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Un livre oublié

BnF_Gringoire_1937_10_01.pdf

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Rien ne nous rend sensible le temps écoulé, la rupture en nous de l’homme déclinant avec le jeune être plein d’illusions, rien ne nous déconcerte davantage qu’un livre passionnément admiré dans notre adolescence et dont rien ne nous étonne plus aujourd’hui que la faiblesse. C’est ce que j’ai ressenti, ces jours-ci, en relisant Antoinette de Romain Rolland, découvert au fond d’un placard, à la campagne, et qui lors de sa publication, dans la série des Jean-Christophe m’avait arraché bien des larmes.
Je ne vois guère que cela qui se modifie en nous: nos admirations. On reste soi-même, on ne change pas; simplement on perd ce pouvoir que détient la jeunesse d’envelopper de sa propre lumière l’objet le plus terne, de l’embraser d’un feu qui vient d’elle-même. Nous ne changeons pas, mais nous perdons, peu à peu, ce pouvoir d’embellissement, de transfiguration.
J’y avais déjà songé, cet été, en visitant au Palais du quai de Tokio la Rétrospective de la peinture française: Eugène Carrière y est représenté par une seule toile qui, dans ce fleuve de lumière, du maître de Moulins à Manet et à Cézanne, dans cette longue chaîne éblouissante, creuse un trou noir, étale une flaque grisâtre. L’avons-nous aimé pourtant, ce Carrière! Avons-nous rêvé devant cette atmosphère épaisse de “tragique quotidien”, comme nous disions après Maeterlinck, devant ces visages sculptés eût-on dit, dans leur propre mystère, mal dégagés de leur drame confus. Et en vérité, les “maternités” de Carrière gardent aujourd’hui leur signification humaine; son Christ me touche encore et Marie, au pied de la croix, qui retient un sanglot, me fait toujours penser au vers de Jammes: “avec ce gonflement de douleur qui étouffe”… Mais cela ne concerne pas l’histoire de la peinture; cela semble plus proche peut-être de la sculpture, d’une sorte de sculpture en trompe-l’œil, où la glaise serait délayée et étalée… L’art de Carrière ne se rattache que de très loin à celui des hommes qui assemblent des couleurs dans un certain ordre et qu’on appelle des peintres.
L’aventure de Romain Rolland est d’un autre ordre. Son Jean-Christophe tient une place importante dans l’histoire des sentiments au début de ce siècle; mais Antoinette que j’en détachais comme une merveille supérieure au reste de l’œuvre, ressemble à tous les romans de l’époque: c’est un livre construit selon une recette éprouvée, un livre non pas mauvais peut-être ni même médiocre; disons qu’il ne présente d’autre intérêt que de nous renseigner sur l’espèce de miroirs qui attiraient les alouettes de 1910...
Une première réflexion nous frappe lorsque nous relisons un vieux “succès” de cette époque: en vieillissant, chacun de nous s’est créé une certaine idée du style, peut-être discutable, arbitraire, mais d’après laquelle nous jugeons sans appel des ouvrages de l’esprit. Il suffit souvent d’un alinéa, d’une phrase, pour détruire à jamais en nous toute possibilité d’enchantement, pour nous détourner de l’auteur, pour nous faire évader de son empire. Si un inconnu m’apportait aujourd’hui le manuscrit d’Antoinette, sans doute interromprais-je net ma lecture dès la page 56, à cette fin de chapitre: “Les pauvres gens qui se sentent menacés, font volontiers comme l’autruche; ils se cachent la tête derrière une pierre, et ils s’imaginent que le malheur ne les voit pas”.
J’aurais probablement tort: il arrive au meilleur écrivain de céder à la facilité d’une image qui a traîné partout, de ramasser ce dont personne n’ose plus se servir. Mais c’est un fait que ce rien m’arrête aujourd’hui alors qu’il n’avait pas déconcerté ma vingtième année.
Nous avons l’impression ou l’illusion d’avoir acquis dans l’âge mûr pour fixer notre jugement ce que nous ne possédions guère autrefois, ou à un degré bien moindre: le sens de l’authentique. Dans Antoinette (je ne vise pas ici l’ensemble des Jean-Christophe) dans cette Antoinette qui me paraissait, il y a trente ans, une œuvre rare et singulière je ne vois plus qu’un livre de seconde main. Presque rien de jailli, ni où on sente une expérience prise à la source.
