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Le Jugement de Sakespeaere

Référence : MEL_0223
Date : 04/11/1939

Éditeur : Le Figaro
Source : 114e année, n°308, p.5
Relation : Notice bibliographique BnF


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Le Jugement de Sakespeaere

Balzac, dans Les Illusions perdues, admire ce mot de Napoléon: “Les crimes collectifs n’engagent personne.” Mais quel crime n’est collectif? Même lorsque le meurtrier est seul en face de sa victime, il serait aisé de lui trouver des complices chez les morts et chez les vivants. Pourtant, lui seul est jugé, lui seul paye sa dette.
L’Histoire ne traite pas autrement les crimes collectifs que la Société les meurtres particuliers: il lui fait un petit nombre de noms, de visages. Elle a chargé Charles IX et Catherine de Médicis du poids écrasant de la Saint-Barthélemy, crime collectif s’il en fut. Quelques Montagnards partagent avec Robespierre l’odieux de la Terreur et de tout ce qu’a résolu la Convention nationale.
Les protagonistes d’une guerre européenne le savent bien qui, la paix à peine rétablie, publient leurs souvenirs, leurs mémoires, et la mort entre les dents, se défendent et accusent encore. Qui pourrait dénombrer les volumes inspirés en France et en Allemagne, depuis 1918, par la peur de l’Histoire? L’homme d’Etat, le chef militaire le plus assuré de son innocence la redoute, et avec raison: l’Histoire n’est pas impartiale. Des témoins prévenus se relaient de siècle en siècle, assiègent sa barre et se renvoient la balle; car les passions survivent au fléau qu’elles ont déchaîné.
Il est curieux de penser que le dramaturge, lorsqu’il s’appelle Shakespeare, si la fantaisie lui vient de mettre en scène des personnages historiques, autant qu’il s’abandonne à ses inventions et à ses songes, offense moins la justice que ne fait l’histoire officielle. J’en étais frappé, ces temps-ci, en relisant d’affilée ses pièces historiques (tous les Henry, Richard III, le Roi Jean, etc.) où jusqu’alors je n’avais pénétré qu’avec ennui, mais dont le drame de la guerre qu’il nous faut vivre, jour après jour, éclaire étrangement les beautés.
Sans doute Shakespeare nous montre-t-il, lui aussi, dans des cœurs vivants, la source de l’histoire. Le destin de l’Angleterre est orienté par des passions qu’il nous désigne, incarné dans quelques êtres de l’espèce de ceux dont Napoléon a livré une fois l’affreux secret: “Que me fait à moi la vie de millions d’hommes?”
C’est Shakespeare qui, depuis deux mois, me permet de suivre avec les yeux de l’esprit les grands premiers rôles de cette guerre. Certains magazines m’y aident, il faut le reconnaître. Je songe à cette photo où

Staline, derrière les diplomates allemands très corrects, semble avoir encore du sang au museau; et cette autre plus récente où le long d’un ballast, en Pologne, le chancelier Hitler et son ministre des Affaires étrangères marchent, le dos arrondi, les mains comme liées sur les reins, les pieds traînant un boulet qu’on ne voit pas.
Shakespeare sait ce que se dit le chancelier du Reich, quand il demeure seul et qu’il appuie son front à une vitre, ou qu’il se regarde dans une glace, et qu’il touche sa joue en murmurant: “C’est moi, Hitler…” Alors la vision de Varsovie éventrée l’oblige à demeurer un long temps immobile au milieu de la pièce. Comme Richard III, dans l’horreur de sa dernière nuit, peut-être murmure-t-il: “Est-ce que j’ai peur de moi-même? Il n’y a que moi ici. Richard aime Richard et je suis bien moi…”
Shakespeare épouse les va-et-vient de la pensée du maître de l’Allemagne, ses angoisses, ses soupçons; tous les conflits d’intérêt lui demeurent connus, tous les remous de la jalousie, de la rancune et de la peur autour du malheureux qui, le 1er septembre 1939, donna le signal à la mort.
Shakespeare nous dénonce donc, comme font les tribunaux humains et comme fait la postérité, le seul coupable, le seul responsable. Mais par un miracle du génie, il nous le montre baigné, enveloppé de nécessité; il ne le sépare pas des forces obscures qui se conjuguèrent pour aboutir à l’existence de cette nature pétrie d’audace et de crime. C’est par là que l’art, lorsqu’il juge les créatures de l’Histoire, l’emporte sur l’Histoire. Dans Shakespeare, le dernier des assassins garde jusqu’au bout l’excuse d’être un homme à ce moment de sa race, pris dans un tourbillon d’événements qui ne dépendent pas de lui. Sa soif de domination vient de plus loin que sa propre vie.
Au-dessus de ces destins éphémères, aussi sanglants qu’ils nous apparaissent, les grandes constellations brillent indifférentes aux passions criminelles. Le même clair de lune que je regardais dormir, durant ces dernières nuits, dans le brouillard des vignes dépouillées, nous rend sensible à travers le théâtre de Shakespeare l’harmonie d’un monde dont ces luttes que nous croyons titanesques ne troublent même pas le silence. Voilà le point où Shakespeare devient dangereux à lire dans les jours que nous vivons: le moment où il nous souffle par la petite bouche de Cléopâtre mourante: “Tout est néant. La résignation est stupide et la révolte pareille à l’aboiement d’un chien fou.” Il ne nous tient pas captifs, comme notre Jean Racine, d’une humanité lucide, mais qui ne voit qu’elle au monde (si Phèdre invoque le soleil, c’est qu’elle en est charnellement descendue). Shakespeare ne reste pas prisonnier d’une tragédie circonscrite dans l’humain. Il nous entraîne dans ces landes que j’imagine: “à ce moment que le berger soufflant dans ses ongles ne peut appeler ni le jour ni la nuit…” Il nous oblige à sortir du jeu, à prendre de la distance, à dépasser notre indignation, notre haine, tout ce qui importe d’entretenir dans son cœur durant une guerre; il nous arrache le cri d’Edouard d’York dans Henry IV: “Je n’aurai plus jamais de joie, jamais! Oh! je ne connaîtrai plus jamais la joie!”
Cette sorte de désertion, plus d’un intellectuel y est exposé à son insu, parmi ceux qui se fatiguent de mettre leur esprit au pas. Et sans doute l’un des enjeux de cette guerre demeure, si l’on peut dire, le droit pour chaque homme de penser ce qu’il pense. Mais nous n’en devons pas moins nous interdire l’évasion par cette porte intérieure dont Shakespeare a la clef et qui ouvre sur le néant.
C’est à peine si une brève sortie nous est permise, au long de ces lectures silencieuses de la nuit, une fois tourné le bouton sur la dernière radio de Londres ou de Rome, et lorsque sans remords nous avons ravi chez l’ennemi de Stuttgart, de Leipzig ou de Breslau, et retenus captifs une Suite de Bach, un Quatuor de Mozart… Oui, alors peut-être pouvons-nous un instant nous détacher de cette partie terrible, laisser notre cœur errer sur les confins nocturnes de l’univers shakespearien, là où le vent caresse trop doucement les arbres pour qu’ils fassent du bruit, là où Portia soupire que son petit corps est bien las de ce grand monde.

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François MAURIAC, “Le Jugement de Sakespeaere,” Mauriac en ligne, consulté le 26 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/223.

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