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La Pêche miraculeuse

BnF_Gringoire_1937_06_25.pdf

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Voilà sans doute la première “vie romancée” qu’ait écrite l’auteur de Franz Liszt. Ce n’est pas que dans La Pêche miraculeuse Guy de Pourtalès nous raconte sa propre histoire: il écrit après tant d’autres ses “Mémoires imaginaires”. Mais en nous faisant le portrait de l’homme qu’il aurait voulu être, ou qu’il croit avoir été, il se découvre, et nous voyons mieux l’homme qu’il est. C’est l’intérêt profond de ses œuvres où la fiction apparaît comme un arrangement du réel, une transposition, où le décalage permet de brouiller les pistes et les figures, sans rien changer d’essentiel à ce qui fut. Ce gros et beau livre de quatre cent trente-deux pages constitue le bilan d’une vie, et cela est inestimable.
Un gros livre… un peu trop gros. Peut-être le panorama excède-t-il la portée du regard de notre auteur: le meilleur écrivain étudie ses frontières avec un soin lucide; à la base de toute réussite, il y a, chez un artiste, la connaissance exacte de ce qui demeure hors de sa prise. A mesure que le récit de Pourtalès côtoie de moins près l’histoire sentimentale du héros pour rejoindre l’Histoire tout court, l’intérêt diminue. Ce que Tolstoï a réussi dans Guerre et Paix ce passage insensible de la fiction à la réalité, cette atmosphère commune aux créatures inventées et aux personnages historiques: Napoléon, Alexandre, Kutusof, Pourtalès ne fut-il pas trop ambitieux d’y prétendre? Je souhaite que, sur ce point, mon impression ne soit pas partagée par d’autres lecteurs, mais ses souvenirs de guerre m’ont paru surajoutés et comme épinglés sur le tissu vivant d’un récit par ailleurs admirable: le sang à travers eux ne circule pas.
Malgré soi, on passe vite pour rejoindre Paul de Villars, Louise, Antoinette, toutes ces créatures que nous n’oublierons plus dans cette Genève des vingt premières années du siècle où Paul de Villars a eu l’heureuse fortune de naître.
Fortune périlleuse, comme le sont toutes nos chances: pour qui veut peindre son époque cela semble d’abord une bénédiction que d’être né à un carrefour de l’Europe. Le danger est la dispersion; le risque est de perdre en profondeur ce que l’on gagne en surface. Le héros de La Pêche miraculeuse, inégalement attiré par l’Allemagne et par la France, par Calvin et par Rousseau, par la Grâce et par la Nature, par l’esprit de caste et par l’amour de l’art, si jamais il écrit un livre devra l’appeler, non plus La Pêche miraculeuse, mais La Rose des vents.
Issu d’une famille patricienne et huguenote, il a observé sur lui-même les signes de cette révolution qu’à toutes les époques et dans tous les pays les enfants croient découvrir lorsqu’ils se comparent à leurs parents. Cette fresque d’une société qui se décompose, si elle ne constitue pas le meilleur de La Pêche miraculeuse restera comme un témoignage essentiel que l’historien des mœurs européennes ne devra jamais plus oublier. Je reproche seulement au peintre de ne pas avoir suffisamment pris ses distances, de ne s’être pas assez détaché de sa peinture. J’ignore si, en réalité, dans ce duel genevois qui oppose l’aristocratique rue des Granges aux “rues basses” peuplées de la plus vile petite bourgeoisie, tous les excentriques charmants, tous les beaux cœurs désintéressés se trouvent du côté des patriciens et si, de l’autre côté pullulent les escrocs, les marchands de biens et les pilleurs d’épaves. En tout cas, il est un peu irritant de voir que M. de Pourtalès accorde à son noble héros, non seulement l’inspiration du musicien et du poète, mais encore le privilège de la pauvreté, de cette pauvreté dorée qui n’implique aucune privation réelle. On sent qu’il se glorifie de cette fausse indifférence à l’argent remarquable chez certaines belles âmes qui s’y intéressent d’autant moins qu’elles sont assurées que, quoi qu’elles fassent, elles n’en manqueront jamais. Ce qu’il y a surtout de miraculeux dans la pêche de M. de Pourtalès, c’est qu’ayant jeté la nasse dans son lac natal il n’en ait retiré que de gros poissons candides et innocents qui se laissent tous dévorer par un infâme fretin.
Dirai-je que, sur ce point, mon expérience est assez différente de la sienne? Une des raisons qui m’a toujours détourné d’écrire l’histoire du “Monde”, c’est qu’elle se ramènerait pour l’essentiel à ces drames de l’argent que Balzac a déjà traités; et peut-être est-ce encore trop dire: on a de pauvres histoires d’argent sans drame, et qui ne méritent que le silence.
