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Limites de l’humanisme

BnF_Revue fr_1930_12_07.pdf

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A mesure que le monde retourne au paganisme, le Christianisme, lui aussi, semble remonter à sa source. Et non seulement la Foi et l’Amour se fortifient dans les âmes fidèles, mais le recul même de l’idéal chrétien découvre un vide qui ne se comble pas. Dans ces immenses foules que le reflux de l’esprit laisse à découvert, se trahit un manque, une déficience: c’est un trou béant, c’est une absence infinie qui frappe les moins prévenus. D’ailleurs le trait commun à tous les extrémismes philosophiques ou littéraires, en faveur aujourd’hui, tels par exemple que le Surréalisme, c’est que ce sont des mystiques privées de Dieu et que ces mystiques sans Dieu sont à base de désespoir. Je pourrai ajouter, en notre siècle de drogues et de stupéfiants, que le désespoir est partout et qu’il n’épargne pas la bourgeoisie la plus gavée: la foule s’accroît chaque jour de ceux qui s’adonnent à ce qui enivre et à ce qui endort. Sans doute ce n’est qu’un petit nombre. Mais jamais n’a paru d’un sens plus éclatant cette affirmation du Christ qu’il est la Vie. Il est la Vie, à la lettre, et même pour les corps. Son absence est mortelle pour tous ceux qui, l’ayant perdu, se réfugient dans l’ivresse et dans le sommeil:

Je veux dormir, dormir plutôt que vivre
dans un sommeil aussi doux que la mort

Dans ces vers de Baudelaire, nous entendons gémir l’immense troupeau des drogués, de ceux que les Paradis artificiels ne consolent pas d’avoir perdu le Paradis véritable.
Mais beaucoup de sages [sourieront] sans doute, avec mon ami Fernandez et jugeront que je vois tout en noir pour les besoins de ma cause. Beaucoup me diront qu’ils ne se livrent à aucun excès, qu’ils ont la tête solide et le cœur bien en place et qu’ils n’éprouvent nullement le besoin d’une croyance en Dieu pour vivre selon la raison, pour réaliser entre leurs instincts et leurs aspirations un suffisant équilibre. Ils se glorifient du titre d’Humanistes au sens le plus fort du terme. Ils sont hommes et rien de ce qui est humain ne leur est étranger; mais, en revanche, tout ce qui dépasse l’humain leur est, à tout le moins, suspect. Ils ne veulent pas que le sentiment empiète sur la pensée. Ils ne veulent pas que le sentiment empiète sur la pensée. Ils ne connaissent qu’eux-mêmes avec certitude; c’est en eux-mêmes, et non dans un surnaturel invérifiable, qu’ils prétendent découvrir les éléments de leur personnalité.
Pourtant ceci me frappe, chez les humanistes, chez ces sages adversaires de la métaphysique chrétienne. Ils ne méconnaissent plus le secours que l’humanité a trouvé, et continue de trouver dans la foi. Bien loin de traiter la religion par le mépris, ils s’efforcent de lui ravir son secret. Sans doute, ils ne connaissent rien au monde que l’humain et rejettent tout ce qui dépasse l’expérience humaine; c’est sur la connaissance d’eux-mêmes qu’ils veulent édifier leur vie personnelle. Mais toute la question pour eux est de savoir si cette vie personnelle leur tiendra de vie religieuse, s’ils trouveront en eux l’aide quotidienne que les croyants trouvent dans leur vie religieuse.
Ces Français-là ne ressemblent donc pas tout à fait à Voltaire. Au vrai, ils ressemblent beaucoup moins à Voltaire qu’à Montaigne, en qui Ramon Fernandez saluait son maître; Montaigne qui, dans ses Essais, usa sa vie à se regarder vivre, s’épie, et n’a d’autre souci que de ne rien travestir en lui, Montaigne à qui l’idée chrétienne de progrès intérieur, de perfectionnement est odieuse, et qui s’aime et se veut tel qu’il est: voilà bien en effet le père authentique de nos humanistes d’aujourd’hui.
Mais, je le répète, hostiles à la pensée chrétienne autant que le pouvaient être Voltaire et son école, ils ne partagent pourtant pas le dédain de Voltaire à l’égard du Christianisme. Bien loin de penser comme lui qu’il faut une religion pour le peuple, ils seraient plutôt tentés de dire qu’il faut une religion pour l’élite. Il ne leur échappe pas que le Christianisme a résolu ce qui demeure pour eux le difficile problème: selon un modèle éternel et toujours présent, il organise la vie intérieure, il utilise, élimine, choisit dans chaque être de quoi constituer une personne vivante.
