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Poètes de la Résistance

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[Note : Ce texte a. été lu par M. Jean Martinelli à la soirée de gala organisée au Théâtre Français le 27 octobre 1944 sous la présidence de M. le Général de Gaulle.]

La liberté! Il faut l'avoir perdue pour la connaître enfin et pour l'étreindre, cette amie, cette épouse dont aucune puissance au monde n'est capable de nous séparer.
La liberté que le vainqueur croyait nous avoir ravie, elle s'est réfugiée au dedans de nous.
Dans une cellule à Fresnes, dans les chambres de torture où les assassins de la Gestapo s'en donnaient à cœur joie, au long des semaines, des mois, des années dont les habitants des camps de représailles n'ont pas fini d'épuiser l'horreur, des hommes, pour la première fois, découvrirent qu'ils étaient libres, libres de ne pas livrer les noms de leurs camarades, libres de préférer la mort.
La liberté, ce n'est pas ce pouvoir de faire ce qui nous amuse, ce n'est pas de céder à notre passion: l'acte le moins libre, c'est de suivre sa pente.
Aux jours heureux d'autrefois, nous tournions en rond dans une geôle dont les mille barreaux étaient notre métier, nos habitudes, nos manies. Il n'existe pas de cachot plus étroit plus étouffant qu'un vice.
La Résistance a révélé aux hommes de chez-nous qu'ils étaient capables d'un choix dont dépendait leur mort ou leur vie –mais cela à leurs yeux ne comptait guère!– un choix dont dépendait la vie ou la mort de la France, et cette révélation les éblouit.
Ces ouvriers, ces paysans, ces étudiants, ces professeurs, ces prêtres, ces poètes de chez nous comprirent que les destinées de la France trahie reposaient entre leurs faibles mains.
Ils n'eussent jamais osé le croire, peut-être, sans cette voix solitaire qui, dès le 8 Juin 1940 traversa la mer, sans ce cri de confiance presque folle qui leur venait d'une chambre de Londres et qu'ils entendirent, malgré les fanfares d'un ennemi que sa victoire enivrait.
“Le dernier mot est-il dit? L'espérance doit-elle disparaître? La défaite est-elle définitive? Leur demandait cette voix. Non! Croyez-moi, moi qui vous parle en connaissance de cause et qui vous dis que rien n'est perdu pour la France. Les mêmes moyens qui nous ont vaincu peuvent faire venir un jour la victoire!”
Et le Général de Gaulle leur attestait que la flamme de la résistance française ne devait pas s'éteindre et ne s'éteindrait pas: “ Soldats de France, leur criait-il, où que vous soyez, debout!”
Ils se levèrent en effet: non seulement les soldats, les marins, les aviateurs, mais ces hommes obscurs de tout âge et de toute condition qui devaient composer l'armée de la Résistance intérieure.
On ne s'aperçut pas d'abord qu'elle existait, car c'était une armée invisible, qui manœuvrait dans les ténèbres. Ses soldats sans uniforme s'ignoraient les uns les autres, se cherchaient à tâtons. Ils souffraient et souvent mouraient sans témoin.
Alors la France, [ligottée] et [baillonnée], commença de secouer la tête de droite à gauche, et ce signe obstiné de refus, ce geste de dénégation attesta devant le monde qu'au sein même de l'asservissement, elle demeurait une nation libre. Il fallut à ses amis, à ses ennemis, un peu de temps pour le comprendre; car ce qu'ils voyaient, ce qu'ils entendaient de la France, c'était les visages et c'était les voix de la servitude. Sur la scène désertée, l'Allemagne avait poussé le troupeau flagorneur et tremblant de ses complices. Les esclaves seuls écrivaient dans la presse, parlaient à la radio. Mais leur voix n'arrivait pas à couvrir le silence vivant des hommes qui menaient, dans la nuit, le jeu de la France libre. La liberté de la Nation, ils l'avaient descendue avec eux au fond des catacombes, et ils creusaient leurs sapes, pour qu'elle resurgisse un jour, cette liberté, dans la lumière de notre ciel.
