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Paris 1942

Référence : MEL_0097
Date : 07/07/1942

Éditeur : La Gazette de Lausanne
Source : 145e année, n°187, p.1
Relation : Notice bibliographique BnF

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Paris 1942

Péguy admirait la réponse du jeune Louis de Gonzague à qui, durant une récréation, ses camarades demandaient ce qu’il ferait si on venait leur annoncer que la fin du monde était pour l’instant même: “Je continuais de jouer à la balle…”
Et c’est vrai qu’il est dur, tandis que le sol se dérobe sous nos pieds, de continuer de jouer à la balle, surtout lorsque le jeu consiste pour nous à écrire des livres, des articles. Un métier manuel occupe le corps, il tend à un résultat positif et dont l’utilité s’impose. Mais l’écrivain, pris dans le remous d’événements énormes, lutte contre le néant de ses imaginations et de ses idées. Qu’elles paraissent vaines, les spéculations du clerc, au milieu de cet univers bouleversé!
Et pourtant la France ne survit que dans la mesure où chacun continue de faire ce qu’il faisait à la place où il a été surpris par la catastrophe. Une activité individuelle interrompue, c’est la vie du pays qui baisse d’autant. Il faut que notre continue de battre. Les longues maladies sont une épreuve pour le cœur. “Il s’agit que le cœur tienne”, disent les médecins: celui de la France tient, et il tiendra.
C’est pourquoi nul ne songe plus à sourire de ces séances du dictionnaire qui réunissent toujours, chaque jeudi, les membres de l’Académie française présents dans la capitale. Non, ce n’est pas par byzantinisme que, dans ce Paris tragique de 1942, ces vieux messieurs discutent pendant une heure du sens d’un mot, mais pour affirmer au monde qu’en ce qui dépend d’eux, la France continue.
Tout se passe donc à l’Académie dans l’ordre accoutumé. Nous avons distribué nos grands prix comme chaque année. Le grand prix de la littérature, en la personne de Jean Schlumberger, consacre une œuvre noble entre toutes, un peu austère sans doute, mais qui rend témoignage à la profonde vie spirituelle de notre race. Le prix du Roman couronne un jeune écrivain encore peu connu, Jean Blanzat, pour son “Orage du matin”. Je serai étonné que ce livre si dense n’annonçât pas un maître.

*

Ainsi, à Paris, rien n’est interrompu. Sans doute, un étranger qui y débarquerait aujourd’hui, aurait-il un peu le sentiment que les théâtres donnent n’importe quoi, comme si l’essentiel était moins de faire applaudir des œuvres intéressantes que de manifester qu’ils fonctionnent encore. Après une chute, on assure d’abord que les articulations jouent, que le pouls bat normalement. Pour le reste, on verra plus tard.
Et l’art aussi continue. Comme les musées restent fermés, notre grande avidité de peinture se satisfait chez les marchands de tableaux. Des peintres, presque ignorés de leur vivant, reviennent après leur mort au milieu de nous. Et leur œuvre inconnue éclate à nos regards, et elle nous dit: “Ne désespérez pas, voyez ce qui peut naître encore de votre vieille race”. Après celle de Charles Dufresne, l’exposition de la Patellière, chez Charpentier, a été une révélation pour beaucoup. On a parlé des influences qu’a subies ce grand peintre: celle de La Fresnaye, celle de Derain… A dire vrai, il ne ressemble qu’à lui-même; sa poésie l’isole; il peint le silence des paysages, le mystère animal des étables; dans ses natures mortes, les objets inanimés palpitent. Vuillard, dans une galerie voisine, nous apparaît plus grand encore que nous ne l’imaginions.
A peine disparus, ces grands artistes ressuscitent et réconfortent les vivants atterrés. Ce qui a été dit de l’humanité, qu’elle se compose de plus de morts que de vivants, comme cela se vérifie aujourd’hui pour la France! Humiliés, nous nous effaçons devant ceux qui nous ont précédés. C’est aux morts de faire la relève: leur cendre est tellement plus chaude que notre vie!

*

Grâce à eux, tout continue… ou presque tout. Bien sûr, dans ce Paris de 1942, il y a des éclipses, des sommeils, des morts. Telle revue exquise, en qui naguère encore se reflétait la littérature vivante, ce n’est pas assez de dire qu’elle ne bat plus que d’une aile; les manuscrits même n’arrivent plus à ce colombier déserté. En revanche, il semble que le séisme ait délivré partout des sources de poésie. Elles jaillissent surtout en zone non occupée. Je pense à des revenues, à “Poésie 42”, à “Fontaine”…
Paris ne se donne pas seulement l’illusion de vivre: il vit; il dure. Durer, tout est là. Nous en prenons conscience durant ces soirées qui, grâce à l’avance de deux heures sur le soleil, ne sont même pas le crépuscule, en traversant la place de la Concorde. Elle nous émeuvent comme un sublime visage ravagé, où apparaîtraient les signes de la méditation et du songe. Paris médite son histoire chargée d’autant de revers et de désastres que de triomphes. Il se les remémore un à un pour prendre conscience de tout ce qu’au cours des siècles il a surmonté. Il a survécu à d’autres hontes. Sans doute est-ce l’éloignement qui nous les fait paraître moins lourdes que celle qui l’accable aujourd’hui.
L’autre soir, appuyé au parapet de la Seine déserte, je me récitais les strophes où Victor Hugo se demande ce qui perdrait le bruit du monde si jamais Paris se taisait:

Il se taira pourtant! Après bien des aurores,
Bien des mois, bien des ans, bien des siècles couchés,
Quand cette rive où l’eau se brise aux ponts sonores
Sera rendue aux joncs murmurants et penchés…

Et puis j’ai secoué la tête: non! ces rêveries n’étaient permises qu’aux jours où Paris demeurait le cœur du monde. Au comble de la puissance et de la gloire, Paris pouvait, dans les songes de son plus grand poète, rêver de sa propre fin sans la confondre avec celle de l’espèce humaine. Mais il nous faut écarter ces visions, nous qui dans le désespoir même, devons sauvegarder l’espérance.

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François MAURIAC, “Paris 1942,” Mauriac en ligne, consulté le 26 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/97.

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