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Dieu est innocent

BnF_Gazette de Lausanne_1942_08_09.pdf

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Ces temps-ci, sur tous les murs de Paris et jusque dans le métro, s’étalait en lettres capitales, ce titre d’une pièce dont j’ignore l’auteur: Dieu est innocent. Je ne l’ai pas vu jouer; mais fût-elle un chef d’œuvre, le spectacle n’aurait pu m’atteindre davantage que ces trois mots écrits partout dans la ville humiliée, que cette réponse péremptoire donnée à la question secrète posée par tant de cœurs; car depuis que le Rédempteur est venu, l’“l’appareil sanglant de la destruction” n’en domine pas moins le monde, et le problème du mal obsède les cervelles humaines, –plus que jamais aujourd’hui où partout la terre boit le sang.
Peut-être parce que je suis de ceux que le mystère du mal a hanté toute leur vie, et qui n’espèrent plus que le mot de l’énigme leur puisse être donné ici-bas; j’acceptais avec amour l’affirmation inscrite sur les murs du métro; j’adhérais de tout mon cœur et de tout mon esprit à cette innocence infinie; je me répétais que comme le bien n’appartient qu’à Dieu, le mal n’appartient qu’à l’homme qui, pour l’accomplir, possède en quelque manière la puissance d’un dieu.
Et puis, juillet est venu, et comme au temps où nous étions des enfants heureux, les malles ont encombré le vestibule: les hommes ont beau s’entre-tuer sur terre, dans le ciel et sous les océans, nous obéissons encore aux humbles lois qui régissaient nos jours paisibles, et nous partons pour notre maison des champs à l’époque des grandes vacances.
Les trois mots inscrits dans les couloirs du métro, je croyais les lire de nouveau à travers les glaces du vagon, sur ces campagnes heureuses que je traversais et où à la grande douleur de la patrie ne paraît pas. Au crépuscule, j’ai poussé les volets de la vieille maison mal réveillée dont nos pas troublaient à peine le silence. Nous n’avions pas eu le temps d’imposer aux objets le désordre de la vie; les sièges sagement rangés n’avaient pas été rapprochés encore, au hasard des conversations et des jeux.
Je sortis. Une charrette de foin remontait vers nous. Des vers s’éveillaient dans ma mémoire: Les grands chars gémissants qui reviennent le soir… ou encore: A peine un char lointain glisse dans l’ombre écoute… Que tout était calme! Un léger souffle émouvait les peupliers; je les entendais frémir. Dans la plaine, la fumée des feux d’herbes montait tout droit comme dans cette gravure de la Bible qui représente le sacrifice d’Abel. Et, de nouveau, je me souvins du titre de la pièce inconnue, et je crus à l’innocence de Dieu.
Oh! Je sais bien ce que dissimule cette apparente paix de la campagne! Sur le règne animal comme sur le règne végétal, il semble qu’un seul commandement ait retenti: entre-dévorez-vous. Que la nature aime la lutte et la mort, qu’elle sacrifie l’individu à l’espèce, nous le savons; et la classe paysanne qui vit en étroit contact avec la terre peut bien détenir des vertus qui lui sont propres, elle ne laisserait pas de fournir d’horribles traits à une histoire de la férocité humaine. Tout cela est vrai, et pourtant…
Et pourtant, il n’est pas illusoire, ce sentiment qui nous est donné à certaines heures –devant la campagne endormie dans le soleil de la sieste ou veillée par la lune– d’une paix et d’une lumière qui sont notre vrai destin, et jusqu’où il serait donné à tout homme de s’élever si ses passions ne l’en rendaient incapables. Nous n’apprenons pas des champs, et des arbres que l’homme est innocent; mais ils nous donnent la sensation d’une sainteté infinie et toute proche dont nous ne sommes séparés que par nos souillures.
Cette paix et cette lumière divines, seuls les contemplatifs font mieux que la pressentir. Or la contemplation, pratiquée par un très petit nombre de créatures, les hommes ne savent pas qu’elle est proposée à tous. C’est un luxe qui, dans les tribus pastorales, fut sans doute à la portée des plus humbles. Les bergers ont toujours plus ou moins entendu le chant des anges, et, aujourd’hui encore, dans certaines campagnes, il existe plus d’êtres que nous ne l’imaginons qui ont part à cette innocence de Dieu. Ils la touchent de si près que, quelquefois, sur une montagne comme à la Salette, ou dans le creux d’un rocher, au bord d’un gave, cette lumière que contemplaient les prunelles aveugles du vieux Tobie, éblouit tout à coup leurs yeux d’enfant.
Tout le sang répandu sur la terre depuis celui d’Abel ne le fut que par les passions des hommes; l’addition d’innombrables convoitises individuelles crée ces grandes fureurs collectives des peuples et précipite les empires contre les empires.
L’observation des végétaux et des bêtes, l’évidence d’un monde dévorateur où, du plus petit au plus grand, chaque individu est tout ensemble gibier et chasseur, assassin et assassiné, ne m’a jamais convaincu de la fatalité des guerres pour la créature douée d’un cœur aimant et d’un âme immortelle. Car comment établir une commune mesure entre la guerre dans le monde végétal de l’espèce et la guerre humaine, cette sélection à rebours qui immole les héros et les forts et épargne les malades, les habiles, les lâches?
Au-dessus et en dehors des lois d’airain qui régissent les plantes et les bêtes, l’espèce humaine a longtemps pressenti qu’une loi d’amour lui était destinée. Cette espérance, déjà frémit dans les cantiques de David et quelques-uns des grands Anciens ne l’ont pas ignorée. Et puis, à un moment de l’histoire, sur une montagne de Galilée, quelques paroles ont été prononcées; et cette loi, nous l’avons enfin connue. Alors les doux, les pacifiques, ceux qui ont faim et soif de justice, ceux qui souffrent persécution pour elle, ont compris d’où venait leur douceur, leur paix, leur soif, leur faim; et ils ont béni et adoré la source: l’éternelle innocence, l’enfance éternelle de Dieu.

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