Ils en étaient bien éloignés encore. Mais déjà leur chant était perçu au dehors, la poésie de dessous terre commençait de sourdre et ruisselait de partout.
Jamais il n'y eut tant de poètes en France que durant ces noires années. Beaucoup ne prenaient plus la peine de dissimuler leur voix: ce qui en prose eût suffi à faire fusiller un homme, recevait parfois, sous la forme du poème l'estampille de la censure ennemie.
Il faut que l'Allemagne de Goethe soit bien morte pour que le langage immortel paraisse incompréhensible aux Allemands d'aujourd'hui!
Tout. le sang innocent qu'ils ont versé et dans lequel ils se sont baignés et dont ils sont recouverts à jamais, les assourdit sans doute, et c'est leur châtiment que de ne plus entendre la voix des anges.
Lorsque les poètes eurent reconnu cette immunité relative dont ils bénéficiaient, ils comprirent que c'était fini pour eux, tant que la France saignerait sous le joug, de raconter l'histoire de leur cœur, fini de s'enivrer de leurs propres songes.
Ils ne rougirent pas de chanter la France, avec leur voix d'enfant retrouvée, cela ne gênait pas les plus subtils d'entre eux d'être comparés à Déroulède. Les plus obscurs se firent intelligibles. Ils voulurent être compris de tous. Ils écrivirent des ballades que tous les petits Français recopieront un jour dans leurs cahiers d'écoliers.
Ici encore, la liberté fut le fruit de la servitude: parce que les Allemands tenaient la France à la gorge, les poètes de France furent délivrés d'eux-mêmes. Cette chanson mystérieuse qu'ils avaient chantée pour eux seuls, cette musique qu'ils avaient inventée pour leur solitaire enivrement, cette eau obscure devint tout à coup limpide et voici qu'ils recevaient pouvoir de la distribuer à un peuple mourant de soif. Vaincus, ils avaient touché la terre des épaules, et ce contact avec leur terre souffrante les guérissait du mal de n'être pas compris.
Ainsi l'un de nos plus grands poètes vivants, Paul Eluard, errait dans les rues de Paris profané et le nom de la Liberté chérie, ce nom sacré que les pluies d'un demi-siècle avaient lentement effacé sur les murs des tristes mairies, ce nom qui n'était plus écrit nulle part, il le lisait partout, partout où se posait son regard, partout où se posait sa pensée[1].
Il faut qu'ici nous osions le confesser: durant l'occupation, nous avons douté de nos amis étrangers, je veux dire: nous avons cru qu'ils nous jugeaient sur cette image atroce que Vichy leur donnait de nous-mêmes.
Les poètes de la Résistance ne pouvait pas savoir que l'odeur de leurs poèmes traversait la mer. Ils ne pouvaient deviner ces correspondances mystérieuses, et que la France muette était entendue au loin par des cœurs qui n'avaient pas cessé de la chérir.
Pour cacher ce visage adorable de la France, les collaborateurs n'avaient que des masques trop étroits qui glissaient sans cesse, et le monde voyait apparaître dans un bref instant le visage flétri par les larmes –mais seulement par les larmes, et ce front qui ne se courbait pas.
Si vous en doutiez encore, il vous suffira d'entendre les voix illustres venues des nations amies. Nous avons gardé pour la fin, cette Ode à la France, où le grand anglais Charles Morgan exprimera à la nation naguère humiliée, un amour qui est plus que l'amour, qui est cette tendresse dont les malheureux ont faim et soif.
Mais vous allez d'abord écouter une autre voix venue de l'Urugay, la voix française de Jules Supervielle. Quand il écrivait ses poèmes, le poète ne savait rien de nous, en dehors des mensonges de la presse officielle. Pourtant, il ne s'égare pas, il vole droit au cœur de la vraie France, il la voit telle qu'elle est, telle qu'il l'a connue, il ne fait rien que de se prosterner, comme un fils, et de pleurer, la tête entre les genoux de sa mère[2].
