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La jeunesse devant la politique (enquête)

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Dès que vous ouvrez la porte de l'auteur de Genitrix, le portrait de Barrés frappe vos yeux. Un Barrés jeune et brûlant, dont l'original, œuvre de J.-E. Blanche, accueillait dans le salon jaune du boulevard Maillot les visiteurs qui attendaient le Prince. Cette image liminaire nous rappelle qu'un matin de mars 1910 (mars = gloire disent les cartomanciennes), le jeune François Mauriac ouvrant l'Echo de Paris, y découvrit un “premier Barrés” consacré à l'auteur des Mains jointes. Au terme de son élogieux article, le maître se demandait: “Qu'adviendra-t-il de la charmante source?... L'adolescent perdra son âge aimable et sûr de plaire... Saura-t-il mûrir? C'est là le grand problème...” Le poète, devenu romancier, a répondu par ses œuvres; la dernière d'entre elles a paru ici même. Nous voulons parler de ce mélancolique Bordeaux, que le lecteur écoute vivre dans l'âme mauriacienne comme la ville d'Ys au fond de l'océan.
C'est dans son cabinet de travail que M. Mauriac nous accueille; haute pièce à laquelle une baie et des murs couverts de tableaux donnent un peu l'aspect d'un atelier. Mais celui qui nous parle n'a rien d'un peintre, ni d'un auteur “dernier bateau”. Cette mince et longue silhouette, ce regard inégal et ardent, ce vêtement couleur de feuille morte... nous songeons à ces moines de maigre figure, aux membres étirés, qui s'enlèvent sur de sombres Greco...
M. Mauriac est tout surpris qu'ont ait songé à l'interroger sur la politique. Il en est si loin! Il l'ignore d'un si bon cœur! (Mais la politique le lui rend-elle?)
— Je suis tout-à-fait étranger à ces choses, nous déclare-t-il tout de suite, d'une voix qui a de l'accent bordelais juste ce qu'il faut pour être agréable. Oui, tout-à-fait étranger... Je ne suis pas du tout un animal politique. Et cela, non par principe, mais de nature. Je n'éprouve aucun mépris pour ceux qui “font de la politique”, mais de l'indifférence. Ils me sont aussi étrangers que la corporation des hommes-sandwich ou des croque-morts, et je n'ai pas envie de me mêler à eux.
— Cependant, il vous arrive bien de participer à la vie politique de votre pays? Vous êtes contribuable. Vous votez peut-être?
— Oui, j'ai voté, Je vous confierai même que j'ai voté contre le Cartel. Mon rôle politique s'est borné là. Deux ou trois fois, au cours de mon existence, j'ai voulu faire davantage. Vous allez voir quelle fut mon “action”.
Aux environs de dix-sept ans, j'ai voulu être sillonniste. C'était la belle époque du Sillon. J'ai été vite et profondément déçu. J'ai rencontré là d'excellents cœurs, mais quelle pauvreté idéologique!
Par ailleurs, chaque fois que j'ai tenté de rédiger un travail qui se rattachât plus ou moins à la politique, j'ai été horriblement gêné. Je n'étais plus Mauriac, mais j'écrivais à la manière de Bainville, ou de Romier...
Je ne peux même pas imaginer que les hommes politiques soient faits du même limon que moi. Tenez, j'ai été présenté dernièrement au président Doumergue. Je m'attendais à rencontrer quelqu'un d'inintelligible, qui m'échapperait complètement. Eh bien! pas du tout! J'ai été très surpris de trouver un homme très simple, qui ressemblait à s'y méprendre à l'un de mes oncles...
— Ainsi, pour vous, il existerait une véritable incompatibilité entre l'homme de lettres et le politicien?
— Absolument. Notez que je ne place nullement l'un au-dessus de l'autre. Il m'apparaît, au contraire, qu'il ne peut y avoir de comparaison entre l'un et l'autre. Il s'agit de choses essentiellement différentes. Ma fonction d'écrivain, de romancier, est d'étudier le cœur de l'homme, et singulièrement ses contradictions. Un être, dès qu'on l'observe tant soit peu, montre en lui mille humeurs diverses; aussi est-il impossible de le faire tenir en une formule simple, sous peine de mentir. Le mot de Benjamin Constant a force de loi pour les analystes scrupuleux: “Il n'y a de vérité que dans les nuances.”
Or la politique veut, au contraire, et par nécessité, une simplification atroce de la psychologie: elle classe les êtres. Pierre est mauvais, il doit être abattu, tandis que Paul est admirable. Même contraste que dans les drames de Hugo (ce qui explique peut-être la facilité que Hugo a eue à s'occuper de politique). Je reconnais que cette façon de peindre les êtres d'une couleur unique est indispensable dans le domaine de l'action, surtout en démocratie. Mais dans mon art, je veux employer exactement le procédé contraire.
