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Le Roman humain

Référence : MEL_0075
Date : 26/06/1936

Éditeur : Gringoire
Relation : Notice bibliographique

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Le Roman humain

Les romans que je préfère aujourd’hui sont peut-être les romans de moralistes, les histoires que je ne suis pas obligé de “dévorer”, que j’interromps à loisir pour écouter en moi indéfiniment la résonnance d’une phrase, d’un mot.
L’autre jour, à la gare de Bordeaux, j’ai acheté un livre, un peu ancien déjà, de Jacques Chardonne: Claire, dont il ne me restait qu’un souvenir confus. Que le voyage m’a paru court! Et pourtant, je ne lus guère jusqu’à Paris qu’une cinquantaine de pages.
C’est que je m’arrêtais presque à chaque pas. Par exemple, ceci m’a fait longtemps rêver: “…Des jardins où j’ai connu toutes les passions de la vie, des villages où j’arrivais sur ma bicyclette, les soirs de frairie, au bruit des crécelles, haletant et grisé par la nuit rose des lanternes vénitiennes…” N’est-il pas étrange que j’aie revu avec une précision hallucinante, en lisant cette phrase, le jardin de mes seize ans, que j’aie senti l’odeur unique qu’avaient les iris, cette année-là? Des lanternes d’il y a trente ans ont éclairé le bal, sous les platanes énormes d’un vieux village landais… Or tout cela que Chardonne me faisait voir, ne ressemblait en rien à ce qu’il contemplait lui-même en écrivant cette phrase; sa vision intérieure éveillait la mienne, mais sur des images toutes différentes. Le plus grand romancier doit désespérer de nous montrer ce qu’il décrit, et de même le monde qu’il recrée en nous lui demeure inconnu.
Il faut bien pourtant qu’un lien ait existé entre la phrase de Chardonne et ce que sa lecture me suggérait immédiatement. Ce lien, c’est l’adolescence masculine, une certaine façon de sentir commune à tous les garçons de seize ans: dans d’autres maisons, dans des jardins différents ce fut la même attente folle, la même joie anxieuse, cette jouissance diffuse, cet été ininterrompu de souffrance et de plaisir.
Au moment où j’écris, des moineaux engourdis de chaleur piaillent faiblement dans un marronnier poussiéreux; sous [une] fenêtre, l’autobus change de vitesse. Cet après-midi brûlant et triste, dépouillé pour moi de tout charme, de toute valeur, j’imagine ce qu’il pourra laisser dans le souvenir d’un garçon de seize ans qui, dans l’immeuble d’en face, devant le balcon, prépare son bachot et, songeur, feuillette un dictionnaire [et?] cette minute si indifférente pour moi entre en lui à son insu avec une puissance accablante et délicieuse dont il retrouvera une brûlure ineffaçable après plus de trente années.
Une autre phrase de Chardonne m’a ramené à moi, bien qu’elle ait été écrite pour aider à comprendre le cas très particulier de Claire, son héroïne: “…Ces convictions innées que certains portent dans le sang [et?] qui n’ont point de part à leur vie. Combinaison d’idées fichées au cœur, implacables, insensées, font des saints ou des malheureux…”
Voilà pour le voyageur de quoi rêver jusqu’à la gare d’Austerlitz. Cette petite phrase sans l’avoir voulu, touche en moi le point le plus sensible: qu’y a-t-il de délibéré dans les convictions d’un homme? Qui a choisi vraiment de croire ce qu’il croit? “Vous ne m’avez pas choisi, disait le Christ à ses amis, c’est moi qui vous ai choisis.” Sed ego elegi vos.
Ainsi la foi du lecteur chrétien donne au romancier une réponse précise, qui introduit immédiatement le débat éternel de la prédestination et de la grâce. Ce n’était pas ce que voulait Chardonne par ces quelques mots destinés simplement à éclairer la psychologie d’une jeune femme. Mais, lus par moi, ils revêtent un autre sens, éveillent mon problème particulier, me jettent enfin dans un courant de rêverie qui m’éloigne de Claire et de Chardonne lui-même: un écrivain ne nous dit pas ce qu’il croit nous dire, il jette en nous une semence mystérieuse, et il ignore tout de ce qui germera.