Certes, pas plus que Taine et que les rationalistes d’il y a cinquante ans, les humanistes d’aujourd’hui n’admettent que l’Etre inconnu puisse être constaté, ni qu’il puisse devenir un objet de certitude. Pourtant, s’ils continuent de penser que les croyants projettent en dehors d’eux des valeurs qu’ils découvrent en eux-mêmes, et avec lesquels ils créent de toutes pièces ce Dieu, objet de leur adoration, du moins ne sont-ils plus aussi sûrs de la ruine proche ou lointaine d’une religion vers laquelle ils voient s’orienter tant d’esprits. Et par là encore, ils sont bien différents de Voltaire. Car les philosophes du dix-huitième siècle et leurs héritiers du dix-neuvième ont été dominés par cette idée que le christianisme était virtuellement fini, que la période théologique de l’humanité était close; que dans sa marche en avant, le monde moderne éliminait les vieilles métaphysiques, et que leur régression serait en raison directe des progrès de la science.
Nos humanistes d’aujourd’hui n’ont plus la même assurance. Ce n’est pas qu’ils aient renoncé à tirer parti des difficultés que les sciences historiques opposent à la religion. Mais, après plus d’un siècle que dure le débat, la preuve semble faite que, sur ce terrain-là, rien de décisif ne sera obtenu contre le Christ de l’Histoire. Les progrès mêmes de l’Exégèse, son perpétuel devenir remet sans cesse en question ce qui paraissait acquis. Aujourd’hui, la critique indépendante, touchant l’historicité du Nouveau Testament, se rapproche chaque jour davantage de ce qu’a toujours enseigné l’Eglise. Les exégètes catholiques tels que le Père de Grandmaison ou le Père Lagrange voient leur position fortifiée par les découvertes d’un illustre Jésuite, le Père Jousse, sur la psychologie du langage et sur la transmission orale des Paroles du Christ. A vrai dire, les difficultés d’exégèse soulevées contre l’Eglise me paraissent de peu de poids auprès de ce fait formidable qu’elle peut dresser contre ses adversaires et que se formule d’un mot: le fait du Christ: cet homme, ce signe de contradiction qui, à un intervalle précis de l’espace et du temps est venu partager l’histoire humaine. Il est assuré maintenant qu’aucune objection de l’ordre historique ne prévaudra contre le charme chrétien. La vieille chanson religieuse, dont se moquait Jaurès, s’il est trop vrai qu’elle berce de moins en moins les âmes populaires, retentit de plus en plus dans les esprits attentifs, comme une symphonie immense, à la fois humaine et divine.
Charme déteste sans doute, aux yeux de l’humaniste, car, selon lui, le Christianisme, en proposant à l’homme dans la personne du Christ un modèle extérieur auquel il faut se conformer, en lui imposant la distinction du bien et du mal, codifiée une fois pour toutes, l’oblige au sacrifice d’une part essentielle de lui-même, au nom des valeurs qui n’ont plus cours et qui ne répondent plus aux exigences de la vie moderne.
L’humaniste ne se résigne pas à mutiler son moi; il s’accepte tout entier. “Un honneste homme, disait Montaigne, c’est un homme meslé.” Le terrible défaut du christianisme à ses yeux, c’est justement de vouloir démêler l’homme ondoyant et divers; et sous prétexte qu’il faut l’élever, le hausser jusqu’à le rendre conforme au Christ, c’est de le diminuer, de le rétrécir. Selon l’humaniste, nous ne devenons chrétiens que par le sacrifice de ce qui en nous est le plus nous-mêmes. Il nous propose donc de ne rien sacrifier, et de composer notre vie (une vie qui peut-être un jour, et pour les autres, fera tableau) en utilisant nos vertus et nos vices, sinon sans aucune préoccupation de morale traditionnelle, en utilisant le meilleur et le pire, –ou plutôt il n’y a pas de meilleur, à ses yeux, il n’y a pas de pire. Tout est bon, tout peut nous servir pour la création d’une figure héroïque; tout doit être soumis aux risques de l’expérience. Et M. André Gide cite avec admiration ce mot de Montaigne: “Il n’est train de vie si sot et si débile que celui qui se conduit par ordonnance et discipline.”
