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Les bavards et le héros

Référence : MEL_0456
Date : 11/02/1933

Éditeur : L'Echo de Paris
Source : 49e année, n° 19475, p. 1
Relation : Notice bibliographique BnF

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Les bavards et le héros

Ayant toujours vécu fort éloigné des milieux parlementaires, nous nous en faisons une image naïve. Les dessins de Sennep ne sont point pour nous des caricatures, mais des portraits: cette race étrange, cette espèce d'amphibies parleurs, dans l'aquarium de la Chambre, il a fallu un siècle et demi de démocratie pour la créer.
Sont-ils des humains pareils aux autres? Nous n'en sommes pas très sûrs. Le jour où la foule mettrait le feu au Palais-Bourbon, elle pourrait s'éviter la fatigue et la honte d'un massacre: ils crèveraient tous comme poissons hors de l'eau: car on ne les imagine pas, rentrés dans la vie simple et normale, au chevet de malades s'ils furent médecins, ou instituteurs essuyant de nouveau le tableau noir. On ne les voit pas à leur table, silencieux, penchés sur un livre, ou regardant le ciel et se posant des questions.
Seuls, les très grands ont résisté à cette atmosphère: Jaurès, chef de parti, directeur de journal, engagé dans une bataille sans fin, réservait ses matinées à d'immenses lectures. Plusieurs, aujourd'hui encore, à droite comme à gauche, ont le pouvoir de vivre sur plusieurs plans; et le personnage qu'ils jouent à la Chambre n'offre qu'une image simplifiée de leur être profond.
Mais dans le gros de la troupe, nous nous obstinons à voir une bizarre espèce animale, obtenue en vase clos. L'élément artificiel, hors duquel ils ne peuvent respirer, circule à travers toute la France, grâce aux comités, aux syndicats; ainsi se déplacent-ils sans changer d'atmosphère, sans prendre contact, un seul instant, avec la simple vie.
Longtemps, ils ont amusé le public; mais aujourd'hui, les chansonniers eux-mêmes se détournent d'eux; la vérité, c'est qu'ils font peur. Chateaubriand comparait Polignac à ces muets qui étranglent les empires: ce ne sont pas des muets qui étranglent les républiques.
Comme ces coureurs cyclistes que l’on représente immobiles, un instant, entre les mains des masseurs, nous regardons avec étonnement, sur le perron de l'Elysée, la photographie des parlementaires, dans cette brève seconde où ils ne parlent pas. Seul, l'objectif les réduit au silence; ils serrent les lèvres; on sent qu'ils n'en peuvent plus; c'est trop pour eux que de se taire, le temps d'un instantané.
Or, ils ont fait beaucoup, à leur insu, pour donner à de jeunes Français le goût, la passion du silence. Et c'est à cela que j'en voulais venir. En pleine crise, tandis que la Chambre siégeait nuit et jour, que la commission des finances attendait le verdict des socialistes réunis dans un cénacle voisin, et suspendus eux-mêmes, depuis des heures, aux injonctions des syndicats de fonctionnaires; alors qu'il fallait plusieurs douzaines de discours pour abattre des ministres condamnés d'avance; et que la comédie tournait au drame, le drame au cauchemar, on aurait voulu boucher toutes les issues du Palais-Bourbon, épandre des fumées anesthésiantes, endormir ces six cents furieux, je me consolais en lisant les Carnets de route d'un garçon de vingt-six ans, Michel Vieuchange, qui viennent d'être publiés sous ce titre mystérieux: Smara.
Ce n'était pas un saint, et il n'a trouvé Dieu qu'à l'instant dé consommer son sacrifice: un enfant de ce siècle, pareil à beaucoup d'autres; et ses premiers essais, témoignent des influences troubles qu'il subit. Mais à vingt-cinq ans, il se détourne d'un seul coup de ce monde impur. Il se tait et il agit. La même force encore innommée qui, naguère, obligea le lieutenant Charles de Foucauld, travesti en juif, à s'enfoncer dans le Maroc inconnu, pousse Michel Vieuchange, sous des habits de femme, vers Smara, ville fantôme de ce Rio de Oro peuplé de tribus féroces, et où nul roumi ne pénétra jamais.