Voilà pour moi les vrais romans-fleuves, non ceux qui s’étalent en surface, mais ceux dont le courant intérieur m’entraîne toujours plus avant, approfondit ma méditation et me ramène au centre même de mes difficultés. Ici je voudrais parler d’un livre qui paraît ces jours-ci: Amour de l’amour [1], par Raymond Housilane –histoire d’un homme pour qui aimer l’amour ce n’est pas aimer à aimer, c’est aimer à être aimé, et qui poursuit désespérément jusque dans la vieillesse, cette preuve qu’exige de chaque femme ce témoignage qu’il peut être chéri encore… Que j’aurais à dire sur ce livre magnifique, s’il n’était l’œuvre de mon propre frère!
Cette littérature qu’il faut bien qualifier de personnelle en régime collectiviste est-elle destinée à disparaître? Un grand écrivain du Front populaire reprochait naguère à Racine d’avoir perdu son temps à décrire les pauvretés de la passion au lieu de nous fournir des documents sur les métiers de son époque. Ceci nous donne la mesure de ce que nous devons craindre… Mais il se peut que l’horreur même de la vie collective oblige beaucoup de Français à chercher un refuge en eux-mêmes, à se délivrer par l’intérieur. Il existe pour chacun de nous une porte de sortie dérobée dont les romanciers moralistes nous donne la clef.
C’est une fameuse consolation que d’être du nombre de ceux qui savent jouir de biens essentiellement inaliénables: pour les priver de Racine et de Mozart, il faudrait les priver de la vie. Tant qu’ils seront vivants, les livres et la musique les consoleront. Ce qui pour eux est l’unique nécessaire se trouve hors de prise. Brûlerait-on tous les livres, détruirait-on tous les disques, notre vielle mémoire a enregistré assez de vers et de musique pour nous sauver du désespoir.
Ce que le chrétien Pascal disait: “Qu’il ne pouvait plus recevoir de bien ni de mal de la part des hommes”, l’artiste, quoique à un moindre degré, le peut dire aussi, puisqu’il emporte partout avec lui-même sa consolation. Mais il importe qu’en dépit des grands mouvements de masses actuels, le romancier reste plus que jamais fidèle à sa mission, qui n’est pas de raconter des histories de syndicats et de grèves, ni de s’abandonner à je ne sais quel lyrisme collectif, mais de retrouver chaque pauvre historie individuelle, de donner son expression au drame intérieur que chacun de nous vit et qui persiste sous les remous des conflits sociaux. Ce n’est pas le syndicat qui l’intéresse, mais le syndicaliste, et, dans celui-ci, ce qui demeure lorsqu’il a dépouillé tout ce qui constituait l’affilié au syndicat.
A une époque à chaque être abdique en faveur de la collectivité, la mission du romancier moraliste est de donner une expression à ce qu’il y a en nous de moins social, à ce qui ne s’enrôle pas, ne suit aucune bannière, ne connaît que sa propre loi.
Une littérature prolétarienne est menteuse dans la mesure où elle prolétarienne; une littérature qui se dit populiste est menteuse par définition; un roman qui mérite qu’on lui accorde l’épithète de mondain doit être sans plus d’examen jeté au panier. Le roman est humain ou il ne l’est pas: et c’est par là qu’il demeure un des refuges ouverts à ceux qui n’en peuvent plus d’être partisans, et pour lesquels c’est une nécessité que de venir respirer parfois dans un monde soustrait aux catégories de la guerre civile, et où les êtres appariassent, éclairés de l’intérieur, tels qu’ils sont et tels qu’ils seront éternellement.

Notes

  1. Grasset, édit.

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François MAURIAC, “Le Roman humain,” Mauriac en ligne, consulté le 26 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/75.

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