Mais comment se fait-il que le chrétien ainsi diminué, appauvri, réduit, selon l’humaniste, à suivre des préceptes désuets, démodés, qui ne correspondent plus aux besoins profonds de sa vie, comment se fait-il qu’il témoigne, par le seul fait qu’il est chrétien et aussi humble soit-il, d’une conduite si personnelle, si particulière, si singulière? Chez ce chrétien que vous prétendez mutilé, d’où vient ce développement presque excessif de sa vie intérieure. Ceci me frappe: la philosophie de la personnalité, telle que la conçoit, par exemple, mon ami Ramon Fernandez, ne peut, de son propre aveu, remplacer le catholicisme qu’en devenant une vie religieuse. Il ne vous l’a pas dit hier soir, mais il l’a écrit. La totalité de nos moyens étant connus, il faut nous risquer, dit-il, “comme par l’ordre d’un Dieu.” Ce sont ses propres expressions, or, justement, c’est cela l’irréalisable: un Dieu ne s’invente pas, ne se crée pas.
Et c’est ici que nous découvrons l’ineffable mystère chrétien qui, d’un coup, réduit à néant l’objection de l’humaniste touchant la diminution, l’appauvrissement à quoi nous condamnerait l’imitation du Christ, le mystère qui nous livre le secret de cette brûlante vie personnelle, du perpétuel drame intérieur qui intensifie une destinée chrétienne. Ce modèle uniforme, cet unique Christ auquel on nous reproche de vouloir ramener toutes les créatures humaines, n’est pas un modèle inerte, extérieur à nous, dont il s’agirait de reproduire patiemment les traits par une copie plus ou moins habile. A vrai dire, il s’agit bien moins de l’imiter, de le copier, que de s’unir à lui. L’union au Christ, par ce seul mot nous répondons à l’objection humaniste. Lorsque saint Paul s’écrie: “Ce n’est pas moi qui vis, c’est Jésus-Christ qui vit en moi…” il est bien évident qu’aucun des traits qui caractérisent la formidable personnalité de saint Paul n’est atténué ni détruit, mais au contraire infiniment renforcé. Le Christ vivant en nous nous occupe tout entier et, bien plus que l’homme livré à lui-même ne le peut faire, il utilise tout, il se sert de tout, il change l’au en vin, transmue en vertus les vices dans ces secrètes noces de Cana célébrées en chacun de nous. Il ne s’agit pas de proverbes, de dictons d’après lesquels par hérédité, par habitude, par éducation nous dirigerions, tant bien que mal, notre vie morale; c’est en nous une voix qui, dans chaque cas particulier, nous laisse entendre ce qui est exigé de nous. Rien de moins fixe, au fond, rien de moins figé, de plus personnel que la vie chrétienne. Certes, je l’avoue, rien n’est laissé au hasard, nous savons où nous allons: “Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait.” Ce commandement est pour tous : il s’agit de devenir des saints.
Cela est vrai. Mais si la direction est la même pour nous tous, la diversité prodigieuse des bienheureux que l’Eglise propose à notre vénération, témoigne comme elle a su résoudre le problème de la personnalité. En dépit du mystique lien qui les unissait, qu’il y a loin de sainte Thérèse à saint Jean de la Croix! Et de celui-ci à saint Ignace de Loyola! Autant de vies chrétiennes, autant de tableaux différents. La diversité même des ordres religieux témoigne de ce que l’unique vocable de vie parfaite comporte de différences, d’oppositions de nuances.
Et ici, n’hésitons pas à passer à l’offensive: osons prétendre que le Christ est le plus grand créateur de personnalités qui ait jamais été au monde. C’est une affirmation qu’il est facile d’apporter devant les compagnons de Thérèse et de Jean de la Croix, de Pierre d’Alcantara et d’Ignace de Loyola. Sans doute, le Christ vivant en nous, nous occupe tout entiers; mais comme l’aimant attire la limaille de fer et, la fixant à soi, en aimante chaque parcelle, il attire, il fixe, il harmonise, il divinise nos instincts, nos désirs, nos passions, nos sentiments, nos pensées. Avec cette multiplicité, il reconstitue dans son amour, notre âme, immortelle unité.
