. J'ai déjà lu un François Mauriac; la bande portait cette annonce: Un cœur sans amour. Le livre ne contenait pas une date qui ne fût inexacte, une précision qui ne fût une erreur. Et pourtant, on le consultera plus tard, si je survis.
Cette loi de l'oubli est inéluctable même pour l'artiste. Avoir été, être, n'être plus, il ne tourne cette loi, quand il la tourne, que par l'image mensongère qu'éveillent dans quelques cervelles humaines les syllabes de son nom.
Oui, l'oubli est la grande loi. Au delà de la route boueuse, je regarde le petit cimetière de ce village de Seine-et-Oise. Il est ancré en pleine argile et les morts, pour la plupart, n'y ont pas connu la corruption lente des caveaux: ils dorment à même la terre, confondus avec elle, transformés en elle. C'est la revanche des pauvres que de n'être pas soumis au cercueil de plomb, ni aux concessions perpétuelles. Ils redeviennent, dans le moins de temps possible, cette part vivante de la terre qui nourrit les plantes et les hommes, et leurs légers ossements ne se distinguent plus du minéral que par ce qu'il y subsiste d'une forme limitée, de l'ébauche d'une pensée créatrice. Ils prouvent Dieu, comme le silex taillé rend témoignage à la créature.
Personne n'ose convenir de cette puissance de l'oubli en nous. Tant que j'ai été jeune, c'était un témoignage que je me rendais volontiers: j'étais fidèle, croyais-je, et quiconque avait pénétré dans mon cœur et dans ma vie, la mort même ne l'en pouvait chasser.
Il faut approcher les confins de la vieillesse et avoir déjà semé en cours de route beaucoup de chers compagnons et d'âmes bien-aimées, pour découvrir qu'ils connaissent en nous une seconde agonie, qu'ils subissent une nouvelle mort. Je me souviens du temps où, en automne, je relisais la Maison pauvre, le poème de mon ami André Lafon, et les larmes m'empêchaient de poursuivre longtemps ma lecture. Mais aujourd'hui les traits pâlissent de son doux et triste visage. Aucun écho ne subsiste dans mon souvenir de cette voix qui me fut chère et dont je n'arrive plus à retrouver le timbre voilé ni le secret frémissement.
L'Église, en nous demandant de nous souvenir des morts va à l'encontre de nos tendances les plus profondes. Et cela est si vrai que dans la plupart des familles nul ne sait rien de son bisaïeul. Ce que nous connaissons de nos parents n'est pas transmissible à nos fils. C'est donc qu'ils ne vivent guère au-dedans de nous. Si les morts n'étaient pas morts dans notre cœur, leur mémoire serait perpétuée.
La Grâce, là encore, va contre notre infirme nature. Nous ne sommes pas plus faits pour nous souvenir des morts que pour demeurer purs. Le culte de ceux qui nous ont précédés, ce sont les religions qui nous l'enseignent, comme ce sont elles qui nous donnent quelquefois la force de dominer notre passion.
Toute la noblesse de l'homme consiste à remonter le courant qui l'entraîne et à vaincre sa nature partout où Dieu exige qu'elle soit vaincue. Nous sommes libres de lutter contre le sommeil de la mémoire et du cœur et de vaincre en nous la puissance formidable de l'oubli. Il nous appartient de ressusciter les morts et de rendre la vie à cette cendre et à cette poussière qui furent un sang brûlant et une chair aimée.

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