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Notes sur Maurice Donay et le théâtre contemporain

BnF_Revue du Tps présent_1911_02_02.pdf

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I

Le grand mérite de M. Maurice Donnay est de nous intéresser à de menus drames intérieurs. On a souvent noté que ce spécialiste du jeu de mot conçoit le théâtre à la manière de Racine. Dans la première préface de Britannicus, la tragédie est en effet définie “une action simple, chargée de peu de matière..... et qui, s'avançant par degrés vers sa fin, n'est soutenue que par les intérêts, les sentiments et les passions des personnages.” Tel est l'avis de Maurice Donnay, et si ses amoureuses n'atteignent pas toujours aux fureurs d'Hermione et de Roxane, et si leurs amants ne déraisonnent pas au cinquième acte à la façon d'Oreste, c'est que notre auteur ne s'inquiète guère de peindre l'homme de tous les temps”, et qu'il s'amuse uniquement à étudier une espèce assez curieuse de mondaines et de mondains. Cette espèce-là n'est guère propre aux grandes passions. Ils s'y abandonnent pourtant quelquefois –et M. Maurice Donnay sait, à l'occasion, montrer de la violence.....
Ses comédies pourraient, comme la tragédie classique, se réduire à une conversation sous un lustre (Jules Lemaître définit “Amants”, une Bérénicette). Mais Maurice Donnay est un trop habile homme pour se contenter du lustre. Comme ses personnages ont de l'argent, ils lui imposent d'émouvants décors, tels que “la mélancolique splendeur de Venise endormie”. Ils apparaissent comme de doux oisifs, que la question sociale ne préoccupe guère. Il leur suffit de s'attendrir sur eux-mêmes –de s'intéresser à leurs menues crises sentimentales. Les femmes n'ont pas de maris, mais elles en eurent autrefois. Elles reçoivent de faux ménages et aussi des ménages réguliers –et il n'y a vraiment rien à reprendre au service..... Le smoking fleuri, ils épuisent, avec de longues pailles, des boissons américaines compliquées, sur des terrasses, devant des paysages romantiques. C'est ainsi du moins que je les imagine. Nous nous intéressons à leurs petits brouilles, à leurs petits raccommodements, à leurs minuscules complexités. Ils ont tant d'esprit! –trop d'esprit, peut-être. –On devine quelle est la souple main qui anime ces fantoches. Il y a souvent très peu de différence entre les propos de l'amant et ceux de la maîtresse. Ils n'obéissent pas chacun à un génie différent: Juliette pourrait dire ce que dit Vétheuil...
Mais cela n'est pas vrai pour toutes les comédies de cet aimable théâtre. Dans l’Affranchie, par exemple, Maurice Donnay définit excellemment les conceptions différentes que se font de l'amour l'homme et la femme. On y voit la lutte qui se livre en tout temps, en tout lieu:

