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La Rentrée

Référence : MEL_0390
Date : 09/10/1920

Éditeur : Le Gaulois
Source : 55e année, 3e série, n°45711, p.3
Relation : Notice bibliographique BnF

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La Rentrée

Je me rappelle cette merveilleuse passion de mon enfance pour la rentrée comme un état supérieur à quoi me défend de prétendre désormais l'usure du temps: je ne me sens plus capable aujourd'hui de cet accord de tout mon être avec les pins d'automne délivrés de l'étreinte des chaleurs torrides et de qui les têtes monotones orientent les passages des palombes. Je n'éprouve plus cette singulière joie pénétrée de douleur: deuil des vacances finissantes, deuil de cette lumière folle et de ces nuits devant le perron, lorsque les troncs se confondent dans le noir et que le vol immobile des cimes plane sous les constellations; mais aussi attente de la vie inconnue et de ses surprises, joie de retrouver l'ami de l'année dernière et celui encore innommé de qui je pressentais l'approche; émotion escomptée du retour dans la brumeuse ville, et cette odeur des châtaignes bouillies qu'offrait une pauvre femme à l'angle du quartier; surtout miraculeuse féerie de la foire d'octobre sur les Quinconces! Le regard d'un enfant recompose le monde: quelles solennités du Bas-Empire eussent égalé celles que créaient pour ma joie et pour ma douleur les orgues de barbarie, les parades? Toute l'Afrique rugissait derrière les toiles des ménageries. Les effrayants mystères de la chair étaient enseignés au musée Dupuytren, interdit à mes quinze ans; la, volupté inconnue m'appelait au manège-salon où riaient les mauvaises femmes. Au cirque Piège, Mlle Piège se faisait adorer par son cheval agenouillé…
Tel était le miracle qui m'enchantait tandis que dans les brandes nous cherchions des cèpes et ne trouvions que des balles de tennis perdues. La caisse du croquet glissait dans la cave comme un petit cercueil. Ma mère, une dernière fois, chantait à l'église D'Un cœur qui t'aime. La pluie chuchote sur le parc pour que nous n'ayons pas de regrets; la première flambée des pommes de pins donne au salon l'odeur résineuse des saluts solennels; le paysan, poussant sa brouette, entre avec elle dans le néant, puisqu'il n'existe pour moi que l'été et que son hivernage dans ce pays que je ne connais que torride est inconcevable.
Dans le même parc, les pins n'ont pas grandi; ils délimitent, le soir, le même espace de ciel; je sais qu'à droite de la maison luit Cassiopée. La porte du billard dessine sur l'allée un carré lumineux où se groupent les enfants, papillons fatigués. Le plus ordinaire visage regarde les étoiles, les têtes des pins pleurent à des hauteurs si grandes qu'elles semblent mêlées aux planètes. Fête douloureuse que cette réunion de septembre, parce que les morts y sont conviés; même les plus oubliés, et dont nous avions désappris le nom, surgissent de cette obscurité des troncs et de cette clarté des cimes comme du plus noir, de notre passé; chers visages retrouvés, images effacées que l'automne ravive comme elle fait des feuillages. Ici, la nature n'est pas indifférente. Les arbres sont accordés à mon cœur comme ceux du Cayla au cœur de Maurice de Guérin.
Hélas! du génie de l'enfance qui recrée l'univers, rien ne me reste qu'un souvenir par quoi je me persuade d'être un artiste; l'artiste vit sur ce qui lui reste des prodigieuses inventions de sa quinzième année; pauvre homme, il eut une vie antérieure divine qu'il exploite. Au vrai, le mot “rentrée” n'éveille rien en moi qu'une terreur de ce qui pourrait survenir d'insolite dans ma vie; tandis que l'enfant qui rentre attend tout des jours, nouveaux comme s'ils ne pouvaient le faire mourir que de joie, l'homme, au contraire, redoute de nouveaux maléfices; il ne désire pas de mordre à des fruits inconnus. Que le destin ne me donne rien d'autre que ce que déjà je possède; qu'il ne s'occupe pas de moi; qu'il m'oublie comme furent oubliés sous la Terreur certains prisonniers de la Conciergerie. Cet été, cependant que l'incendie dévorait mes pins, j'étais moins sensible au désastre même qu'à cet obscur sentiment que quelqu'un fixait sur moi les yeux, s'occupait de ma destinée, qu'il m'avait découvert dans mon ombre, qu'il allait brouiller les pions sur l'échiquier je joue ma vie –“cette partie, disait Sainte-Beuve, qu'il faut toujours perdre”.

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François MAURIAC, “La Rentrée,” Mauriac en ligne, consulté le 26 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/390.

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  1. GALLICA_Le Gaulois_1920_10_09.pdf