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Spiritualité des Landes

Référence : MEL_0562
Date : 10/05/1929

Éditeur : Nouvelle revue des jeunes
Source : 1re année, n°5, 437-441
Relation : Notice bibliographique BnF

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Spiritualité des Landes

Si mes ancêtres endormis, et dont la cendre se mêle au sable, derrière l'église de Saint-Symphorien, se réveillaient, ils ne reconnaîtraient guère le désert d'ajoncs, les marécages infinis au bord desquels paissaient leurs troupeaux. En ce temps-là, une fièvre montait des lagunes sans profondeur où ce mal mystérieux, la pellagre, poussait les vieux bergers à chercher une lente mort. Nature corrompue que le vouloir humain a purifiée. Brémontier est mort en 1809: il n'a fallu que quelques années pour tirer une immense richesse de cette immense misère.
Dans le parc où s'écoulaient mes grandes vacances, les pins sont les premiers qui aient jamais surgi de ce sable. J'ai aimé, comme des vivants, ces martyrs. Sentaient-ils leur blessure? Étaient-ils affaiblis par cette sève répandue? Savaient-ils qu'elle n'était pas versée en vain, mais recueillie? Les premiers résiniers ne firent d'abord qu'un trou au pied de l'arbre: puis, lorsque la résine devint plus précieuse, ils attachèrent au flanc déchiré un petit pot de terre afin que rien ne s'en perdît.
Étendu sur le dos, dans le sable, je discernais à travers mes cils, les cimes balancées. Je me disais qu'elles consentaient à souffrir. Leurs branches, dans le ciel, faisaient un geste d'offrande. Une blessure éternelle ne troublait en rien leur paix. Le vent de l'Atlantique à travers les pins chuchotait faiblement, mais ce n'était pas une plainte, –ou peut-être une plainte d'amour. Ils continuaient ma prière du soir, les bras en croix. Quel mystère que ces êtres immenses aient pu jaillir de cette pauvre terre, de cette cendre! D'autres qui furent semés dans un ancien champ riche et engraissé, devinrent en peu d'années magnifiques: mais il fallut très tôt les couper parce que leur cœur était pourri. Le cœur est demeuré intact, après un siècle écoulé, de ceux dont la racine cherche la vie en ce sol misérable.
Contre la face consumée de la lande, j'appuyais ma petite figure, attentif à l’obscure leçon: se renoncer pour grandir. Ces pins, aussi proches du ciel qu'ils pussent être, comme ils en demeuraient loin pourtant! Je pressentais, quelquefois, chez ces créatures enracinées dans le monde, et qui s'étiraient vers l'infini, une fatigue, une lassitude. Mais la nuit, cet abîme qu'ils demeuraient impuissants à franchir, le ciel même le comblait: le ciel même descendait vers eux qui ne pouvaient plus monter. Des étoiles se prenaient à leurs branches: la lune se posait sur leurs cimes confondues comme un cygne sur une prairie. C'est Dieu qui tait toute la route quand le cœur ne peut aller plus loin.
Les landes sont pénétrées d'un amour qui ne se manifeste pas au premier regard. Mes frères et moi nous avancions avec peine sur ce sable de feu; nous chantions le cantique des jeunes hébreux dans la fournaise et les cigales monotones couvraient nos voix. Mais soudain une haleine de glace venait jusqu'à nos maigres figures exténuées. Des aulnes, des prairies épaisses se coulaient à travers la forêt aride, marquant la ligne d'un cours d'eau; il ruisselait entre les racines. Nous y buvions à genoux; nous aspirions à longs traits cette grâce inespérée; nos fronts et nos cheveux baignaient dans cette fraîcheur.
Souvent je m'étonnais qu'un pin fût cerné d'un fossé médiocre, mais qui l’isolait de ses frères, et détruisait la profonde union des racines. Ses aiguilles jaunies dénonçaient le mal intérieur. Il mourait seul, séparé des autres qu’il eût entraînés dans la mort. Il était perdu... Les pins connaissaient un autre péril; comme la passion ravage un cœur longtemps fidèle, cette lande mystique s'allumait soudain, dans les après-midi d’août. Les vents d'orage rabattaient sur nous l'odeur de la gemme consumée. Que j'aimais le parfum de ce fléau! Les hommes comptaient sur la nuit pour arrêter sa marche: mais le feu couvait dans les souches, et dès l'aube, les flammes jaillissaient sur un point où nul ne les attendait: elles avaient rampé sournoisement. Le cœur connaît ces ruses d'une passion mal étouffée. Le tocsin haletait, les routes s'encombraient de carrioles. S'il ne pleut pas, disait-on, il n'est plus de raison pour que le feu s'arrête. O pluies d'orage, parfois, lourdes gouttes d'amour sur le brasier du monde! Quel cœur dévoré ne les a reçues?