Ce qu'il en a rapporté au prix de sa vie: ces clichés, ces notes, ces itinéraires, gardons-nous d'en diminuer la très grande importance scientifique. Mais, tout de même, quelle disproportion entre ce martyre et son objet: ces murs abandonnés, croulant et s'effaçant dans le sable! Smara, telle que les photos de Michel nous la montrent, c'est une cité de nuages qui se défont, un rêve à peine matérialisé, un mirage que par la toute-puissance de son désir, un enfant fiévreux réussit à fixer sur la pellicule.
Le voilà bien, “l'acte gratuit”: Michel Vieuchange donne sa vie pour presque rien; il perd sa vie, mais il la sauve:
“Rien ne lui coûte”, écrit Claudel: “la fatigue, le danger, la faim, la soif, la nourriture grossière, l'eau pourrie, la vermine, les sables et les feux de l'enfer. Il donne tout son argent, il se confie tout seul à quelques brigands dont la langue même lui est inconnue. Il passe des heures roulé dans un ballot, lié par les quatre membres comme une bête qu'on sacrifie...”
Sur le journal, je contemple, un instant, photographié à la porte de l'Elysée, le jeu de massacre du ministère. Qui dira si c'est celui qui arrive ou celui qui s'en va? Puis j'ouvre Smara à la première page, où est reproduit un portrait de Michel Vieuchange. Le visage jeune et puissant ne sourit pas. Un pli dur se creuse entre les sourcils. Sur d'autres photos prises aux étapes, le jeune corps apparaît terriblement réduit. La face, dont il ne reste plus que l'ossature, est préparé pour le dernier sommeil. Voici pourtant le visage même de notre espérance: un mauvais arbre ne peut pas porter de bons fruits. Un mauvais arbre ne peut pas porter de fruits tels que celui-là. Il suffirait de ce jeune mort pour que nous gardions toute notre foi en la France.
Mais une voix intérieure (trop connue!), une voix railleuse nous souffle:
“Qu'es-tu donc toi-même, pauvre écrivain, qu'un bavard intarissable! Le bavardage écrit est pire que l'autre; ces politiciens que tu dénonces, du moins ont-ils l'illusion d'agir. Tous les jeux de massacre se valent; et Michel Vieuchange, d'un seul coup, peut-être t'eût-il démoli. Ne crois pas que tu fasses aussi bien, sur les illustrés, que tel sous-secrétaire d'Etat de ton âge. Et il y a bien du comique, avoue-le, dans ta passion pour l'héroïsme des autres...”
D'où nous vient cette passion pour l'héroïsme des autres? Au vrai, ceux qui se taisent et agissent aident ceux qui parlent et qui ne font rien à se supporter eux-mêmes. Puisque des héros existent, notre lâcheté ne prouve rien et nous n'en tirerons pas argument contre les hommes. Puisque des garçons de vingt ans, entre tous les royaumes du monde, choisissent la faim, la soif, la maladie, la mort, et ne découvrent la face du Dieu vivant que lorsqu'ils ont atteint le dénuement total, il importe peu que d'autres prêchent Dieu dans le confort de la réussite temporelle et dans une sécurité profonde.
A cette heure où l’ombre d'une menace inconnue s’étend sur notre terre et sur nos enfants, les bavards qui s'agitent à la surface peuvent bien mener leur parade interminable: nous savons qu'en définitive, le destin français dépend de cette armée invisible et silencieuse dont, parfois, un Michel Vieuchange se détache pour nous rassurer, pour que nous ne perdions pas cœur.
Et dès maintenant, avant même que le péril ait surgi, nous savons qu’ils sont là, qu’ils font contre-poids, qu’ils réparent, qu’ils rachètent: “Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie...” Oui, et même quand on pourrait croire qu'elle est donnée pour rien. Smara n'est jamais qu'un prétexte: un héros chrétien meurt toujours pour que nous soyons sauvés.

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François MAURIAC, “Les bavards et le héros,” Mauriac en ligne, consulté le 26 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/456.

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