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Le Cas Montherlant

BnF_Gringoire_1936_07_31.pdf

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Une interview de M. Henry de Montherlant, à propos de son roman: Les Jeunes Filles, pose une question brûlante: un auteur a-t-il le droit de publier les lettres de femmes qui lui sont adressées?
M. de Montherlant répond par l’affirmative. Mais l’eût-il nié, ses confrères ne s’y seraient pas trompés: plusieurs lettres des Jeunes Filles rappellent quelquefois mot pour mot celles qu’ils ont eux-mêmes reçues.
Sans préjuger de la valeur morale d’un tel procédé, constatons d’abord qu’il est un signe d’impuissance. Jamais les véritables créateurs n’ont reproduit le réel, ils l’ont interprété. Par ses plus secrets éléments, leur œuvre tient au réel; elle l’utilise, elle s’en nourrit; elle naît du conflit ou de l’alliance de l’artiste avec ce qui l’entoure; mais le créateur ne “colle” pas des documents reçus du dehors et non digérés. Il réinvente son expérience; il retrouve le monde qu’il avait oublié.
Ne jugeons pas trop durement un auteur qui en est réduit à publier les lettres d’amour qu’il trouve dans son courrier: c’est qu’il ne saurait agir autrement.
De l’auteur des Jeunes Filles, quelqu’un me disait naguère: “Il a trop de style pour les idées qu’il a…” Critique flatteuse ou louange poivrée, il est certain que Montherlant, passant du collège au football, du ballon à la tauromachie, fut toujours un magnifique virtuose à la poursuite de thèmes qui ne méritaient pas toujours une telle orchestration.
Il se rabattait alors sur lui-même: sujet inépuisable, et sur ceux et celles qui vivaient dans orbe. Avec les années, ses facultés d’observation se sont développées et il a projeté plus de lumière sur ses misérables satellites; mais les jeunes filles qu’il nous décrit n’existent que dans leurs rapports avec l’écrivain; seule la passion qu’il leur inspire les soutient au-dessus du néant.
Cet auteur, qui n’a jamais su parler que de lui-même, a très vite compris que sur ce plan, le cynisme était la condition du succès. De l’audace, toujours de l’audace! Le cynisme est un gage d’immortalité? D’ailleurs, il ne dépend pas de Montherlant de choisir une autre voie: il n’a rien à dire s’il ne livre le pire de lui-même; rien à montrer s’il ne s’exhibe pas.
Un écrivain de cette classe, que risque-il à découvrir ses bas-fonds? La magie du style opère, et on lui pardonne ce qu’il confesse à cause des beautés dont il pare sa confession.
Et puis M. de Montherlant possède à fond cette science qui est de savoir jusqu’où on peut aller trop loin sans courir aucun risque. Ce serait une erreur de croire que ce cynisme est le comble de la sincérité au premier degré; il ne livre tout l’odieux de son être que dans la mesure où celui-ci en tire bénéfice.
J’étonnerai sans doute Montherlant en lui avouant que sa vertu la plus haute me parait être la prudence. Quand on l’observe depuis ses débuts, c’est merveille de voir avec adresse il brouille ses pistes, couvre sa retraite, disparaît tout à coup dans un nuage.
Et quelle science de la transposition! Cet hédoniste se mue, devant un auditoire, de l’Ecole de guerre, en professeur d’énergie. On songe aux vers de Mme de Noailles:

