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L'Orgueil de Pascal

Référence : MEL_0118
Date : 10/04/1931

Éditeur : La Vie intellectuelle
Source : 4e année, n°1, p.104-108
Relation : Notice bibliographique BnF
Type : Critique littéraire
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L'Orgueil de Pascal

J'avais l'espoir de vaincre, en avançant dans ce travail, l'impression de témérité, et presque de sacrilège qui m'avait troublé d'abord. Mais le livre fini, je n'éprouve pas une moindre honte. En vain, pour ne pas demeurer seul avec Blaise Pascal, ai-je eu recours à l'ombre de sa sœur Jacqueline: la présence de cet orgueilleux ange n'a pas allégé l'atmosphère.
Nous ne devrions jamais rien écrire sur les maîtres qui ne sont pas de notre race. Tout le génie de Racine n'empêchait pas un romancier d'entrer sans trop de peine dans ses sentiments; mais l'univers du géomètre Pascal, comment ne lui serait-il fermé? Il est vrai que ce savant mettait l'étude de l'homme fort au-dessus des sciences abstraites. Et puis l'on me rassure en disant: “Vous ne vous occupez que du chrétien...” Non: nul n'a le droit de se tailler, dans ce prodigieux esprit, un petit grand homme à sa mesure. L'unité, l'autonomie, voilà ce qui frappe d'abord dans Pascal; il n'est rien en lui qui ne corresponde à l'ensemble. L'observateur du cœur humain use des méthodes qu'a inventées le géomètre ou le physicien, et tel écrit sur l'esprit géométrique, une préface au Traité du vide, nous éclairent le développement de sa pensée religieuse. Et comme l'œuvre de Pascal est chargée de tout le futur, qu'elle porte le germe en elle de la science moderne, le don d'universalité doit être exigé de ses historiens.
Nous l'admirons dans plusieurs d'entre eux. Car il y a cela aussi qui achève de me confondre: Pascal a attiré et retenu les meilleurs esprits de chaque génération. Du côté où, psychologue de profession, j'eusse pu m'engager à la suite de Sainte-Beuve, avec une timide espérance, M. Henri Bremond m'a précédé: c'est dire que je n'ai plus rien à dire. Après avoir lu son admirable Prière de Pascal (“Histoire du Sentiment religieux”, tome IV), je me sens bien ridicule avec ma petite lanterne. Du moins ce livre peut-il inciter quelques lecteurs à chercher auprès des maîtres une réponse aux questions qui se posent à chaque instant de cette vie: Pascal a-t-il aimé? Pascal fut-il un pécheur? A-t-il été plus janséniste que catholique? S'est-t-il rétracté au moment de mourir?
Peut-être aussi quelques-uns sauront-ils gré à l'auteur du présent ouvrage de cette familiarité qui est chez lui signe d'admiration et qui l'oblige de chercher, au delà de l'immense génie, l'homme charnel, le semblable, le frère. Presque tous les historiens de Pascal gardent en sa présence une attitude un peu figée; ils sont comme frappés de respect, ils tombent à genoux devant lui, selon l'exemple donné par Boutroux dont on se rappelle l'exorde fameux: “Pascal, avant d'écrire, se mettait à genoux, et priait l'Être infini de se soumettre tout ce qui était en lui, en sorte que cette force s'accordât avec cette bassesse. Par les humiliations il s'offrait aux inspirations. Il semble que celui qui veut connaître un si haut et si rare génie dans son essence véritable doive suivre une méthode analogue, et, tout en usant selon ses forces de l'érudition, de l'analyse et de la critique, qui sont nos instruments naturels, chercher dans un docile abandon à l'influence de Pascal lui-même, la grâce inspiratrice qui seule peut donner ci nos efforts la direction et l'efficace.”
Déification de Pascal contre laquelle il faut se tenir en garde. Le culte qui lui est voué n'apparaîtra pas ici dans un “docile abandon”, mais dans des résistances. Je n'ai pas craint de découvrir le péché capital qui ronge ce grand homme et qu'il n'a vaincu qu'à la fin de sa vie (où ce fut sa victoire que de redevenir un enfant): l'orgueil, cet orgueil pascalien dont Jacqueline est atteinte au même degré que lui, qu'a développé dangereusement l'atmosphère de la fameuse abbaye, et qui a inspiré au pamphlétaire des Petites Lettres tout ce qu'il a fait de mal. “Libido sciendi, libido dominandi”, ces deux fleuves de Babylone n'ont été pour lui qu'un seul fleuve de feu qui longtemps l'a roulé.
Enfin, même si ce livre ne présentait pour personne le moindre intérêt, il lui resterait d'avoir beaucoup aidé son auteur à se mieux connaître. Chaque page témoigne d'une réaction vive contre le Jansénisme, et qui va jusqu'à l'horreur. Pourtant trop de critiques ont relevé dans l'œuvre du romancier des traces de cette hérésie, pour qu'il puisse douter d'en avoir subi quelque atteinte. On peut dire, en gros, que beaucoup de ses personnages sont pris ou rejetés par une grâce dont aucun mouvement libre, chez la créature, ne complique le jeu souverain. Il y a une certaine manière de mettre l'accent sur la nature invinciblement corrompue, sur l'irrésistibilité de la concupiscence, sur la délectation victorieuse de la grâce, qui porte la marque de Port-Royal; et cette marque se retrouve jusque dans des récits qui eussent fait horreur à ces messieurs (bien qu'ils aient été indulgents à Phèdre “malgré soi perfide, incestueuse”).
L'exemple de Pascal peut aider le romancier à se juger plus clairement. Tandis qu'il discerne que c'est sa raison qui rejette avec horreur le Jansénisme, et sa sensibilité qui en demeure pénétrée, il voit au contraire chez Pascal une raison asservie à l'atroce logique janséniste et un cœur délivré par les inspirations, par les illuminations, par des signes sensibles qui le persuadent merveilleusement de son propre salut. Car peut-être n'ai-je pas assez appuyé dans ces pages sur ce Pascal réjoui, évidemment choisi, élu avec éclat (la Nuit de feu, le Miracle de la Sainte Epine), et qui ressemble si peu au Pascal de la légende. Toute l'angoisse que dans les Pensées il prête à l'homme sans Dieu, les critiques ont cru que lui-même l'éprouvait. Mais la part de l'autobiographie, dans les Pensées, est plus réduite qu'on n'imagine, et les traits noirs dont il use pour marquer la destinée de ceux qui refusent la lumière, ne concernent en rien ce bienheureux malade.
M'accusera-t-on de blasphème? J'ai eu le dessein de me défendre contre l'éblouissement de la sainteté et du génie, et de retrouver en lui les faiblesses, les misères, la concupiscence, l'orgueil, l'ambition dont il avoue lui-même qu'il a été possédé, tout cela qui nous permet de le comprendre; car c'est par leur misère que nous tenons aux grands hommes: “On tient à eux, nous enseigne Pascal, par le bout par où ils tiennent au peuple; car quelque élevés qu'ils soient, si sont-ils unis au moindre des hommes par quelque endroit. Ils ne sont pas suspendus en l'air, tout abstraits de notre société. Non, non; s'ils sont plus grands que nous, c'est qu'ils ont la tête plus élevée; mais ils ont les pieds aussi bas que les nôtres. Ils y sont tous à même niveau, et s'appuient sur la même terre; et par cette extrémité ils sont aussi abaissés que nous, que les plus petits, que les enfants, que les bêtes.”

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François MAURIAC, “L'Orgueil de Pascal,” Mauriac en ligne, consulté le 26 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/118.

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