Je note d’ailleurs que dans La Pêche miraculeuse les aigrefins des rues basses ne s’attaquent qu’à des patrimoines déjà fort endommagés, sinon détruits, par des spéculations imprudentes. Ce n’est point leur détachement qui ruine les patriciens, mais une avidité maladroite à faire sortir l’argent de l’argent.
Quel que soit l’intérêt profond de cette étude d’une société finissante, ce qui donne à ce beau roman sa durable valeur, c’est qu’il aurait droit, bien plus que le chef-d’œuvre de Flaubert, à ce titre magnifique: L’Éducation sentimentale. Ici il n’y a pas une réserve à formuler: les nuances, les singularités des deux amours de Paul de Villars pour Louise et pour Antoinette mériteraient d’être étudiées, une à une. Louise d’abord, petite bourgeoise passionnée: cœur brûlant dans un corps froid. C’est la merveille de cette peinture que Pourtalès ne verse jamais dans la physiologie et que pourtant, comme il arrive presque toujours avec les femmes, la clef de son personnage soit de l’ordre le plus charnel. Peut-être trouverait-on malaisément ailleurs, dans le canton de Genève, à explorer ces régions étranges et indéfinissables où le protestantisme tourne à la frigidité. Les romanciers de l’“amour”, ceux qui souhaiteraient de faire inscrire sur leur tombeau le vers que Porto-Riche a gravé sur le sien: “J’aurai peut-être un nom dans l’histoire du cœur…”, ignorent de parti pris cette double fatalité qui interdit à tant de corps humains d’avoir une histoire: la frigidité et l’impuissance. Terrible destin que celui d’un cœur qui poursuit sa route, enchaîné à ce serviteur inutile!
L’Armance de Stendhal s’enveloppe de trop de précautions. Pourtalès ne cherche pas si loin: il nous livre Louise telle qu’elle est, en une de ces histoires banales, mais qu’on ne raconte jamais. La scène du “fiasco” (le “fiasco” est du côté de la femme) dans un hôtel de Lausanne, où le décor est décrit en liaison avec cet inimaginable bonheur qui aurait pu être, ce ratage devant le lac, face à la Savoie obscure, au plus secret d’une nuit chaude et complice, cela touche à un point de notre drame, toujours esquivé. Si Pourtalès avait centré son roman autour de ce chapitre… mais l’essentiel est de l’avoir écrit. De la page 210 à la page 242, notre auteur s’égale aux plus grands: “… Et il éprouva soudain une sensation amère de désillusion, de mort, de chose finie…”
On aurait pu craindre que la femme qui consolera le peintre de Louise, cette Antoinette toute livrée à son instinct, apparût un peu conventionnelle et inventée pour la recherche du contraste. Il n’en est rien: Antoinette demeure aussi vivante que Louise –bien qu’elle incarne la rancune de Pourtalès contre Calvin et qu’il semble opposer aux religionnaires sans entrailles aux yeux desquels la chair est le péché, ce petit être brûlant qui ne connaît que sa chair et qui ne connaît pas le péché.
Car sur ce roman genevois l’ombre de Calvin, celles de François de Sales et de Jean-Jacques s’étendent, et des nuées théologiques enveloppent la barque des amants. Sur ce terrain-là aussi, M. de Pourtalès est écartelé: l’Esprit souffle où il veut et fait tourner à tout vent de doctrine ce fils des vieux huguenots que la révocation chassa de France et qui, sans doute, ne reconnaîtraient pas leur enfant dans ce paroissien mélomane du vicaire savoyard.
Autour de Paul de Villars, de Louise, d’Antoinette, tout un monde vit où les visages expressifs abondent, dont chacun mériterait une étude particulière. Je note que je les sens vrais, et j’ai pourtant l’impression d’en voir quelques-uns pour la première fois. Cela est étranger: le plus russe des personnages de Dostoievsky… je le rejoins sans peine: les souvenirs d’enfant de ce petit boyard de Tolstoï, en Russie féodale, recoupent ceux du petit garçon bordelais que je fus… Les Genevois de Pourtalès, si proches de moi dans l’espace et dans le temps, ne me ressemblent pas, ou du moins je ne me reconnais jamais en eux: à cause du climat religieux, sans aucun doute; Calvin a créé une race… Mais ce serait un autre article: rien ne témoigne mieux de la richesse d’un livre que cette prolifération d’idées, d’impressions, de souvenirs que suscite en nous sa lecture. La Pêche miraculeuse est de ceux qui élargissent notre connaissance de l’homme. Je l’ai trouvé long quand je l’ai ouvert pour la première fois, mais il m’a suffi d’une semaine pour le “dévorer”. Et je continue de vivre avec lui.

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