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Examen de conscience sur la tombe d'André Lafon

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“Quelle pauvre vie ! —me dit un jeune homme— prétendez-vous que ce destin d'André Lafon[1] nous attire: une petite ville morne, une cour de collège, une étude puante, le dortoir, la solitude, l'angoisse, la mort! S'il existe une doctrine pour nous persuader que cette pauvreté est une richesse et cette laideur une splendeur, nous rejetons une telle doctrine. Elle vaut pour un misérable à qui rien ne reste que de se glorifier justement de ce qu'il est misérable.”
Je réponds que mon ami était, au sens profond du terme, un jeune homme riche. Il possédait cette royauté qui vaut tout l'or du monde, qu'entre dix-huit et trente ans certains détiennent: cet aimant irrésistible qui attire les cœurs et surtout qui les retient. “La belle affaire de plaire à vingt ans!” s'écriait un jour Barrés. Il est plus rare de retenir. André Lafon, s'il intéressait de prime abord, c'était quand on entrait un peu plus avant dans sa vie que se révélaient ses philtres: cette attention grave dont il vous couvait, cette noblesse dans l'attitude, ce détachement aussi, Cette fuite, —la recherche de l'ombre, l'obsession de se dérober, cette douceur qu'il faudrait dire inhumaine. Pour qui était la source de passion dont se soulève la lourde terre de ses poèmes? Certes s'il l'eût voulu, il aurait pu jouer comme tant de jeunes hommes avec les cœurs. Les autres auraient pu être ses jouets éternels. Il détenait toutes les armes du chasseur, du ravageur. Mais il est un autre amour...
Et de même la réussite s'offrait à lui sans qu'il la cherchât. Rien de plus inattendu que Barrés qui relance, jusque dans une cour de récréation, ce surveillant. Il n'a pas fait une démarche, pas un geste, et ce grand prix de littérature lui tombe du ciel; des reporters l'interrogent, le photographient; il soulève même des jalousies qui ont résisté à sa mort, à la guerre, qui grondent encore. Mais rappelons-nous sa réponse quand je lui conseillai sottement le tonique d'une lecture de Balzac. Il s'étonne, il ne comprend pas: qu'a-t-il à apprendre de ces médiocres ambitieux? Étonnement non joué. Cela ne compte pas; cela n'existe même pas: non qu'il manque d'ambition, mais quelle étrange ambition! “Nous sommes des âmes affamées d'épreuves...” me dit-il dans la même lettre.
Ce ne saurait donc être par manque, par pauvreté, qu'il s'écarte de ce que vous appelez amour et de ce que vous appelez ambition. Mais possédé de la même faim, il ne la satisfait pas si aisément. Beaucoup de jeunes écrivains aujourd'hui seraient dignes de le comprendre et peut-être ai-je eu tort d'écrire qu'il était très loin d'eux. Je ne prétends point parler ici de ceux qui sont célébrés dans les enquêtes et qui ont reconquis la foi en l'intelligence, le goût de l'action, la santé: mais des malades, de ceux qui, peu ou prou, ont été touchés par cet étrange mal du siècle appelé, sous sa forme la plus virulente: dada. Hélas! les malades sont toujours les plus nombreux.