Ce martyre de la France auquel Jules Supervielle s'associait de loin, les poètes de la Résistance vont nous le raconter, nous gravirons avec eux ce calvaire.
Il y eut d'abord un temps où, de cette résistance souterraine, presque rien ne paraissait au dehors. L'ennemi commençait de se rassurer. Il n'y avait plus rien à craindre d'un peuple matraqué, auquel Vichy administrait chaque jour sa dose de narcotique.
Mais déjà un poète se dressait au-dessus de ces faux endormis, il chantait le Prélude à la Diane française. C'était Louis Aragon. Chez lui, l'amour de la patrie, quelque temps refoulé, comme il arrive parfois chez un jeune être violent et affamé de justice, se délivra d'un seul coup, jaillit en une poésie populaire, au sens le plus noble, une poésie a goût de terroir, et dont depuis Victor Hugo nous avions perdu en France le secret. Par delà les hymnes de la Révolution Française, ces strophes retrouvèrent le rythme et l'accent de nos plus anciens poètes. Poèmes d'amour, mais d'un furieux amour; car la colère d'Arthur Rimbaud gronde toujours à travers la poésie d'Aragon. D'où ce rythme pressé, bousculé, haletant qui oblige les vaincus à relever leur front humilié, qui leur met presque de force les armes à la main, qui en chacun d'eux révèle un homme endormi[3].
Ils se levèrent donc ces hommes à qui le poète promettait la gloire de Valmy. Il y en eut bien peu parmi eux qui ignorèrent ce que c'est que d'attendre dans une cellule nue, un sort redoutable. Mais comme la prison est le moindre des supplices qu'ils connurent, et que le temps nous presse, nous ne lui consacrerons que trois brefs poèmes. Le premier, qu'un petit nom de femme signait au temps de votre vie secrète, est l'œuvre d'une jeune romancière Edith Thomas[4], dont la maison fut un repaire de conspirateurs, –quels beaux coups de filet aurait pu y faire la Gestapo, lorsque nous nous y réunissions pour préparer les numéros clandestins des Lettres Françaises! le second est l'œuvre d'un de nos meilleurs poètes parmi les vivants et qui fut aussi un résistant admirable, Gabriel Audisio[5] prisonnier de Fresnes, dont il s'est fait l'historien le troisième est de Jacqueline Farge[6].
Quant aux deux sonnets de Jean Noir que nous lirons ensuite[7], ce pseudonyme recouvre le nom d'un écrivain français qui a souffert, qui souffre encore pour la cause de la France: Jean Cassou n'est pas encore guéri de ses blessures. Les écrivains le saluent et sont fiers de lui.
Ce n'est pas la faute de nos ennemis si son nom n'est pas inscrit aujourd'hui sur la liste glorieuse et funèbre, à côté de celui de Saint-Paul Roux de Max Jacob, le vieux poète pénitent de Saint-Benoit-sur-Loire, de Benjamin Crémieux, de Jean Prévost, de tous ces inspirés dont Hitler a fait des martyrs.
Ces deux sonnets de Jean Cassou dont l'accent est mallarméen, témoignent d'une miraculeuse puissance d'évasion, chez un homme livré à des bourreaux, et qui s'en délivre quand il lui plaît, parce qu'il est un poète. Par une brimade cruelle des geoliers, Cassou dans sa cellule n'avait ni encre, ni crayon, ni papier. Ses bourreaux ignoraient que la poésie préexiste à toute écriture et que pendant des siècles, elle n'eut d'autre servante que la mémoire et que la parole humaine. Ainsi le prisonnier se berça de ses propres chants, la nuit et le jour jusqu'à les savoir par cœur. En les écoutant, ce soir, nous croierons entendre cette voix étouffée à travers le mur d'un cachot.
Nous ne pouvons nous attarder: il faut nous hâter vers le sommet du calvaire: nous nous étonnions autrefois qu'au siècle de l'Encyclopédie, les Français aient pu supporter de voir les accusés soumis à la Question ordinaire et extraordinaire. Il est affreux de penser que nous aurons vécu dans un temps où c'est peu de dire que la torture a été rétablie: elle a été renouvelée, rajeunie, elle a atteint à un degré atroce de perfection.