Nous demeurions dans l'angoisse des incendies jusqu'à ce que parussent les ramiers, précurseurs des palombes. Même sans pluie, les longues nuits d'automne, les aubes trempées de rosée eussent suffi à conjurer le péril. Alors rien ne menaçait plus la lande; et son nocturne murmure, ce soupir indéfini d'adoration, se perdait dans le silence des étoiles. Le brouillard des ruisseaux et des prairies marécageuses confondait son odeur de menthe et de feuilles macérées avec celle qu'exhalait la dernière amasse de résine. D'aucun autre endroit du monde il ne monte vers Dieu de plus pur encens; immense cathédrale jusqu'à la mer dont chaque colonne vivante recèle un parfum: et rien ne l'aide mieux à s'épandre, ce parfum, que la chaleur des jours, si ce n'est la glace des nuits.
Le feu parfois, vers la fin de l'hiver, s'allumait encore, –mais un feu volontaire: l'incinération. Les landes purifiées par une flamme obéissante se dépouillaient de toute broussaille et, revêtues de cendre, attendaient le temps de la résurrection.
La lande nous livre le printemps à l'état de pureté. Les chênes noirs sont revêtus encore de leurs vieilles feuilles. Celles qui couvrent le sol dissimulent les crosses des fougères naissantes. Apparente mort, hiver qui semble inguérissable. Mais la lumière seule, l'odeur du vent, un oiseau suffisent pour que tout le printemps nous soit donné. Présence spirituelle qui doit d'être délicieuse à ce dépouillement total. Pureté de Pâques! cloches de Saint-Symphorien dans l'azur des vacances mortes. Premières langueurs qui n'étaient pas encore périlleuses. Les pins du parc adoraient en silence l'enfant un peu pâle qui venait de communier.
Il existe un secret de la lande, un mystère de la lande. Cette terre déshéritée et dont la traversée, entre Bordeaux et l'Espagne, assomme les voyageurs, est chérie plus qu'aucune autre: elle a ses initiés, ses fanatiques. Elle est aimée comme le sont les êtres dont la beauté veut être découverte. Retours de la chasse à la palombe, le soir: crépuscules sur les champs taillés à l'emporte-pièce dans la forêt déjà pleine de nuit: troupeaux qu'un cri sauvage rassemble; pour toujours cela est en moi. Pays limité, borné, mais au-delà de ses pins innombrables, la mer est pressentie.
Dans mon enfance, j'abordais la lande après avoir traversé une région plantureuse: ces rives grasses de la Garonne aux vignes chargées de grappes comme des mamelles traînant sur l'argile. Au carrefour où la route de Langon à Sauternes coupe celle de Villandraut, là où mûrissent les raisins de Rieussec et ceux de Château-Guiraud, j'abandonnais cette mère féconde, couronnée de pampres bas et vautrée au bord du fleuve, et me donnais à cette autre mère au front couvert de cendre, dont les millions de pins, chacun avec sa blessure, s'approchent le plus possible du ciel: après l'exemple de l'assouvissement, celui du renoncement. Perdre sa vie pour la sauver, c'est la leçon de la lande; nul ne se trompe qui se dépouille.
Les paysans qui vivent contre elle, ont-ils rien retenu de ce qu'elle enseigne? Ce qui en eux est différent leur vient d'ailleurs. Dans la mesure où ils résistent aux appels du dehors, ils gardent la ressemblance avec leur mère. Peu de joie extérieure, peu de coupables amours: des visages graves, méditatifs. Rien de cette [exhubérance] des garonnais; rien de la gentillesse gasconne...
Rochers, montagnes, lacs, beaux points de vue, ce qui attire la foule ici fait défaut. La lande ne nous détourne pas de nous-même. Durant les heures de marche, dans ce paysage immuable, aucune couleur insolite, aucune étrange note ne rompt la suite des pensées. Le monde extérieur ici se réduit le plus possible, il s'efface et s'anéantit devant le monde intérieur. La lande est la servante de l'esprit. Des imprudents, pour travailler, bâtissent leur maison sur un rocher de Provence, devant la mer admirable; qui s'est jamais défendu contre cette facile beauté? La Provence tire l'artiste hors de lui-même, l’endort dans sa chaleur, dans son odeur, mais les landes prolongent les limbes spirituels où nos créatures commencent de prendre forme. Pays désincarné, qui échappe à l'accident et à qui je dois d’avoir, tout enfant, pressenti que, dès ici-bas, nous sommes dans l’éternité.

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François MAURIAC, “Spiritualité des Landes,” Mauriac en ligne, consulté le 26 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/562.

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  1. BnF_Nouv. rev. des jeunes_1929_05_10.pdf