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Dupont et Durand

Référence : MEL_0226
Date : 02/12/1939

Éditeur : Le Figaro
Source : 114e année, n°336, p.1 et 3
Relation : Notice bibliographique BnF

Type : Chronique
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Dupont et Durand

DUPONT. — Ce qui m’étonne dans cette guerre, c’est que personne en France ne se frappe la poitrine. Chacun se vante d’avoir annoncé que les choses tourneraient comme on l’a vu et assure que tous nos malheurs viennent de ce qu’on n’a pas suivi ses conseils. Les augures des partis adverses échangent aigrement le même “je vous l’avais bien dit”…
DURAND. — Cela est humain: aucun médecin n’admettra jamais que son diagnostic ne vaut pas celui du rival d’en face. Affaire d’amour-propre, et aussi de clientèle. Personne ne veut s’être trompé. Mais je vais vous découvrir une merveille plus étonnante encore: il est vrai que personne, au fond, ne s’est trompé.
DUPONT. — Si ceux qui ont dit blanc ont eu raison, c’est que ceux qui ont dit noir ont eu tort!
DURAND. — Personne ne s’est trompé, mais tout de même en se trompant.
DUPONT. — Vous vous moquez?
DURAND. — Lisez-vous Pascal? Méditez un instant cette pensée: “Quand on veut reprendre avec utilité et montrer à un autre qu’il se trompe, il faut observer par quel côté il envisage la chose, car elle est vraie ordinairement de ce côté-là, et lui avouer cette vérité, mais lui découvrir le côté par où elle est fausse…”
DUPONT. — Je vous vois venir. Mais vous avez beau dire: il y a le vrai et il y a le faux; et, par exemple, ceux-là avaient raison qui mettaient en garde les dirigeants de la politique française contre le double jeu des Soviets et qui doutaient que ceux-ci eussent plus d’intérêt à s’entendre avec les démocraties que Staline hait, qu’avec l’Allemagne.
DURAND. — Il est vrai; mais les autres qui, selon l’avis de l’état-major, ne croyaient pas que la Pologne pût être efficacement soutenue sans l’alliance soviétique, oserez-vous prétendre qu’ils n’ont pas vu clair? Comme nous tous, ils connaissaient le jeu double des Russes. Je me souviens d’avoir entendu, au printemps dernier, l’ancien président du Conseil d’un petit pays voisin, en donner des preuves aux hommes politiques français et aux journalistes qui l’entouraient. Tout avertis que nous fussions, nos engagements avec la Pologne nous obligeaient, ce me semble, à courir notre chance auprès de Staline…
DUPONT. — Vous avez beau dire: l’événement a confondu ceux qui jouèrent cette carte. L’histoire jugera qu’ils ont été dupes.
DURAND. — Le furent-ils plus ou moins que leurs adversaires qui traitaient par le mépris la puissance moscovite et qui croyaient la Russie hors de jeu?
DUPONT. — Leur erreur semblera petite s’il se vérifie un jour que rompre avec Staline ce fut pour nous jouer à qui perd gagne, et si nous héritons de tout le prestige que l’Allemagne nazie avait tiré de sa croisade antisoviétique.
DURAND. — Avec des si, vous aurez toujours le dernier mot.
DUPONT. — Eh bien, laissons là le conditionnel: je ne doute pas que vous ne vous réjouissiez avec moi de cette paix qui règne sur vos chères Pyrénées. Vous ne détestez pas non plus qu’une neutralité polie règle désormais nos rapports avec Rome?
DURAND. — Vous êtes habile de m’obliger à revenir aux si! Accordez-moi que si la guerre qui a éclaté en 1939 à propos de la Pologne avait éclaté en 1938, à propos de la Tchécoslovaquie, nous aurions trouvé l’Allemagne sur trois de nos frontières et que c’eût été aux gens de gauche à vous chanter pouilles.
DUPONT. — Je vous répondrai d’abord qu’il y a eu Munich et qu’en politique c’et l’événement qui départage les adversaires; et que même eussions-nous eu la guerre dans des conditions si périlleuses, ceux qui triomphent aujourd’hui s’en fussent tirés à merveille en reprochant à la politique anglo-française d’avoir joué en Espagne la mauvaise carte…
DURAND. — Bien sûr! Et ceux de l’autre parti eussent accusé la même politique de n’avoir pas combattu l’ingérence étrangère dans la péninsule et les gens de droit de s’être faits les fourriers du nazisme en France: nous en revenons à Pascal et à ce côté par lequel chacun envisage la chose, qui est vraie ordinairement de ce côté-là…
DUPONT. — Il n’empêche que, par sentimentalité, je n’ose dire par sensiblerie, certains littérateurs naïfs ont bien manqué d’à-propos…
DURAND. — Je vous entends!
DUPONT. — Je ne vous blesse pas?
DURAND. — De quoi serais-je blessé? “Les écrivains sont tous plus ou moins corrompus par l’événement.” J’admire ce mot de Rivarol; et ne suis-je pas un écrivain et soumis à la commune loi? Mais, dites: Pourquoi faisons-nous la guerre, en cette année de grâce? N’est-ce point pour en finir avec la politique de force de Herr Hitler?
DUPONT. — Il est vrai! mais…
DURAND. — Que parlez-vous donc de sensiblerie? Au-dessus du conflit des armées, la justice et la force sont aux prises: la question éternelle qui a toujours divisé les Français, qu’il s’agisse d’une dispute intérieure comme l’Affaire Dreyfus, ou de la tragédie espagnole, ou de la guerre avec l’Allemagne, touche aux rapports de la politique et de la morale. Par la déconfiture de la Société des Nations, nous avons vu ce qu’il en coûte de confier la garde d’un grand fauve à une justice désarmée.
DUPONT. — Mais qu’est-ce, au fond, que la justice en politique? Pour assurer la vie économique d’une Allemagne vaincue, les vainqueurs devront-ils lui faire des sacrifices et lui donner les verges dont ils seront battus? Que me parlez-vous de justice? Croyez-vous que dans l’absolu, il serait juste de détruire l’unité allemande, si nous en avions le pouvoir? Et j’espère pourtant qu’il vous reste assez de bon sens pour le désirer autant que moi-même…
DURAND. — Qu’elle soit à la source de notre malheur, qui en douterait? Dieu seul sait comment les choses eussent tourné si, en 1918, cette unité eût été rompue au lieu d’être parachevée. Aujourd’hui qu’elle a bénéficié du ciment nazi, il reste de savoir si les anciens royaumes allemands gardent des éléments de résistance et ont des chances de revivre et de subsister par eux-mêmes. Dans le cas contraire, faudrait-il maintenir cette division par la force, créer au centre de l’Europe un état de coercition? Je n’en déciderai pas.
DUPONT. — Pour moi, c’est tout décidé… Vous ne dites rien?
DURAND. — Le cardinal de Retz reprochait au comte de Soissons de n’avoir pas un grain de cette sorte de jugement qui distingue l’extraordinaire de l’impossible.

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François MAURIAC, “Dupont et Durand,” Mauriac en ligne, consulté le 26 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/226.

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