Si les inquisiteurs revenaient en ce monde et les anciens bourreaux, ils jugeraient que le progrès n'est pas un vain mot et qu'avec les hommes de la Gestapo hitlérienne, ils ont enfin trouvé leurs maîtres.
A travers la chair crucifiée, c'était l'esprit que ces misérables essayaient d'atteindre. Entre deux supplices ils se faisaient doux: “Parle, et tu seras délivré, donne-nous le nom de ton camarade et tu vivras...”
Presque tous, ils se sont tus. Ils ne savaient pas que nous le saurions un jour, sublimes pour eux seuls, sous le regard d'un Dieu auquel beaucoup ne croyaient plus.
Quand nous nous sentons dégoûtés des hommes et de nous-mêmes, levons les yeux vers le sommet où ceux-là ont atteint. Lorsque tant de hâbleurs se vantent et racontent leurs hauts faits, pensons à ces bouches muettes.
Ce qu'il y a de plus beau au monde, plus beau que le plus beau poème, que la plus belle symphonie, c'est le silence des héros.
Le jour où il nous fut donné de la lire, du temps des Allemands, la Ballade de celui qui chanta dans les supplices était signée Jacques Destaing. C'est à Louis Aragon que revient encore l'honneur d'avoir écrit cette ballade, inscrite à jamais dans la mémoire des enfants de France.
Mais il avait bien d'autres noms encore. Le poème qui vous sera lu après la ballade était signé François la Colère: surnom imprudent, et qui lui ressemble trop et qui aurait dû le désigner à l'ennemi[8].
Ils étaient corrects, ils voulaient être corrects ces assassins. Quelques-uns même l'ont voulu avec sincérité. Mais il existe une logique du crime. L'occupation d'un pays par l'ennemi crée un enchaînement de meurtres et de représailles. L'Allemagne, dans l'Europe entière a été prise dans cet engrenage, prise jusqu'à l'étranglement.
Elle a été happée, cette sombre ouvrière, par la monstrueuse machine qu'elle avait elle-même montée et mise au point, mais qu'elle n'a pu dominer. Dès le premier jour, il était écrit que l'Allemagne finirait étouffée dans les flots de sang innocent qu'elle a répandu.
John Steinbeck, qui appartient à la nouvelle génération de romanciers dont s'enorgueillit la grande République amie et alliée, les Etats-Unis d'Amérique, a puissamment exprimé cette fatalité. Nos amis américains savent bien que nous admirons ce génie organisateur auquel nous devons d'être redevenus un peuple libre. Ils ont vu, dans les rues de Paris, nos regards émerveillés et reconnaissants, tandis qu'ils défilaient sur des monstres plus redoutables que les éléphants d'Hanibal! Mais ce qu'ils ignorent peut-être et ce qu'ils apprendront sans doute avec fierté, c'est que leur influence, chez nous, s étend aux régions de l'esprit et que les livres de Faulkner, d'Hemingway, de Steinbeck ont marqué profondément toute notre jeune littérature romanesque. Les pages qu'on va lire sont extraites de Nuits Noires, dont les Editions de Minuit publièrent la traduction aux plus sombres jours de l'occupation allemande. L'atmosphère étouffante du livre ne se distinguait pas alors de celle que nous respirions[9].
Il n'y a que peu de paroles pour peindre certains crimes. Aussi le très court poème de Paul Eluard, intitulé Avis, dure le temps d'un éclair: à peine entrevoyons-nous une cellule où l'homme attend que la nuit soit finie, et que se lève le jour dont il ne verra qu'une heure, avant d'être abattu.
Et puis de nouveau la nuit, et encore un éclair déchirant: le titre de cet autre poème d'Eluard est Tuer. Cette fois, c'est Paris qui surgit dans une brève fulguration, le nocturne Paris de ces hivers féroces, où le silence pesant était fait d'un million d'angoisses.