Considérez d'abord à qui, chez les vivants et chez les morts, va le cœur de cette jeunesse: à des écrivains aussi différents que Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, Claudel, Gide, Jammes, Proust, Valéry... —différents, certes, mais dont nous frappe d'abord ce trait commun: ils n'ont pas fait carrière. Des abîmes les séparent et pourtant ils détiennent ensemble ce qui s'appelle un air de famille. Aucun d'eux n'a mis au-dessus de tout la réussite matérielle. Un sentiment tragique de la vie les possède. Ils savent qu'ils jouent, qu'ils sont engagés dans une partie dont formidable est l'enjeu. Sans doute il existe d'autres maîtres plus fameux, dignes aussi de vénération. Mais la leçon que ces officiels nous donnent pour la traversée de la vie, c'est le train de luxe, la meilleure place retenue, —un coin marche avant et pas sur les essieux. Les jeunes gens dont je parle trouvent chez les “poètes maudits” une leçon plus adaptée à leur angoisse. Ils savent d'avance, comme André Lafon, que l'expérience du bonheur est vaine, que le pauvre bonheur humain ne nous est pas même une goutte d'eau mais qu'il augmente notre soif; et que la voix de l'amour, quand elle s'élève dans notre cœur, en fait plus terriblement retentir la solitude. Ils méprisent l'activité même quand ils s'y adonnent, parce qu'ils pressentent que pour qu'elle fût noble, il faudrait qu'elle fût sainte, comme dit Amiel, et dépensée au service de ce qui ne passe point.
Mais, pénétrés comme André Lafon d'angoisse, bien loin de se tourner à son exemple vers l'intérieur, et parce qu'ils ignorent que le royaume est au dedans d'eux-mêmes, ces jeunes hommes se fuient. De chacun on peut dire à la lettre qu'il est “hors de soi”, et le public n'a pas tort de dénoncer leur folie, si la folie est d'être dépossédé de soi-même. André se cherchait, et ils se perdent. André n'avait de cesse qu'il n'eût dressé, qu'il n'eût clos autour de son âme les murs d'une cellule: celle que sainte Catherine de Sienne a dénommée “la cellule de la connaissance de soi-même”. Et eux, s'ils souffrent, ils se glorifient aussi de ne pas connaître leurs limites et se font gloire de cette ignorance.
“Unité multiple et multiplicité une”, ainsi M. Bergson définit-il l'individu; et encore il ajoute qu'unité, multiplicité sont des vues prises sur nous de l'extérieur par notre intelligence. Rien de si affreux que d'être un carrefour grouillant. C'est peu de dire que ces jeunes gens n'y veulent aucun service d'ordre. Ils se créent à eux-mêmes des alibis, s'amusent de gestes qui ne leur ressemblent pas. Les Caves du Vatican, d'André Gide, ont inspiré toute une littérature à propos de crimes immotivés, “d'actes gratuits”. Mais ces jeunes écrivains ne s'y livrent pas qu'en esprit. Et n'est-ce pas violer la règle même de la vie qui est de se créer indéfiniment soi-même? Si M. Bergson a raison d'écrire que “nous sommes dans une certaine mesure ce que nous faisons”, le système de ces jeunes gens est donc de se détruire et, à la lettre, de se défaire. Comment se connaîtraient-ils, eux qui traitent leur être comme Pénélope sa toile?

Ils se persuadent pourtant qu'en perdant leur individualité ils sauveront en eux l'artiste, et que tout de même ils finiront par se trouver dans leurs propres ouvrages. C'est la leçon que leur donne André Gide quand il proteste qu'un écrivain se doit d'abord d'ignorer ses limites et de ne se découvrir qu'à mesure qu'il crée: ses héros ont seuls mission de le renseigner sur lui-même; il trouble son eau pour mieux pêcher.
Mais justement l'œuvre de ces jeunes gens n'est révélatrice que d'une destruction systématique. Des garçons comblés d'intelligence et de finesse n'expriment plus rien dans leurs ouvrages qu'un érotisme morne. Comment Gide ne voit-il pas —en dehors de toute question morale et en ne considérant que les exigences de l'art— qu'une littérature érotique sera le fruit de sa doctrine? Ce courant auquel il veut que nous nous abandonnions sans lutte, cette marée, ce flux et ce reflux ont un nom: désir, assouvissement —assouvissement, désir. Ce qui bénéficie de cette ignorance de nous-mêmes, c'est la chair. La méconnaissance de nos limites, quel profit pour elle, et comme elle a vite fait d'empiéter! C'est elle, l'adversaire formidable dont l'empire s'étend sur les cœurs qui ne se connaissent pas. Toute confusion lui est chère, et toute ténèbre intérieure l'enchante. Ne soyez pas surpris que l'artiste, draguant cette eau limoneuse, ne ramène que des figures immondes.

