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Quand je dis que j’aime Claudel

BnF_La Vie Intelectuelle_1935_07_10.pdf

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Devant cette œuvre explorée en largeur, hauteur et profondeur par tant d’esprits fervents, il ne reste que de se poser une question presque naïve: Que veux-je dire quand je dis que j’aime Claudel? De quoi est fait le bonheur qu’il me donne?...
Avant toute littérature, c’est le catholique en moi qui est profondément “claudélien”. J’entre, je me signe, je m’agenouille derrière un pilier. Je suis pris, avant même qu’aucune voix ne s’élève. Claudel est à la fois illustre et inconnu parce qu’il est le poète d’une chrétienté qui a perdu conscience d’elle-même. Je n’ai jamais cherché à le faire comprendre par des hommes qui ne savent pas ce que c’est que d’aimer le Père qui est au ciel, ou dépourvus de toute expérience sacramentelle. Mais le chrétien le plus misérable, s’il a une seule fois appuyé son front suant d’angoisse contre la grille du confessionnal, s’il a une seule fois pleuré de honte et d’amour au moment du “Domine non sum dignes”, se reconnaît dans l’œuvre de Claudel; il y pénètre, il avance les yeux fermés.
Le secours qu’il en reçoit est très singulier, d’un autre ordre que ce qui peut lui venir des saints. Voilà ce que je voudrais faire entendre. Chez les saints, la créature est dépassée: “Moi seul et mon Créateur...” Chez Claudel la créature demeure toujours en tiers si le Créateur est toujours préféré. Elle est toujours là, rebutée mais présente et terriblement puissante. Le héros claudélien, les pieds dans l’argile comme un grand arbre, et plein de sang, ne peut pas se passer de quelqu’un qui est Dieu. La créature l’obsède, le harcèle, mais lui, il préfère Dieu. Sa victoire est de préférer ce Dieu dont l’absence empoisonne tout autre amour. Celui qui dans les délices du péché ne perd jamais le sentiment d’une intolérable usurpation, celui-là comprendra Claudel. Mais préférer Dieu, cela ne signifie pas: ne plus aimer la créature; la créature sacrifiée se dresse toujours, debout de l’autre côté de la mer –comme dona Prouhèze, au-delà de l’Atlantique, tend les bras à Don Rodrigue: “Adieu donc ici-bas; adieu, adieu , mon bien-aimé! Rodrigue, Rodrigue, là-bas, adieu pour toujours!”
Ce Claudel, si éloigné de toute complaisance pour le péché, et qui connait et qui a exprimé mieux que personne l’horreur de ce déicide, n’en demeure pas moins l’un des très rares auteurs chrétiens dont le regard sur le pécheur dépasse le péché, se porte au-delà de ce qui en nous se débat contre la mort. Et même, s’il lui faut, pour atteindre l’âme, franchir dans un être des abimes de ténèbres, il l’atteint tout de même, cette immortelle, élue et bénie, et qui ne peut pas ne pas avoir reçu sa vocation: “Il y a beaucoup de vivants, écrit-il dans son dernier livre (Conversations dans le Loir-et-Cher), et c’est à peine si nous en voyons briller quelques-uns tandis que les autres s’agitent dans le chaos et dans les tourbillons d’une sombre vase, il y a beaucoup d’âmes mais il n’y en a pas une seule avec qui je ne sois en communion par ce point sacré en elle qui dit: Pater Noster.”
Tel fut le regard de Claudel sur Rimbaud et qui lui a frayé la route, qui lui a ouvert ce cœur, jusqu’à la flamme inextinguible. Il y a dérobé ce feu que le Christ est venu allumer sur la terre et dont le reflet embrase la figure angélique de Rimbaud enfant. C’est un grand mystère que cette vocation des êtres en apparence déchus, que ce bouillonnement de la source dans la boue.
Mais Claudel remonte sans hésiter, dans les plus tristes vies, jusqu’au point d’où jaillit la grâce. Et il n’est rien dans toute son œuvre qui me touche autant que ces deux poèmes sur Rimbaud et Verlaine. Vous vous souvenez?