En ces heures là, les vengeurs de nos martyrs rôdaient dans les nuits froides. Un éclatement sec à l'angle d'une rue: et l'homme à l'uniforme vert s'écroulait sur le trottoir mouillé[10].
Mais ce n'est rien que de fusiller. Qu'est ce donc de fusiller des hommes, quand on peut brûler vifs tous les enfants et toutes les femmes d'un village? Oradour! Oradour! ce nom nous étouffe comme une gorgée de sang. Il y a des Oradour partout où les allemands sont passés.
C'est sur ce nom-là que nous finirons ce chapitre d'une horreur infinie.
Ce nom d'un village français, ce nom si doux et si simple comme une musique d'autrefois, il faut le hurler maintenant. Et c'est pourquoi Jean Tardieu, poète français a écrit une litanie sur ce nom, une sorte de furieux lamento qui dépasse l'audience humaine et qui retentit jusque dans l'éternité, pour faire violence à la justice de Dieu[11].
Après Oradour, nous n'en pouvions plus de haine. Comment pardonner à ces assassins d'enfants? Ils rendaient plus affreux encore, ceux des nôtres qui avaient consenti à les servir. Comment pouvait-on mettre sa main dans la main des assassins d'Oradour? Aussi loin que les Allemands s'enfonçaient dans le crime, ils entraînaient avec eux leurs misérables complices.
Pierre Emmanuel, et Pierre Seghers qui comptent avec Jean Tardieu, parmi les poètes dont la voix nous fut chère entre toutes, durant ces quatre années, nous rappellent notre haine de ce temps-là, une haine féconde, qui nourrissait notre espérance et qui enfantait des héros[12].
A qui demanderons-nous l'apaisement, sinon à ceux qui sont morts pour nous? Qui donc a le droit de nous parler de miséricorde, sinon les victimes qui n'ont plus de voix pour maudire, mais qui ont encore une âme pour contempler et pour prier? Ils sont morts et pourtant ils vont vous parler. Ils se sont tus à jamais, et nous allons les entendre comme s'ils étaient au milieu de nous. Cette immense armée invisible des garçons français fusillés, délègue vers vous deux d'entre eux: Jacques Decour, jeune romancier, fondateur du journal clandestin Les Lettres Françaises, et qui appartenait au parti communiste, et un étudiant de vingt-deux ans, un catholique, Roger Pironneau.
Ce Roger, je ne l'ai pas choisi. Il est venu vers moi depuis sa mort. Jacques Decour, qui n'avait aucune religion, Roger Pironneau, pour qui mourir, c'était s'endormir sur l'épaule du Christ, l'un mort le 30 Mars 1942, l'autre quatre mois après, le 29 Juillet, nous proposent des images parfaites de la jeunesse héroïque et de la jeunesse sainte.
A l'aube de son exécution, Decour est seul, aucun autre secours que sa propre force. Il n'a que lui-même pour témoin de son sacrifice. Pas une plainte ne lui échappe. Les bourreaux? il les ignore, il les a dépassés, il ne les voit plus.
Roger, lui, déborde d'une présence qui le fait pleurer de joie. Il est au bord de l'éternité comme un enfant extasié sur la plage, et qui regarde la mer.
Nous allons nous lever, pour entendre les dernières paroles de ces deux martyrs. Quand leurs voix se seront tues, nous garderons une minute de silence qui, pour beaucoup d'entre nous, sera une minute de prière[13].
“En ce moment, des milliers de soldats meurent chaque jour” écrit Jacques Decour à ses parents. Nous devinons dans ces paroles une secrète envie. Quand on a devant soi ce sort atroce: le poteau d'exécution, que la mort du combattant, face à l'ennemi, doit paraître belle au jeune condamné! Eh bien, nous allons leur parler à tous deux, à Jacques Decour et à Roger Pironneau, comme s'ils n'étaient pas tombés sous les balles des assassins, mais dans un combat loyal, dans une juste guerre. Nous allons les bercer avec cette berceuse sublime, qui nous vient des Etats-Unis d'Amérique[14].