Entre la bonté d'homme et la ruse de femme,

la femme oublie au point de pouvoir inventer et mentir de bonne foi. Il lui semble juste de disposer de son passé pour la plus grande joie de celui qu'elle aime. Le mensonge lui apparaît comme une vertu parce que l'essentiel est “de ne pas faire souffrir”.
D'ailleurs, tous les héros de Maurice Donnay sont femmes en cela. Ils pratiquent cette religion de la souffrance humaine que M. Paul Bourget mit à la mode au temps déjà lointain où il analysait des crimes d'amour. Quand ils mentent, c'est par pitié; quand ils trompent, c'est par bonté–: “Je vous aime, dit à son amant une Hélène quelconque de ces faciles comédies, je vous aime parce que vous avez de l'indulgence et de la pitié...”
Cette religion suffit presque aux personnages falots d’Amants, de la Douloureuse, de l'Affranchie, qui furent les premières comédies de Maurice Donnay: on y voit des amants qui s'aiment, se disputent, se séparent, se retrouvent en s'étonnant de ne plus s'aimer –d'autres qui découvrent leurs mensonges réciproques, chacun absolvant l'autre, afin d'être lui-même pardonné. Le souci de ne pas faire souffrir et de ne point faire de mal est une éthique à leur mesure.
Plus tard, M. Maurice Donnay s'est complu à entraver ces doux anarchistes de tous les liens sociaux: Dans le Torrent et l’Autre Danger par exemple, nous retrouvons bien les mêmes amants des premières comédies, mais ils sont mariés, ils ont des enfants. Il ne s'agit plus de s'attendrir seulement sur des amours qui naissent et qui meurent; nous n'avons plus à nous émouvoir de légères tragédies, où l'on sourit toujours lorsqu'on allait pleurer...
Ces âmes futiles et charmantes ont voulu se plier au joug du mariage, fonder une famille; dès lors, la religion de la souffrance humaine ne suffit plus –et la pitié qui est l'unique vertu, et le devoir de ne point faire souffrir qui est l'unique devoir, ne saurait les empêcher de répandre autour d'eux les pires désastres.
Et la raison en est simple: ces mondains à qui toute une littérature enseigna le culte de la pitié, ont lu aussi les morceaux choisis de Nietzsche, et les romans où la morale nietzschéenne est grossièrement accommodée à leur usage. Osons écrire l'exaspérante formule, chère aux lectrices de Marcelle Tinayre: “Ils veulent vivre leur vie.”
Mais Romain Rolland a bien raison de dire que “ce droit au bonheur n'est le plus souvent que le droit au malheur des autres”. Le piquant est que ces petites âmes, de qui nous nous occupons, proclament indifféremment leur droit au bonheur et les vagues désirs qu'ils ont d'indulgence et de pitié. Cette incohérence ne les trouble pas.
C'est ainsi que dans le Torrent, une comédie de Maurice Donnay, le raisonneur de la pièce, Morins, est un homme d'esprit, d'autant d'esprit qu'en peut avoir M. Maurice Donnay lui-même. Son rôle est de placer, au bon endroit, des aphorismes à la portée du public et de lui faire supporter, sous une forme plaisante, quelques idées générales. Ce Morins nous apparaît, au premier acte, comme une âme sensible. Il juge avec sévérité un camarade Lambert qui a abandonné sa maîtresse. Il loue passionnément Valentine, la femme de l'odieux Lambert, de soigner une pauvre ouvrière que son mari a chassée à cause qu'elle était enceinte. Cet homme se penche, avec une tendresse infinie, sur la faiblesse humaine...
Or, la tendre et sublime Valentine trompe de tout son cœur l'odieux Lambert (qui a commis le crime de ne point deviner qu'une femme a des aspirations, un besoin d'idéal...). A la suite de certains événements, il ne lui est plus possible de cacher, à Lambert, sa situation. Dans d'aussi pénibles conjonctures, son amant Versannes, qui est aussi marié, va consulter Morins, l'homme dont nous avons goûté, au premier acte, la si délicate pitié, l'universelle indulgence.
Voici le simple conseil que cet homme doux donnera à Versannes:
“Partez avec elle, parce que la première liberté que nous devons conquérir, c'est celle de notre cœur. Il faut avant tout que chacun vive sa vie. –Vivre sa vie! voilà la chose essentielle. Soyez un homme libre, libre par-dessus les préjugés et le devoir même –et aussi par-dessus la pitié, car la pitié est parfois mauvaise conseillère et la plus dangereuse des faiblesses..., etc.”
Ainsi les efforts de ces malheureux tendent à concilier l'inconciliable: “Vivre leur vie en faisant souffrir le moins possible autour d'eux.” Mais, pour ne point faire souffrir, il faut savoir se sacrifier aux autres, et pour “vivre sa vie”, il faut savoir sacrifier les autres à soi-même.
Ce double souci les mène aux plus curieuses compromissions.