Il n'en a pas été ainsi, m'opposera-t-on, pour un Dostoïevsky, pour un Gide même. C'est que le premier fut sans doute, en dehors de la véritable Église, le plus passionné chrétien du dix-neuvième siècle, et que l'autre, quoi qu'on en ait dit, entre tous les écrivains non catholiques d'aujourd'hui, apparaît le plus harcelé, le plus tourmenté. En vain se secoue-t-il comme un sanglier coiffé d'une meute: Dieu est le centre de son drame. Mais bien différents sont les enfants lamentables de la victoire, ceux qui reviennent du rivage de la mort avec cet air gavé et inassouvi, et qu'attirent l'atmosphère confuse des bars, une musique dont les rythmes divisent l'être, le dispersent, ces alcools qui tuent la conscience. Tout leur est occasion de se perdre, de s'anéantir. J'ai souvent pensé que lorsque le Christ dit: “Je suis la Vie”, il l'est en effet à la lettre, et au sens le plus physique, pour tels jeunes hommes qui meurent de n'avoir pas la Vie en eux.

Ces Narcisses, prisonniers d'une eau bourbeuse, y cherchent, s'ils sont romanciers, l'image brisée des êtres qu'elle reflète. Un individu extérieur à eux, ils s'épuisent à vouloir en appréhender les aspects contradictoires et cette figure mouvante qu'ils découvrent en eux-mêmes. Si leurs héros y perdent toute unité et toute logique, nos jeunes écrivains se rassurent en se comparant à Dostoïevsky dont les personnages, soumis à la fois à des impulsions immondes et à des inspirations saintes, n'ont pas seulement deux hommes en eux comme l'Apôtre, mais une foule murmurante et divisée. L'erreur est de croire que ce qui a été donné par exception à un Dostoïevsky nous puisse servir de règle: qui d'entre nous porte en lui un monde, comme ce Dostoïevsky — monde peut-être sans rapport avec le réel? Nous cherchons désespérément les traces des génies admirables, mais singuliers —et qui ne sont pas de bons maîtres justement parce qu'ils sont singuliers. (Ainsi convient-il de se méfier d'une littérature que Rimbaud inspire: on ne refait pas le trajet d'une étoile; on n'avance pas dans le sillage d'un “bateau ivre”.)
L'art inimitable de Dostoïevsky est de créer des personnages à la fois contradictoires et coordonnés. Dans la plupart d'entre eux, le Christ intervient pour diviser, comme II fait toujours. Or, diviser c'est déjà mettre de l'ordre, amorcer un classement, organiser un conflit. Chez ceux de ses héros d'où le Christ est absent, l'abîme que creuse en eux cette absence devient le centre autour de quoi leur confuse personnalité se recompose. Nos jeunes romanciers créent des êtres aussi contradictoires, mais dont le caractère essentiel pourrait être défini: incoordination, par exemple les héroïnes de l'admirable Ouvert la nuit. Il est juste d'ajouter qu'aujourd'hui, c'est en effet sous cet aspect d'incoordination qu'hommes et femmes nous apparaissent le plus souvent, parce que les cadres religieux, familiaux, ethniques ne les soutiennent plus. L'art de Paul Morand et de ses émules exprime donc fidèlement la confusion du monde après une longue tuerie.
N'empêche que le romancier ni son lecteur ne se résignent à ne pas dépasser un tel désordre. L'incohérence de nos créatures nous tourmente; nous voulons découvrir les pôles de ces mondes mystérieux. Pierre Drieu La Rochelle a intitulé la Valise vide le récit de ses tentatives pour interpréter les gestes décousus, les actes saugrenus d'un camarade qu'il ouvre, comme il faisait des pantins de son enfance. Mais cherchant mal, il ne trouve rien, et traite insolemment sa victime de “valise vide”.