L’humaniste, lui, aux prises avec sa propre multiplicité, soucieux de composer à lui seul, et sans rien sacrifier de lui-même, sa personne, de devenir quelqu’un, de se réaliser enfin, trouve sous ses pas une première embûche à laquelle il est bien rare qu’il ne succombe pas. Plus fort que le désir de se créer lui-même, il découvre le plaisir que l’homme trouve à se regarder, à observer, à jouir de soi. “Tout en lui-même, écrit de Montaigne, André Gide, tout en lui-même reste pour lui objet de curiosité, d’amusement, de surprise.” Ainsi, séduit par le jeu même de ses états de conscience, par son fourmillement intérieur, l’humaniste ne s’aperçoit pas d’abord que ce qui en lui l’étonne et le divertit est très éloigné d’être une force anodine; ce monde intérieur qu’il observe en se gardant d’intervenir, il lui faut du temps pour découvrir que des instincts redoutables le composent. Ce jeune animal dont nous charment les grâces félines, nous ne voyons pas d’abord la bête féroce qu’il est près de devenir; mais tôt ou tard le jeu qu’on mène avec lui devient dangereux, ses morsures font mal, ses coups de griffes emportent la chair, les plaies s’enveniment.
Et puis, ce qui bénéficie de notre complaisance envers nous-mêmes, de notre parti-pris de ne pas intervenir, c’est presque toujours nos instincts d’en bas, ceux qui nous différencient le moins, qui nous dépersonnalisent le plus: dans les actions honteuses, le grand philosophe ne se distingue plus du rôdeur ou du voyou. Ce serait le cas de dire que celui qui, ne se refusant à rien, veut sauver sa personnalité, la perd.
Vous ne prétendez, dites-vous, qu’à réaliser votre vie par des tâtonnements, et des ajustements? Mais les éléments qui s’offrent à vous, pour cette œuvre, ne sont pas inertes et tels que vous puissiez les laisser ou les prendre: ce qui vous tombe sous la main, ce qui s’impose impérieusement à votre choix, c’est justement ce qu’eût rejeté la partie haute de votre âme:
“Nous ne nous entendons pas nous-mêmes, disait Thérèse d’Avila, nous ne savons pas ce que nous voulons et nous nous éloignons infiniment de ce que nous désirons.” Faisant écho à cette parole de votre sainte, un grand philosophe français contemporain, qui est aussi un grand catholique, M. Maurice Blondel, s’écrie: “Tantôt je ne fais pas tout ce que je veux, tantôt je fais presque à mon insu ce que je ne veux pas. Et ces actions, dès qu’elles sont accomplies, elles pèsent sur toute ma vie. Je me trouve comme leur prisonnier.”
Car vous avez beau dire, ce qu’il est convenu d’appeler le moi, n’est pas de tout repos; il ne dépend pas de vous, de ne pas en tenir compte, il ne dépend pas de vous de déchaîner ou de maintenir ces forces obscures comme vous feriez de forces naturelles. Justement, me répond l’humaniste, vous avez peur. Vous ne songez qu’à vous mettre à l’abri d’une religion. Mais le renoncement est toujours une lâcheté; c’est nous, les libertins, qui consentons à vivre dangereusement. Vivre dangereusement, tout est là. Oui, tout est là. Ne pas avoir peur de nous-mêmes; trouver en soi la force et le courage de contempler son cœur et son corps sans dégoût; avoir l’audace d’imposer à ses contemporains et, si l’on a du génie, à la postérité, une image violente de soi-même, fût-elle rehaussée des vices les plus honteux. De ce point de vue, sainte Thérèse ou saint Jean de la Croix ne font pas plus grande figure que Néron ou que César Borgia et ne sont pas mieux réussis. Et, tout compte fait, ce sont les beaux monstres qui, ayant le plus risqué, ont le plus de droits à notre admiration.
Tel est, un peu poussé, le point de vue humaniste. Certes, ce n’est pas devant un public espagnol qu’il est nécessaire de défendre les saints contre ce reproche de faiblesse et de couardise. Non seulement pour les saints, mais pour le plus humble chrétien qui s’efforce de vivre selon la Grâce, il ne s’agit certes pas de se mettre à l’abri, ni de se défendre contre les risques de la vie. Non, il s’agit d’aimer. Qui dit amour, dit souffrance. Mais quel amour est plus exigeant que l’unique amour? La sanctification d’une âme est une œuvre de longue haleine, un arrachement quotidien au monde et qui exige des luttes obscures, de longs héroïsmes silencieux. C’est le contraire du sommeil, c’est le contraire du non-être et de l’anéantissement. L’union à Dieu est le fruit d’une victoire surhumaine. Il s’agit bien d’abri! Il s’agit bien de repos! Votre héroïque Thérèse elle-même parfois ne peut retenir un cri d’amoureuse angoisse: “O vie longue! O vie cruelle! O vie où je ne vis plus!”
