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La Mère

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Je me rappelle ce matin d'octobre où je fus amené dans un jardin d'enfants, rue du Mirail à Bordeaux. La voix grondante d'une religieuse dominait les cris aigus des petits garçons. Ahuri et presque hébété, je ne répondais pas aux questions qu'on me posait. Mon angoisse avait crû d'heure en heure. Je suis certain qu'on peut connaître à cinq ans le désespoir. J'étais vraiment un désespéré, lorsque soudain, dans l'encadrement de la fenêtre ouverte sur la cour, ma mère m'apparut. Ce flux de joie qui me recouvrit d'un seul coup, l'élan fou qui me précipita vers ses bras tendus, cette impression de délivrance, de total abandon, tout me demeure présent comme si plus de quarante années ne me séparaient pas de ce jour.
Telle m'apparaissait notre mère: une créature au-dessus de toutes les créatures, et le peuple hostile des ogres, des bohémiens, des voleurs d'enfants, des fantômes tapis dans les coins obscurs ou cachés derrière les rideaux de la fenêtre se dissipait comme de la fumée, dès qu'elle pénétrait dans la chambre.
Il est étrange de penser que les femmes les plus médiocres, et même les plus méchantes, ont été aux yeux de leur petit garçon cet être presque divin. Mais, depuis Adam, la nature de l'homme est blessée; il n'est rien en nous qui n'ait subi quelque altération, rien d'excellent qui ne puisse tourner au mal.
Il faut que l'enfant grandisse, s'éloigne de sa mère, qu'il prenne de la distance pour juger cette créature dont il est né. Il faut qu'elle-même consente à laisser cet homme, son fils, tenter sa chance, courir des risques, aimer une femme et la prendre avec lui. Cela paraît tout simple et conforme au vœu de la nature. Et c'est pourtant cela qui suscite un drame, plus fréquent qu'on ne l'imagine, dans les familles et singulièrement dans les familles françaises.
La poule éloigne à coups de bec le poussin grandi qui s'obstine à la suivre; mais beaucoup de femmes n'ont pas cet instinct. Dans leur fils, elles ne voient jamais mourir l'enfant; et cet homme grisonnant qu'elles soignent, qu'elles morigènent, est toujours à leurs yeux un petit garçon, le petit garçon qui leur appartient. Et lui-même, bien qu'il souffre de cette domination, il ne s'y dérobe pas. Il ne peut renoncer à la chaleur du nid: enfant, il tenait la main de sa mère pour traverser les rues; il n'a pas lâché cette main pour traverser la vie.

*

Telle est l'histoire de Genitrix. Peut-être ce drame est-il plus fréquent dans les familles où il n'y a qu'un enfant, ou du moins qu'un seul garçon; pourtant, il m'a été donné de l'observer dans des familles nombreuses; la mère demeurait attachée à un de ses enfants, entre tous les autres. Il semblait qu'elle se fût réservé celui-là. Le reste de la couvée s'était dispersé; chacun menait sa vie particulière; un seul demeurait soumis à sa mère, et son existence dépendait encore de la sienne. Peut-être faut-il voir là une revanche de l'épouse déçue, qui n'a pas trouvé l'apaisement de sa plus profonde exigence. Autour de l'enfant cristallise une immense passion inutilisée. L'amour maternel s'enrichit alors de tout ce que n'a pas consumé l'amour conjugal. Le plus désintéressé de tous les sentiments humains, qui est la tendresse de la mère pour son enfant, subit ainsi une profonde altération; il s'y mêlera, désormais, des éléments moins purs, et nous y retrouverons des traces de ce que la passion humaine comporte d'égoïsme et de férocité.
La jalousie, surtout, sera révélatrice de ce désordre: cette antipathie qui va souvent jusqu'à la haine, et quelquefois jusqu'au crime, de la mère pour la femme de son fils.

*

A l'antipode de Genitrix existe la mère qui ne pèche pas par excès d'attachement et de passion, mais par inintelligence. Elle ne sait pas, ou elle ne veut pas, tenter l'effort nécessaire pour comprendre cet étranger que son enfant est peu à peu devenu. Elle continue de traiter en petit garçon ce grand adolescent farouche; elle ordonne, elle tranche, elle l'humilie; et, quand elle se heurte chez lui à une résistance, elle use de cette arme qui, entre seize et vingt ans, nous atteint quelquefois irréparablement: l'ironie, la moquerie.
Il existe dans la vie de nos enfants une saison dangereuse, où toutes les paroles portent et leur font mal, où un sourire les blesse. Heureux ceux dont la mère prend conscience de cette minute solenelle et sait mettre au monde l'homme nouveau qui se débat dans son fils, comme elle fit autrefois du petit enfant qu'il n'est plus. Mais cela demande un grand effort pour dominer les habitudes prises, et, lorsqu'il s'agit d'un garçon qui a le goût de l'intelligence et qui est ouvert aux choses de l'esprit, cela exige aussi, de la part de la mère, un courage presque viril pour élargir son horizon à mesure que s'élargit celui de son fils, pour entrer dans ses préoccupations nouvelles, s'intéresser à ses efforts, le suivre dans le débat où il s'est engagé. Vous jugerez que c'est là plutôt le rôle du père; mais, dans beaucoup de familles, le père a dû se spécialiser et ne s'intéresse plus qu'à une technique. Aujourd'hui, c'est souvent la mère, qui s'intéresse aux idées générales, à tous les problèmes que pose la vie, et qui montre le plus d'aptitudes pour y suivre ce jeune étudiant, son grand fils.