Le secret d'André Lafon —et qui est un secret catholique— c'est qu'il n'y a pas de valises vides. Il savait atteindre la part immortelle d'une pauvre servante et d'un camarade frivole. Dans les instants de la première jeunesse où nous nous croyons riches parce que nous vivons dans une immense dispersion, il m'a toujours ramené doucement et fermement à mon centre. Sa méthode...
A ce seul mot quelqu'un m'arrête et m'objecte: “Toute méthode, nous la rejetons d'avance. La vertu dominante de notre génération, c'est la sincérité. On peut tout nous refuser, hors cette passion de ne rien dissimuler de nous-mêmes. Ce que vous appelez érotisme n'est que le fruit imprévu de cette passion. Reconnaissez qu'il est d'une tout autre qualité que l'érotisme commercial de tel ou tel. Les futurs fabricants de manuels, et qui déjà proposent de nous réunir tous sous la rubrique Crise de la personnalité, seraient mieux venus de choisir, en guise d'étiquette, Passion de la sincérité.

Ne s'agit-il pas ici d'une fausse sincérité, —de la forme la plus subtile du mensonge? Ce “moi” où vous ne voulez nulle retouche, n'en effacez-vous point par un savant truquage cette note à peine indiquée, comme dans ce tableau de Ver Meer, devant lequel Proust fait mourir son Bergotte, la précieuse matière jaune d'un tout petit pan de mur? Cette touche à peine indiquée, c'est l'instinct que Proust, apparemment si détaché de métaphysique, reconnaissait en lui-même: “La foi en un monde différent, fondée sur la bonté, le scrupule, le sacrifice, un monde entièrement différent de celui-ci...” Cette sincérité prétendue qui vous défend d'agir sur votre être secret, justement le modifie; ce refus d'intervenir est une intervention décisive: une part de nous-mêmes, faute de culture, s'atrophie; une autre, faute de règle, s'hypertrophie. Par cet abandon même, votre moi gauchit; vous le déformez en ne le formant pas. A quoi Gide peut-être opposera que s'ils existent en nous, ces signes d'une destinée immortelle, il suffit que l'écrivain ne se contraigne en rien, qu'il s'abandonne, pour que dans l'œuvre jaillie de lui se retrouvent les traces divines. Et c'est vrai que dans la Porte étroite, dans la Symphonie pastorale, Gide a beau ne s'appliquer qu'à une charge du sacrifice mystique ou d'une forme de l'hypocrisie religieuse, nous sentons bien que c'est à une part de lui-même qu'il en veut; rien qu'en suivant sa pente, Gide nous découvre un Gide que le Christ inquiète, obsède, et peut-être importune. Mais répétons que la méthode, en tout cas, ne vaudrait que pour le très petit nombre des “poursuivis”, vrai gibier de la grâce, et de qui l'immoralisme n'est qu'une réaction, une défense, une fuite hors du filet sans cesse rabattu sur eux par un chasseur inlassable.
D'ailleurs, que signifie de ne pas intervenir? Cet état d'indifférence et d'abandon à soi-même, cette sincérité totale n'est que fiction et construction de l'esprit. La philosophie qu'exprime, par exemple, ce chef-d'œuvre de Gide, les Nourritures terrestres, pour que je m'y rallie, il faut que je me livre sur moi-même à un travail immense; il faut que j'extirpe de moi cette connaissance du bien et du mal qui m'est, si j'ose dire, consubstantielle. Pour que la vie ne soit plus, selon l'image gidienne, “qu'un fruit plein de saveur sur des lèvres pleines de désirs”, que n'a-t-il fallu détruire en moi! Quelle révolution au profit des régions basses de mon être! Mais sont-elles moi-même plus que les parties hautes qu'attire le monde dont nous parle Proust, fondé sur la bonté, le scrupule, le sacrifice?...