L’enfant trop grand, l’enfant mal décidé à l’homme plein de secrets et plein de menaces,

Le vagabond à longues enjambée qui commence, Rimbaud , et qui s’en va de place en place,

Avant qu’il ait trouvé là-bas son enfer aussi définitif que celle terre le lui permet…

Le voici pour la première fois qui débarque, et c’est parmi ces horribles hommes de lettres et dans les cafés,

N’ayant rien autre chose à révéler, sinon qu’il a retrouvé l’Éternité…

Ce que Claudel a reçu de Rimbaud, cette sensation presque physique du surnaturel, il nous la transmet à nous pécheurs, –lui qui ne s’évade pas de la vie, qui y est tout empêtré comme chacun de nous (ainsi le voyons-nous dans La Messe Là-Bas, séparé des siens, sur l’immense quai de Rio, et tandis qu’il transforme les sacs de sucre et de café en milréis, il dépouille la Bible et écoute dans les palmes respirer Dieu).
Ce Dieu qui est “quelqu’un” pour Claudel, je le reconnais: voilà bien Celui qui me parle. La voix ineffable et que nous n’avions su capter –comme une voix de femme ou d’enfant–c’est bien elle qui se plaint dans ces poèmes, dans ces grands coquillages que le poète exilé a ramassés au bord de toutes les mers.
Omnia ad me lraham.” Claudel, à l’image de son Maître, attire tout à lui; il ne se sépare pas du monde pour s’élever à Dieu; il emporte avec lui le monde dans son ascension; il nous délivre de cette angoisse qu’un Nietzsche exploite: nous ne renions pas la vie, nous ne méprisons pas la passion de notre cœur. Nous nous étions trompés; nous avions pris pour le bonheur ce qui est à la place du bonheur. Mais il n’y a pas deux amours. Cette faim, cette soif de possession si violentes que nous nous précipitions comme des fous sur des idoles de chair et de sang, elles étaient à la mesure de la petite hostie que Claudel a vue s’élever tant de fois durant cette messe de l’aube, toujours la même, au Brésil, en Chine, à Paris, à New-York, et dont le cierge unique éclaire, au fond de son œuvre immense, l’Évangile ouvert.

Mon repos est-il assez profond pour toi? Que dit-il, ce pauvre cœur?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pour ne pas me préférer, il aurait fallu ne pas me connaitre…

Pour aimer l’œuvre de Claudel, il faut avoir entendu déjà cet appel, cette voix...
Ce n’est pas une question de forme qui éloigne ses adversaires, ce n’est pas son art poétique: “Nous ne connaissons pas cet homme et nous ne savons qui il est...” S’ils parlent ainsi de lui, c’est que le disciple n’est pas plus grand que le Maître. Aujourd’hui, Dieu est terriblement inconnu; et le poète du combat spirituel, même quand il parle de l’amour humain, ne saurait éveiller aucun écho chez tant d’hommes d’à présent qui n’ont même pas l’idée de cette souffrance, de ce déchirement, du partage de midi”. Combien peu sont capables de comprendre ce qui sépare Mésa d’Ysé! “Je suis venu séparer...”, dit Jésus. Et pourtant la créature est là, vivante, à portée de notre bouche: “Si j’étends la main, je puis vous toucher, et si je parle, vous me répondez et vous entendez ce que je dis...” Elle est là, celle qui n’est pas le bonheur, qui est à la place du bonheur. Nous la préférons un instant, cette usurpatrice. Nous faisons semblant d’être heureux, nous étreignons notre propre mort. C’est cet empêchement, ce terrible malentendu qui demeure incompréhensible pour la plupart: ce drame n’est pas leur drame.
Mais non plus cette joie n’est pas leur joie: cette exultation, cette jubilation de l’homme avec Dieu!
ll n’empêche que tout homme est venu en ce monde pour cette joie: Claudel éveille un écho dans beaucoup de cœurs non chrétiens. Il les bouleverse et soudain y met à jour les traces de cet Inconnu, de cet Oublié, jamais tout à fait inconnu, jamais tout à fait oublié.
Cher Claudel, vous le savez depuis le 28 mars: la solitude d’un grand poète n’est qu’apparente; vous avez entendu gronder cette immense foule muette que vous avez blessée au cœur et qui vous aimait en secret. Mais le bien que vous nous avez fait, vous ne le connaîtrez qu’au jour du jugement.

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