*

Dans Le Désert de l'Amour, en voulant peindre tous les aspect de ce désert qui sépare les êtres humains, l'auteur n'a pas oublié de nous montrer celui qui règne entre l'adolescent et une mère à l'esprit routinier, incapable de rien tenter pour comprendre cet être nouveau qui lui échappe et qui regimbe sous l'aiguillon. Il est tellement plus facile d'incriminer le caractère de son fils que d'essayer de le comprendre pour le redresser! Il est tellement plus simple d'attacher une importance démesurée aux défauts de tenue, aux manques d'égards, si fréquents à cet âge, que d'en rechercher et d'en découvrir la cause profonde!
Mais, dans ce drame aux cent actes divers que suscite le détachement de la mère et du fils, cette séparation que la vie rend inévitable, gardons-nous d'accuser seulement la mère; le fils aussi, à ce moment-là, se montre souvent d'autant plus injuste qu'il a situé sa mère plus haut et qu'il en a fait une femme au-dessus de toutes les femmes. Le premier regard de l'enfant qui juge celle dont il est né, comme il est redoutable! A l'âge où il découvre la vie, ses passions, ses misères, il risque aussi de découvrir dans sa mère une créature comme les autres, tentée elle aussi, coupable peut-être!

*

Nous en avons fini, maintenant, avec les mères exceptionnelles, celles qui pèchent par excès ou par défaut de passion. Je ne me fusse pas permis d'arrêter votre attention sur des cas presque monstrueux si ailleurs, et surtout dans Le Mystère Frontenac, je ne m'étais appliqué à peindre une mère dévouée à ses enfants jusqu'à l'immolation, et dont je n'ai pas eu à chercher loin le modèle.
A mesure qu’il avance dans la vie, peut-être le romancier s'arrête-t-il moins aux détails, à l'incident qui autrefois l'a choqué ou blessé; il a pris de la distance pour peindre ses modèles. Il n'aurait jamais songé à s'inspirer de sa mère vivante; mais, maintenant qu'elle n'est plus là, il peut suivre la ligne de faite de cette destinée humble et magnifique et l'embrasser tout entière. Sans doute peut-on dire que la mort flatte nos modèles, qu'elle en estompe ou recouvre les défauts et met en vive lumière ce dont il nous est deux de nous souvenir. Mais l'image trop embellie que nous gardons de nos parents morts est tout de même plus vraie, croyons-nous, que les vues fragmentaires qu'il nous était possible de prendre d'eux lorsqu'ils étaient vivants. La mort nous permet de faire, si j'ose dire, le total d'un être. Dans Le Mystère Frontenac, toute la lumière porte sur une veuve de trente ans qui a choisi d'immoler en elle la femme à la mère, qui a renoncé au plaisir mais aussi au bonheur, qui met tout son enjeu sur ces cinq frêles vies. Il n'est pas un seul de ses petits qui lui paraisse plus précieux que l'autre. Elle se donne également à chacun d'eux, –davantage peut-être à celui qui a plus besoin de sa tendresse, mais seulement dans la mesure où il en a plus besoin.
Et, pourtant, c'est une femme: rien en elle qui ressemble à ce qu'on dénomme communément une “mère poule”. Une femme qui sait à quoi elle renonce et qui ne croit pas qu'elle atteindrait toute seule à ce renoncement. Une aide toute-puissante lui est nécessaire: il ne lui faut rien de moins que Dieu pour accomplir la tâche qu'elle s'est assignée.
Chez une mère de cette race, l'idée de Dieu est donc étroitement liée à celle d'obligation et de devoir. Sa religion aura un aspect un peu dur, un peu sec et, pour tout dire, utilitaire. L'accent n'y sera pas mis sur l'amour, et l'amour ne sera pas assez puissant pour l'entraîner très loin au-delà du devoir maternel et du don total de sa vie à ses petits. Et c'est pourquoi j'ai cru voir, en Blanche Frontenac, le type accompli de la mère avec sa grandeur, mais aussi avec ses limites: ses enfants bornent son univers; ils obstruent toutes les routes qui lui permettaient de déboucher sur l'humain, –et même sur le divin. Dans une certaine mesure, ils s'interposent entre elle et Dieu. Car l'inquiétude excessive, les perpétuelles alarmes que suscitent ces vies fragiles dont elle a la charge, l'obligent à se tenir toujours devant Dieu en solliciteuse, en quémandeuse, et lui rendent presque impraticable ce détachement, cet abandon sans lequel il n'existe pas de vie chrétienne. Une mère comme Blanche Frontenac, si détachée en ce qui la concerne, ne l'est pas pour ce qui touche ses enfants. Elle risque de devenir ambitieuse et intéressée dès que leur sort est en jeu; elle transfère sur eux quelques-unes des passions qu'elle a refoulées. Mais, au-delà de leur bonheur temporel, c'est tout de même de leur âme qu'elle a souci; c'est leur salut qui demeure à ses yeux l’essentiel.