C'est vrai que Proust lui-même a toujours paru concevoir la vie comme si ce monde sublime n'existait pas; et puisqu'ici nous ne touchons à la question morale qu'en rapport de l'esthétique, il faut bien reconnaître que ce Proust, apparemment si peu soucieux d'action intérieure, et tout occupé non à se conquérir, mais à demeurer le lucide témoin de sa défaite et de sa destruction, fut tout de même d'une miraculeuse fécondité. Jacques Rivière disait récemment à un journaliste: “Il y a des chemins vers les autres êtres qu'ont suivis de tout temps les grands créateurs; mais ce sont des chemins intérieurs. Comment faire vivre des personnages si on ne les saisit pas d'abord dans la joie et dans la souffrance que l'on a reçues d'eux? Et où sont-elles, cette joie et cette souffrance, si ce n'est en nous-mêmes?” Oui, c'est vrai: prisonnier de son moi, asservi comme personne avant lui, Proust en sut extraire la substance d'une humanité sinon plus vivante, du moins plus complexe que celle même de Balzac. C'est en lui, et non au dehors, qu'il a découvert tant d'êtres, tant de milieux, tant d'atmosphères. Il n'a pas été au centre du monde comme un écho sonore ni comme un miroir, il s'est incorporé le monde, il l'a absorbé pour le créer une seconde fois. Plus je relis pourtant cette œuvre unique et plus il m'apparaît que son défaut essentiel réside dans un trait commun à toute l'humanité proustienne: cet abandon, cette non-résistance, une soumission aveugle à l'impulsion, le parti pris qu'ont toutes ses créatures de ne pas réagir.
Si c'était là le défaut d'un seul personnage —de celui par exemple qui dit “je”— il faudrait louer dans ce trait une observation juste: mais qu'il s'agisse de cet adolescent, ou de Swann, ou d'Odette, ou de Charlus, ou de tout autre, nous nous rappelons toujours ce navire démoli et condamné à un éternel mouillage qu'évoquait Jacques Rivière à propos de Proust, et dont les flancs sont dévorés par une innombrable végétation de pensées, de désirs, de perceptions. Tous livrés, démunis, à leurs sensations, ils ne diffèrent entre eux que par la conscience plus ou moins nette qu'ils en gardent. Parce que Proust consentit à cette passivité, à cette prostration lucide, l'humanité née de lui, et qu'il ne sut appréhender qu'à travers lui-même, en demeure atteinte. Parce qu'il n'a voulu nulle retouche à son moi et qu'il ne fut soucieux que de l'interpréter sans le déformer, les êtres qui s'y trouvaient contenus en puissance et qu'il n'a qu'à demi libérés, évitent aussi le contrôle de leur volonté, et même les plus conscients, ne sont curieux que du courant qui les entraîne et se divertissent à démêler les motifs des actes d'autrui, sans nulle tentative pour intervenir: il leur suffit de comprendre. Si la mer Morte qui recouvre Sodome et Gomorrhe a envahi démesurément l'univers proustien, n'est-ce pas que la volonté n'y résiste guère aux mouvements de l'instinct toujours observés, enregistrés, décrits, jamais contenus? On nous assure que les personnages les plus normaux du roman, comme Saint-Loup, deviendront, à la fin, les émules du baron de Charlus. Proust ne peut, en effet, que nous convier au spectacle d'une destruction ininterrompue: ses héros les plus opposés, glissant au long de la même pente, sombreront dans le même abîme. Ainsi, parce qu'il se défend de toute action, de toute intervention sur soi-même, l'artiste s'est dépouillé dans une certaine mesure du pouvoir magique qu'il possédait à un degré si éminent de créer, sinon des êtres tout à fait détachés de lui, du moins différents les uns des autres.