Au vrai, celle qui pousse ce cri n’est-elle pas aussi dominée, aussi asservie par cet amour d’en haut, que risque de l’être l’humaniste par l’amour d’en bas lorsqu’il s’efforce à lui seul de se constituer une pensée et une conduite personnelle.
Je le crois. Je crois que l’homme quel que soit son parti pris de n’être qu’un technicien, un ingénieur, n’échappe pas au dilemme fameux posé par saint Augustin: “L’Amour de soi poussé jusqu’au mépris de soi.” Car nous ne sommes pas une matière inerte qui puisse être livrée sans dégâts, au hasard des expériences. La conscience humaine existe; c’est un monde vivant qui a ses lois dont aucun de nous n’est libre de ne pas tenir compte, sous prétexte que, seule, l’occupe la vie pratique. D’ailleurs des saints ont été des rois, ont été soldats, ont été mariés et le parfait accomplissement de leurs devoirs d’état ne les a jamais détournés du monde intérieur, ce onde de l’âme qui nous propose des signes qu’il s’agit de déchiffrer, des traces qu’il faut relever, des pistes qu’il faudra suivre et qui peut-être nous mènerons où nous ne voulions pas aller.
A mon sens, l’erreur de certains humanistes c’est de se croire le maître de cet univers intérieur, c’est de se croire libre de choisir tels éléments et de ne pas tenir compte des autres. C’est, par exemple, de considérer comme non avenues ces lois dont un homme aussi éloigné de Christianisme que l’était Marcel Proust, dénonçait l’existence dans un passage fameux de La Prisonnière: “Tout se passe dans notre vie, écrit Proust, comme si nous y entrions avec le faix d’obligations contractées dans une vie antérieure; il n’y a aucune raison dans nos conditions de vie sur cette terre pour que nous nous croyions obligés à faire le bien; à être délicats… Toutes ces obligations qui n’ont pas leur sanction dans la vie présente semblent appartenir à un monde différent de celui-ci et dont nous sortons pour naître à cette terre, avant peut-être d’y retourner vivre sous l’empire de ces lois inconnues auxquelles nous avons obéi parce que nous en portions l’enseignement en nous, sans savoir qui les y avait tracées…” Le chrétien, lui, sait de quel monde il s’agit; et pour lui, comme cette révélation de la conscience s’éclaire à la lumière de la révélation du dehors! Comme la voix du Christ de l’histoire répond à celle de notre Christ intérieur! Car, tout autant que l’humaniste, le chrétien cherche en lui-même les éléments de sa personnalité, mais toute la différence vient de ce qu’il y découvre infiniment plus que lui-même.
Vous le savez, de saint Augustin à notre Pascal, de Newmann à Maurice Blondel, il y a toujours eu dans l’Eglise des apologistes pour nous révéler, au plus intime de nous-mêmes, le point de départ de notre ascension vers Dieu. C’est toujours à partir de la vie personnelle que nous atteignons le transcendant. “Le surnaturel est exigeant en nous.” Et la foi jaillit de la rencontre entre cette exigence intérieure et la révélation historique; elle jaillit d’une conformité entre le Christ de l’histoire, toujours vivant et enseignant dans l’Eglise, et cette profonde aspiration du cœur humain. Le chrétien est un humaniste qui ne s’arrête pas à la surface de lui-même et qui part de l’homme pour dépasser l’homme. J’accepte l’humain comme point de départ, mais c’est l’humain même qui est touché de divin. Cet écart entre l’idéal et le réel, je le nie: le réel est touché d’idéal. “Le Royaume de Dieu est au dedans de nous.” A quoi l’humaniste, sans doute, m’objectera que cette exigence intérieure de Dieu, il ne la découvre pas en lui, qu’il ne relève en lui aucun de ces traces divines dont je parle. Et cela est vrai; mais les humanistes nieront-ils qu’au départ de toute leur vie intellectuelle et morale, il y a une négation délibérée du surnaturel? Ils jouent d’une certaine humilité, ramènent tout à l’organisation de la vie pratique et à l’adaptation aux nécessités quotidiennes; ils commencent de raisonner à partir d’un refus de Dieu. Chez beaucoup de penseurs modernes, cette résistance préalable au transcendant, ce reniement passionné avant toute autre démarche, suffirait à expliquer leur insensibilité aux choses de Dieu, –insensibilité provoquée, acquise. Ils ont d’avance rompu tous les canaux par où les pourrait atteindre la Grâce. On n’imagine plus rien qui puisse leur arriver dans l’ordre surnaturel qu’une intervention foudroyante, que le coup de foudre qui renversa saint Paul.

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