Et mon cœur faible et doux, qui eut tant de courage
Pour ce qu’il désirait

Ce courage de Montherlant pour boire jusqu’à plus soif à toutes les fontaines du désir devient tout à coup de l’héroïsme. Et, certes, je n’oublie pas que sa présence au front et sa blessure de guerre lui ont donné le droit d’écrire les pages sublimes consacrées aux morts de Verdun; il n’empêche que, dans la vie civile, son art de [caser?] l’audace et la prudence et de “transmuer les valeurs” fait l’admiration de la galerie.
Faire tout ce dont on a envie, mais obtenir malgré cela tout ce dont la société comble les enfants sages, c’est le problème qui retient depuis son entrée dans l’arène l’astucieux Montherlant. Il faut le voir jouer!
Parfois son mépris de l’humanité l’égare. Il s’illusionne sur la bêtise des gens, comme lorsqu’il organise, ou fait organiser, à la Sorbonne, une cérémonie en son honneur. On a l’impression qu’il n’a pas d’antennes; il se pousse comme un insecte aveugle et bute du nez contre l’obstacle, déchaine les rires. Mais souvent aussi il met dans le mille.
Par exemple, il annonce qu’il travaille depuis des années à un roman colonial: La Rose des sables. Et soudain, les milieux nationaux apprennent que cet héroïque auteur renonce à publier une œuvre qui pourrait porter tort à la cause française: applaudissements à droite, émotion prolongée et entretenue par de nombreux échos de presse. Mais, en même temps, les milieux de gauche savent que M. de Montherlant a écrit un livre virulent contre les méthodes françaises de colonisation: quelques extraits en paraissent ici et là. Le comte de Montherlant collabore à la Revue des Deux Mondes, mais Montherlant rehausse de son nom le sommaire de la revue bolcheviste Commune. Il joue sur les deux tableaux, sans aucune hypocrisie, avec une froide audace à base de mépris. Tout cela d’ailleurs, un peu trop cousu de fil blanc. Mais il n’est rien, croit-il, qu’on ne puisse faire avaler à ces imbéciles, à ses “confrères”…
Entre deux plongées dans les délices africaines, il reparaît, met les bouchées doubles, envoie des circulaires aux critiques, s’occupe de placer lui-même des articles à sa louange; on pense à cette phrase de Sous l’œil des barbares: “Pendant un mois il fut à son affaire…”
Et c’est vrai que de nous tous, Montherlant est le plus direct héritier de Barrès: du Barrès d’avant le nationalisme; celui qui s’exprime dans les trois livres du Culte du Moi; et même le verbe me paraît, chez l’auteur des Jeunes Filles, plus naturel, plus jaillissant que chez Barrès. Mais il substitue à cette passion de la grandeur qui a fait de Barrès un maître, le souci de l’attitude; et naturellement pour ce qui touche à l’intelligence, c’est trop peu de dire qu’il n’y a pas lutte.
Son vrai domaine (qui appartenait aussi à Barrès), c’est la sécheresse, la satiété, un désespoir qu’il prétend ne plus ressentir, qu’il ne ressent peut-être plus; mais il demeure toujours traqué par on ne sait quel adversaire. Ce vainqueur a des réactions de vaincu; on dirait qu’il a une vengeance à tirer des créatures contre lesquelles il s’acharne.
Et puis quoi! Nous ne saurions trop répéter qu’il n’y a pas deux méthodes pour lui d’écrire un livre. On croit que les hommes de lettres sont des monstres parce qu’ils font flèche de tout bois, mettent leurs familles en coupe réglée, transforment en cobayes épouse, père, mère, enfants, maîtresse… S’ils étaient sincères, ils répondraient à tous les reproches par ce simple mot d’une dame naïve: “Je voudrais bien écrire des romans, mais je ne sais pas inventer…”
Ils ne sont si cruels que parce qu’ils ne savent pas inventer. Ils ne sont pas criminels que parce qu’ils sont impuissants.
“Il m’aura tout pris, même ma douleur”, me disait un jour quelqu’un qui s’était reconnu dans un livre. Et je me souviens aussi de ce mot d’un auteur trahi: “Il fallait ou me tuer ou raconter l’histoire… j’ai choisi de raconter l’histoire…”
Qu’on me comprenne bien, j’aime et j’admire Montherlant. Il est un écrivain-né; l’avenir dira peut-être qu’il est un grand écrivain. Mais il faudrait avoir plus souvent recours à cette forme de la charité qui consiste à rendre un homme de lettres conscient de l’effet réel qu’il produit.
Grâce à cet article, Montherlant va pouvoir rectifier son tir.

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