*

A mesure que nous avançons dans la vie, nous nous apercevons que l'homme à son déclin a autant besoin de sa mère que lorsqu'il était un enfant. En vérité, l'enfant ne meurt jamais en nous; et dès que la maladie nous touche et nous désarme, il est là de nouveau, cet enfant exigeant qui a besoin de gâteries, de confiance, qui veut être consolé et bercé. Et c'est pourquoi, bien souvent, l'épouse, d'instinct, redevient mère au chevet de ce malade; elle assume auprès de l'homme que sa faiblesse ramène à l'enfance le rôle de la mère qui n'est plus là.
Et telle est peut-être la merveille dernière du cœur féminin, lorsque l'amour maternel et l'amour conjugal se rejoignent en lui, s'y confondent, pour n'être plus que cette tendresse de l'épouse penchée sur le compagnon blessé et souffrant; cette tendresse dont rêvait peut-être le pauvre Verlaine lorsqu'il écrivit ces deux vers:

Que je vais vous aimer, vous un instant [pressées,
Belles petites mains qui fermerez nos yeux!

Ici, nous touchons au point de résistance que la famille oppose à ceux qui ont résolu de la détruire. On peut tout détruire de la famille, sauf ce noyau indestructible; non seulement l'amour de la mère pour ses enfants, mais encore le besoin d'amour maternel que l'homme éprouve jusqu'à la fin de sa vie et qui, bien souvent, ressuscite la mère dans l'épouse.
Au sein d'une société de moins en moins chrétienne, ce n'est pas le nombre des divorces qui surprend; et la ruine de tant de ménages ne nous étonne pas. L'admirable, c'est qu'ils ne soient pas plus nombreux et que tant d'unions subsistent et, même, avec le temps, se consolident. Car enfin, sur le plan humain, pourquoi se condamner à un seul amour? Et, au milieu des difficultés de la vie présente, pourquoi se charger de responsabilités si lourdes? C'est qu'au-delà de l'amour passionné l'homme cherche d'instinct une tendresse égale, inaltérable, et sur laquelle le temps n'ait pas de prise; la même qu'il connût à l'aube de sa vie; celle qui donne tout et ne demande rien en échange, qu'aucune misère ne rebute et qui est toujours là, qui demeure jusqu'à la fin lorsque le reste s'éloigne.
Les partisans de la révolution peuvent se vanter de changer l'homme, de susciter un homme nouveau, détaché de tout intérêt familial, et dévoué âme et corps à la collectivité. Nous doutons qu'ils aient aucune prise sur cet indestructible amour autour duquel la famille humaine, autant de fois qu'on la détruise, se reformera toujours.
Mais tout se passe dans le monde moderne comme s'il existait un meneur du jeu, un maître du bal, qui a le sentiment que c'est la mère qu'il faut d'abord atteindre, pour réaliser ses desseins. Tout tend à détourner la femme de son rôle essentiel et à la plier aux besognes de l'homme. Il semble que l'enfant soit devenu dans sa vie l'erreur, l'accident qu'il importe d'éviter coûte que coûte. II ne subsiste aucune place pour l'enfant dans son logement minuscule d'où son travail l'éloigne jusqu'au soir.
Hélas! ce n'est pas par vertu, ni par sentiment du devoir, que la plupart consentent encore à être mères; mais, au contraire, le plus souvent, par abandon, par négligence, et parce qu'à un certain degré de misère l'être humain ne calcule plus. Ce que nous souhaitons, ce ne sont pas de ces mères-là, mais de celles qui, connaissent leur devoir, l'envisagent tout entier et l'acceptent d'un cœur joyeux. Dans le monde qu'il va falloir reconstruire, l'effort devra porter sur ce point: restituer à la femme sa vraie place, la rendre à sa mission essentielle.
On peut établir, en règle absolue, que la mère a un ennemi dans les partis de tendance socialiste; elle doit s'opposer dans la mesure de ses forces, à ceux qui proclament le droit de l'Etat sur l'enfant. En revanche, elle est l'alliée naturelle de toute doctrine qui accorde une valeur absolue à la personne humaine. La mère joue un rôle de premier plan dans une destinée religieuse. A travers les âges, combien de mères chrétiennes ont versé les larmes de sainte Monique? Notre mère occupe la première place entre tous les protagonistes de drame où chacun de nous est engagé et qui est le drame du salut. Mère selon la chair, mais aussi selon l'esprit, c'est elle qui nous a enfantés à la vie de la grâce; et après que nous l'avons perdue, c'est encore à ses prières, et à ses larmes que, comme saint Augustin, nous devons d'avoir retrouvé la lumière.

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