II

Ces médiocres personnages ne sont pas odieux. Ils ressemblent assez exactement aux gens parmi lesquels tout honnête homme est obligé de vivre –et dont il faut s'accommoder. N'est-ce pas Henri de Régnier qui dit quelque part que la politesse peut tenir lieu à peu près de tout? Les héros de Maurice Donnay sont comme la plupart des gens du monde: ils se croient très compliqués, ils se le disent, ils s'en admirent –et en réalité ne le sont guère... Mais comme ils s'occupent uniquement des choses de l'amour, et s'intéressent à tous les sentiments qui naissent et meurent en eux, ils acquièrent une certaine habileté à s'analyser, une certaine curiosité d'eux-mêmes et quelque adresse à en disserter...
Comme nulle occupation ne es empêche de voir les tableaux, d'entendre les musiques et de lire les livres dont les journalistes leur vantent la beauté, ils les voient, ils les écoutent et ils les lisent. Enfin, ils peuvent voyager, et l'on ne traverse pas certains paysages d'émotion et de rêve, on ne s'ennuie pas dans certains musées sans y gagner quelque intelligence.- Ces hommes-là, médiocres au fond, ont “ennobli leur type”, autant que faire se peut. Et puis, dans un salon, l'esprit est la monnaie courante: tel snob, d’une éclatante médiocrité, sait être, à l'occasion, curieusement féroce. Et c'est, en effet, en y mêlant beaucoup d'esprit que M. Maurice Donnay, qui n'est jamais pressé d'atteindre au dénouement, nous peut intéresser à des conversations sans but de gens médiocres et bien élevés. –Parlons de l'esprit de M. Maurice Donnay.
Il séduit par un dosage savant d'émotion et de drôlerie: “Viens là, mon amour, tout près de moi, comme dans les premiers temps que nous nous aimions... Tu te rappelles, tu te mettais à mes pieds, ta grosse tête sur mes genoux, on regardait tomber la nuit, et on avait des âmes de crépuscule et de silence...” Cela est amusant, cela est ému –et d'une aimable fadeur qui exaspère certains dyspeptiques: ainsi, M. Octave Mirbeau, qui s'excuse dans 628-E 8 de n'être pas allé à Venise: “…J'ai eu tellement peur, dit-il, de ne rencontrer sur la lagune que des amants du répertoire de M. Donnay...”
Dans un curieux article sur les Juifs au théâtre, paru l'an dernier au Mercure, il est dit que, comme l'antisémitisme, l'esprit de Maurice Donnay est passé de mode. Cela n'est pas prouvé. Il semble pourtant que, depuis quelques années, une certaine société semble porter au théâtre des inquiétudes sociales et religieuses. Des conférences explicatives précèdent ces pièces à thèses, et l'auteur en fait une autre après la représentation, pour signifier aux critiques ce qu'il a voulu prouver. Aujourd'hui, une comédie où un prêtre distingué et intelligent discute avec un libre-penseur intelligent et distingué a toutes les chances de réussite, chaque spectateur se faisant un devoir d'applaudir avec enthousiasme celui des deux personnages qui représente son opinion.
Ne faisons pas l'injure à M. Maurice Donnay de croire que son théâtre doive souffrir de ces nouvelles tendances du public. L'esprit n'est pas le tout de ses comédies. Le Retour de Jérusalem pose un grave problème. Je goûte moins Paraître, autre pièce sérieuse, et qui est un peu trop la composition française que doit déposer le candidat, au seuil de l'Académie: M. Alfred Capus lui-même a dû s'y résigner: rappelez-vous Les deux hommes, dont l'immense portée philosophique n'échappa à personne.
En somme, dans un temps où le théâtre est tombé au plus bas, sachons donner aux comédies de M. Maurice Donnay une place à part. Elles se distinguent par des qualités de grâce, d'esprit, et parfois même de poésie, qui ne sont pas communes. Apprenons à les goûter en lisant, aux quatrièmes pages des journaux, l'annonce des spectacles du soir. Cela est instructif. Il apparaît que les auteurs sont surtout préoccupés de ce qu'il est convenu d'appeler “la répétition des couturières”. Le temps est proche où, le soir de la première, au lieu d'annoncer au public le nom de l'auteur, on dira: “Les toilettes qu'on vient d'avoir l'honneur de vous présenter sont de Monsieur Redfern.” N'est-il pas vrai que les auteurs dramatiques ont, aujourd'hui, une mentalité de grands faiseurs? Ils ne savent écrire de pièces que sur mesure. C'est ainsi que MM. de Flers et Caillavet travaillent pour Mlle Ève Lavellière. Mlle Marthe Régnier a aussi ses auteurs ordinaires. On fabrique, tout exprès pour elle, des petites chocolatières à la douzaine.
Mais ne nous indignons pas. Les novateurs sont plus redoutables encore. On se souvient comme d'un cauchemar de ce carnaval des enfants, où M. Saint-Georges de Bouhelier montre un goût si puéril des plus grossiers contrastes, et des cavalcades symboliques.
Ne nous indignons pas. Il est si simple de rester chez soi –de se donner à peu de frais, au coin de son feu, d'incomparables spectacles! Je vois dans ma bibliothèque Eschyle, Sophocle, Jean Racine, Paul Claudel... Il est si simple d'ignorer la dernière pièce du boulevard et de ne pas acheter Comoedia!
Et tout à l'heure pourtant, j'entrerai dans un salon, et je demanderai à la dame, avec un intérêt passionné: “Madame, que pensez-vous du Vieil homme?”

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