Nous allons enfin sortir de cette nuit interminable. Qui fera jamais le compte des garçons fusillés en France? Mais les feux de peloton ne couvraient pas les mille voix du monde, qui convergeaient sur Paris. Paris, jour et nuit se tenait aux écoutes. Il savait que les temps étaient proches. Il veillait. Il tendait des embûches. Il abattait ses assassins au coin des rues.
Les bourreaux sont bientôt traqués par leurs victimes. Il arrivera même parfois que les victimes aient pitié de leurs bourreaux. Cet Allemand, dans le métro, qui baisse la tête, nous savons que sa maison est détruite à Hambourg ou à Berlin et que la neige recouvre, dans les steppes russes, les ossements de son fils.
Ce Paris qui s'interroge, qui ne se sent plus seul, dont le cœur bat au même rythme que des millions de cœurs dans toute l'Europe, écoutez-le qui se parle à lui-même et qui tressaille de joie, parce que les libérateurs sont aux portes.
Après la Veillé du Pont-au-Change, de Valentin Guillois, vous entendrez ensuite une ronde d'enfants, courte et naïve, intitulée Monsieur Seguin, et qui, en quatorze vers, vous racontera comment Paris a été délivré[15].
Enfin nous demanderons à Paul Claudel d'emboucher sa trompette de la joie[16].
Mais que nos enfants morts, que nos villes détruites ne nous détournent pas de penser aux héros innombrables de l'armée rouge.
La Russie soviétique a souffert plus qu'aucune autre nation alliée, dans sa chair, dans sa terre où le conquérant à creusé tant de fosses communes, dans ses prisonniers, dans ses déportés qui ont atteint les limites de la souffrance humaine.
Ces isbas de bois résistaient moins au flammes que les maisons de nos villages.
L'armée rouge est rouge de tout le sang qu'elle a versé pour le salut de l'Europe! Elle a sauvé ceux à qui elle faisait peur. Elle a été le rempart d'une culture que ses ennemis l'accusaient de vouloir détruire[17].
Nous saluons la Pologne martyre, et ses fils malheureux qui attendent la résurrection sous les décombres de Varsovie.
Nous nous tournons avec amour vers le peuple grec. Son histoire fait pâlir celle des héros dont il est issu, le premier, pour notre immense joie, il dégonfla la baudruche mussolinienne. Nous saluons la Grèce, le seul peuple au monde qui, mourant à la lettre de faim, n'a tout de même pas lâché ses armes[18].
La voix très aimée de l'Angleterre va s'élever maintenant. Ce soir ce ne sera pas les Français qui parlent aux Français; et ce sera beaucoup mieux qu'une parole anglaise venue de Londres.
Londres, ville martyre elle aussi, mais pudique, mais fière, qui cache ses blessures, qui ne se plaint jamais, Londres a délégué vers nous le plus glorieux de ses romanciers, l'auteur de Fontaine et de Sparkenbroke, notre illustre ami Charles Morgan. Il a fait le voyage pour cette rencontre de quelques minutes. Ce qu'il veut nous dire ne s'adresse pas à nous seulement, mais à notre peuple tout entier.
Ce peuple, Charles Morgan savait qu'il le trouverait ici ce soir, puisque là où est le général de Gaulle, là aussi respire la France[19].
Nous nous montrerons dignes de ce grand amour. La France finira par ressembler à cette image adorable que se fait d'elle Charles Morgan. Mais il faut lui laisser le temps de se reconnaître.
Elle est comme une femme à sa sortie de prison, un peu hagarde, éblouie du jour qu'elle revoit, et qui lève vers le ciel un pauvre visage où le sang n'est pas encore séché.
Il n'y a plus de honte dans son regard. Elle est délivrée enfin de ce doute abominable que les amis de l'ennemi entretenaient en elle: “Tu n'es plus rien. Tu es une nation finie...”. C'était le thème qu'ils orchestraient tous.
Les voix de ces poètes bien-aimés –les voix que vous venez d'entendre– aidaient alors à ne pas perdre cœur cette France liée au poteau. Ils chantaient, et elle croyait encore à son génie.