Un maître vient de mourir qui, certes, n'a pas dédaigné en lui les régions confuses, qui toujours a reconnu que l'artiste est tributaire de ces obscures profondeurs, où lui-même s'est plus audacieusement égaré que personne, et qui nous a toujours ramenés, par dessous les froides apparences, “au royaume ténébreux de l'enthousiasme”. Mais Barrés craint de s'y perdre et nous avec lui. C'est sa grandeur d'avoir su concilier les tendances antagonistes: abandon à l'instinct, culture de nos parties hautes. De quel autre aujourd'hui dirons-nous qu'il est grand? Barrés mort, le chêne abattu, nous voyons l'espace de ciel que couvraient ses frondaisons, et nous nous rappelons ce qui est écrit aux premières pages de l'Appel au soldat: “Il faut élaguer en soi bien de la broussaille pour que notre bel arbre propre puisse étendre ses racines, se nourrir de toute notre vie et couvrir de ses branches dans l'univers la plus grande surface.” Au début de ce dernier livre qui nous arrive, signé de lui, quinze jours après sa mort, Barrés nous avertit que “l'éducation de l'âme, c'est la grande affaire qui l'a préoccupé et attiré toute sa vie...” Enfin, si la question morale ne nous occupe ici que du point de vue esthétique, souvenons-nous que Barrés louait Goethe de ce qu'il nous ouvre la voie du grand art en nous montrant que, pour produire une plus belle beauté, le secret, c'est de perfectionner notre âme. Gœthe travailla sans cesse à se développer en s'élevant. L'artiste est grand selon qu'il possède une imagination de héros. De là l'effort si raisonnable de Goethe pour épurer, ennoblir continuellement sa sensibilité. Il nous est utile par l'exemple de sa vie, mieux encore que par son œuvre...” Que cette dernière phrase s'applique à Barrés lui-même autant qu'à Goethe, c'est ce qu'il nous sera doux et profitable de montrer, lorsque le silence enfin se sera fait sur cette tombe illustre, et que nous ne craindrons plus de ressembler à ces parlementaires qui, apprenant la mort de Victor Hugo, “se ruaient sur le cadavre, nous dit Barrés, pour lui emprunter de l'importance”.
Ce goût de Barrés pour les hommes vraiment intérieurs; cet amour qu'il eut des belles âmes, le guida vers les plus humbles, vers les plus secrètes. Un jour qu'André Lafon surveillait des enfants dans le jardin du collège de Sainte-Croix, on l'avertit que quelqu'un l'attendait au parloir: c'était Barrés —Barrés “l'amateur d'âmes”, mais non plus au sens où il l'entendait dans le temps de sa terrible et splendide jeunesse; déjà ne l'attiraient plus que celles qui, à l'exemple de Jacqueline Pascal, ne veulent mettre de limite à la pureté ni à la perfection. Certes, il se peut que ce désir de se dépasser, si d'abord il nous ouvre la voie du grand art, à mesure que nous avançons, nous détache de toute gloire humaine. S'il n'existe de très grands romanciers que chez les peuples religieux, si la religion seule est créatrice de conflits, nul doute pourtant qu'elle détourne ses fidèles de peindre dangereusement les passions et qu'elle tue le romancier pour que le saint s'épanouisse: la sainteté, c'est presque toujours le silence. J'entrevois qu'André Lafon vivant n'aurait plus guère écrit que de fervents et brefs poèmes. Mais c'est lorsque Pascal renonce toute ambition et toute gloire que des cris lui échappent qui nous bouleversent encore. André Lafon à genoux et les mains unies, que n'eût-il exhalé dans le silence de son amour?

Notes et références

  1. On se souvient que l'auteur de la Maison pauvre, de l'Elève Gilles (qui obtint le Grand Prix du Roman l'année même de sa fondation), et de la Maison sur la rive, mourut d'une fièvre scarlatine, à l'hôpital militaire, dans l'été de 1915. Notre collaborateur François Mauriac, qui fut son ami, consacrera bientôt à cette mémoire si pure et à cette œuvre si noble un livre (chez Bloud et Gay), dont les pages que voici formeront la conclusion.

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