Il ne m’échappe pas à quel point peut sembler injuste cette accusation d’inauthenticité, portée contre un livre, trente ans après sa publication. On m’objectera que si une étude –un portrait de jeune fille qui alors m’avait paru être la vie même– revêt aujourd’hui des couleurs fausses, nous devons en chercher la raison en dehors du livre même, dans l’évolution des mœurs, dans un changement d’atmosphère, dans le temps écoulé.
Hé bien, non, le temps écoulé ne fait rien à l’affaire. Lorsqu’au dernier chapitre de L’Éducation sentimentale, Frédéric Moreau dit à Mme Arnoux: “la vue de votre pied me trouble…” cette réflexion du héros de Flaubert parait peut-être comique au lecteur de 1937 accoutumé à voir sa bien-aimée en short et à prendre avec elle des bains de soleil, mais il ne doute pas que ce ne soit là ce que Frédéric a réellement ressenti à la vue du pied de Mme Arnoux. Le temps ne mord pas dans un roman sur ce qui était vrai à l’époque où il a été écrit, et par rapport à cette époque, le restera toujours. En revanche le temps dégage cruellement le détail faux, la fausse observation, qui ne manquent pas dans Antoinette. Veut-on un exemple? Mme Jeannin dont le mari, banquier de province, s’est tué après avoir fait faillite, se réfugie à Paris où elle a une sœur richement mariée a un magistrat important. Il ne faut rien connaître de la bourgeoisie française pour nous raconter que la parente riche, aussi féroce que M. Romain Rolland la veuille imaginer, prêtera deux cents francs à sa sœur et à ses neveux et les jettera à la rue (ou alors il s’agit d’un cas très singulier et qu’il importerait de rendre croyable.) Quand ce ne serait que par amour-propre, par orgueil familial, par peur du qu’en-dira-t-on, elle leur assurera non seulement le pain et le logement, mais de quoi tenir leur rang, sauver la face, quitte à le leur faire payer par un martyre à la petite journée dont l’étude pourrait même fournir un beau sujet.
Mais c’est l’appel surtout à une sorte de tragique truqué qui m’a frappé dans Antoinette. J’avais gardé un souvenir bouleversant de la rencontre d’Antoinette et de Jean-Christophe dont les trains se croisent et s’arrêtent un instant dans une gare et qui ne peuvent qu’échanger un regard à travers les vitres. Mais ce que j’avais oublié et ce qui, je l’avoue, m’a consterné, c’est que l’auteur ravi de son invention, récidive quelques pages plus loin et nous montre Antoinette et Jean-Christophe séparés à jamais dans une rue de Paris par un embarras de voitures et un cheval abattu! Comment à vingt ans étais-je sensible à de si gros effets? C’est que je m’identifiais avec le frère d’Antoinette, Olivier. Le héros du livre c’était moi-même.
Le pouvoir d’illusion et de transfiguration que détient un jeune lecteur vient surtout de ce qu’il se jette dans un livre comme un fleuve en rejoint un autre, et qu’il s’y mêle, que sa propre vie gonfle celle des personnages inventes; il n en retient que ce qui lui permet de se regarder vivre dans un autre. Le tragique douteux d’Antoinette devenait vrai en passant par moi. Ce n’était d’ailleurs là qu’un épisode. Nous savions que l’histoire se terminait par l’étude d’une amitié: celle d’Olivier et de Jean-Christophe, qui dans mon souvenir m’apparaît comme le plus beau tournant de ce roman-fleuve d’avant guerre. Les romanciers étudient toujours l’amour qui n’est pas une passion aussi courante dans la jeunesse, et dont nous rêvons longtemps avant de la ressentir, alors que de l’amitié, pain quotidien des jeunes gens et qui tient tant de place dans leur vie de chaque jour, il n’est presque jamais question dans les livres. Antoinette mourait et Olivier rencontrait Jean-Christophe. Je crois me rappeler qu’ici l’histoire reprenait un caractère d’authenticité... mais oserais-je le jurer? Peut-être est-il plus prudent de n’y pas aller voir et d’interrompre une expérience dangereuse. Je demeure convaincu que ce Jean-Christophe, est digne de l’admiration que nous lui avions vouée. Mieux vaut rester sur ce souvenir attendrissant que j’ai gardé de lui: la plus grande charité envers certains auteurs de notre jeunesse, c’est de ne pas les relire.

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