Mais ces poètes n'étaient pas seulement des poètes. Beaucoup sortirent de la nuit, quand ce fut l'heure et prirent les armes. Ils se battirent eux aussi au grand soleil, dans le maquis sur les barricades.
La patrie victorieuse n'a plus besoin qu'on lui rende confiance. Elle ne doute plus d'elle maintenant! Mais entre tous ceux qui l'on délivrée, peut-être songe-t-elle avec un particulier amour à ses fils inspirés, à ceux qui chantaient pour elle dans les supplices, et qui l'appelaient si tendrement par son nom dans les ténèbres.
Et lorsqu'elle s'agenouille en pleurant, cette patrie maternelle sur la terre où dorment les fusillés, nous croyons qu'elle verse une larme plus amère sur ceux de ses martyrs qui lui ont donné mieux que leur sang puisqu'ils lui ont sacrifié leur génie, ce génie qui les eût rendus immortels dans la mémoire des hommes.
Est-ce que par delà le silence des morts, ils ne lui parlent pas encore? Elle approche son oreille de la terre... Oui, ils ont quelque chose à lui dire. Ils voudraient lui livrer ce secret qu'ils connaissent maintenant, ce secret qu'ils ont dérobé à Dieu: ne pas séparer la vengeance du pardon, réconcilier la Justice avec la Miséricorde. Et déjà la mère douloureuse songe à ce jour entre les jours où elle pourra presser tous ses fils contre sa poitrine dans un unique embrassement.

Notes

  1. Liberté, par Paul Eluard, lu par M. Jean Yonnel.
  2. La France au loin, lu par M. Jean Meyer.
    Paris, lu par Melle Renée Faure.
    La Nuit, lu par M. Maurice Dunnaud.
    Le Petit Bois, lu par Melle Dalmès.
  3. Prélude à la Diane française, lu par M. Aimé Clariond.
  4. Tous mes amis sont morts, par Edith Thomas, lu par Melle Marcelle Gabarre.
  5. Par dessus le toit, par Gabriel Audisio, lu par M. Robert Manuel.
  6. Un chant s'envole, par Jacqueline Farge, lu par Mme Jeanne Sully.
  7. [oubli appel note]Deux Sonnets cents au secret, par Jean Cassou, lus par Jean-Louis Barrault.
  8. C'est une absurdité que de mettre des rimes, par Aragon lu par Mlle Madeleine Renaud.
    Ballade de celui qui chanta dans les supplices, par Aragon, lu par M. Julien Bertheau.
  9. Nuits Noires (extrait) par Steinbeck, lu par M. Denis D'Inès.
  10. Avis, par Paul Eluard, lu par M. de Rigoult.
    Tuer, par Paul Eluard, lu par M. de Rigoult.
  11. Oradour, par Jean Tardieu, lu par Mlle Marie Bell.
  12. Les dents serrées, par Pierre Emmanuel, lu par M. Maurice Donnaud.
    Octobre, par Pierre Seghers, lu par M. Jacques Dacqmine.
  13. Lettre de Jacques Decour, lue par M. Jean Chevrier.
    Lettre de Roger Pironneau, lue par M. Jean Desailly.
  14. J'ai fait une étrange veillée, par Walt Whitman, lu par M. Alexandre.
  15. Le Veilleur du Pont-aux-Changes, par Valentin Guillois, lu par MM. Julien Bertheau, de Rigoult, Jean Valcourt, Robert Manuel, Jean Chevrier.
    Monsieur Seguin, par Lise Deharme, lu par M. Robert Manuel.
  16. La France parle, par Paul Claudel, lu par Jean-Louis Barrault.
  17. Prière pour les Russes, par Loys Masson, lu par M. Aimé Clariond.
  18. Jésus aux portes de Sion, par Sikelianos, lu par M. Yonnel.
  19. L'Ode à la France, par Charles Morgan, lu par l'auteur. –Version française dite par M. Pierre Dux.

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