Au surplus, je ne crois pas me tromper en affirmant que les grands écrivains qui ont voulu se donner à l'action politique l'ont fait à leur détriment et à celui de la chose publique: Châteaubriand, Lamartine...
— Barrés?
— Barrés... Ah! c'est très différent... Barrés... c'est toujours un cas à part... Il allait à la Chambre, mais il était libre en la quittant. Il n'a jamais été ministre, ne s'est pas laissé dévorer tout entier... Cependant, il y allait... Je crois qu'en dehors d'un sacrifice admirable fait à la chose publique, il y avait là pour lui, somme toute, une question d'hygiène. Barrés ne pouvait comprendre qu'on écrivît toute la journée. Et comme l'ennui le guettait, il trompait le temps en se rendant au Palais-Bourbon. Là, derrière son binocle, il observait la faune parlementaire, comme Fabre, sous la loupe, observait les mœurs des insectes... Toute une partie de son œuvre s'alimente ainsi de son expérience d'homme public, peut-être la plus saisissante...
— Et Maurras?
— Eh bien! Mais je pense que, chez Maurras, l'homme politique ne fait qu'un avec l'écrivain...
Je reviens à votre question de tout à l'heure. Et c'est pour vous dire que la chose publique ne me laisse pas indifférent. Loin de là! Je suis très soucieux en tant que citoyen français, de voir mon pays conserver le rang qui lui appartient. Tous mes goûts vont à un gouvernement qui soit un gouvernement. Je suis profondément antiparlementaire. Voilà une déclaration nette, je pense, êtes-vous satisfaits?... J'estime que le gouvernement doit faire son métier —et me laisser faire le mien...
— Mais si l'État, outrepassant ses droits, en abusant, touche aux libertés essentielles, à la liberté religieuse, par exemple...
— Je protesterais et, dans la mesure de mes moyens, j'agirais. Vous le savez, je suis catholique, profondément, passionnément. Sur ce terrain, je suis partisan. Au besoin, notez-le, je prendrais parti avec violence. Tout ce qui, au début de l'avènement du Cartel, m'a paru être dirigé contre le catholicisme, m'a profondément révolté.
— Êtes-vous hostile à l'école unique?
— Oui, parce que ce projet ne me paraît imaginé que pour nuire à l'école libre. D'ailleurs, quelle idée grossière: une école unique!... Unique! Mais je voudrais, moi, autant d'écoles que d'enfants!
Ces dernières phrases, M. Mauriac les a prononcées avec fièvre. Le croyant se révolte à la seule idée que l'on puisse essayer de toucher à sa foi —ou à la foi de ses frères. Et comme, dernière question, nous demandons à notre interlocuteur quelle est sa position devant ce problème de l'Europe, de la civilisation occidentale, qui préoccupe, on le sait, tant d'écrivains, c'est encore le croyant qui va nous répondre:
— Est-il besoin de vous dire que j'espère ne plus voir la guerre déchirer les nations? Mais je veux que chaque pays garde sa couleur et son accent particuliers. Jadis, il y avait la Chrétienté. Chaque peuple restait soi-même, et tous communiaient en Dieu... Toute renaissance religieuse me paraîtrait bienfaisante dans cet ordre-là.
— D'autres échanges entre “bons Européens” ne vous paraissent-ils pas possibles sur d'autres plans? — Je ne saurais vous le dire. Voyez-vous, par beaucoup de côtés, je représente assez un type fort répandu en province. Je suis le Français qui a peu voyagé, qui est incapable de retenir un nom étranger, qui a horreur du paysage qu'il imagine derrière ce mot: New-York... etc Si je suis patriote, c'est, vous le constatez, de la façon la plus rudimentaire, la plus primaire...
...Comme nous allons prendre congé, nous ne pouvons nous empêcher de jeter des regards admiratifs sur les toiles qui ornent la pièce: un nu de Favory, plantureux et qui dit la joie de vivre, un petit Foujita, des Dufresne, délicats et magnifiques, un Waroquier. Nous complimentons leur heureux possesseur. Mais si la nature l'eût fait tenir la palette, M. Mauriac eût-il peint comme ceux-là? Ce sont d'autres tableaux qui nous semblaient fixés au mur pendant notre visite. De leurs cadres, s'étaient penchés sur nous, mais voilés, lointains, le pauvre Jean Péloueyre, Félicité, Maria Cross, toute une humanité souffrante que le romancier a créée pour toujours.

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