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L’Homme-Chien

BnF_Le Figaro_1945_05_04.pdf

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AU portail du camp de Büchenwald se dressait la niche pour le chien de garde. Une bête enchaînée aboyait aux passants, plongeait avidemment sa gueule dans l'écuelle. Bien qu'elle ne se dressât jamais sur ses pattes de derrière, on s'apercevait au bout d'un peu de temps que c'était un homme.
Entre tous les supplices inventés par ces virtuoses de la torture, celui-là me paraît leur chef-d'œuvre, qui avilit dans l'homme la dignité de la créature, la ressemblance avec Dieu. Mais voilà le plus étrange: cet homme-chien n'était ni français, ni russe, ni polonais, ni tchèque, ni juif; c'était un Allemand, c'était l'ancien bourgmestre anti-nazi de Weimar que depuis 1933, avec une patiente, avec une insatiable cruauté, ses bourreaux avaient ravalé à la condition de la brute. Magiciens de cauchemar, ils avaient pris le temps de mettre au point leur sortilège; quelle réussite dans le maléfice! Le bourgmestre de Weimar, à la lettre, était devenu un chien.
Aux collaborateurs, aux maréchalistes impénitents, je pose la question: ces nazis capables de traiter ainsi leurs frères allemands (car ces camps de l'épouvante ont été d'abord destinés à leurs adversaires politiques), qu'essussent-ils fait de nous, Français, s'ils avaient été vainqueurs? Bien que la destruction sournoire des élites françaises fût déjà en cours, ce n'était rien encore: nous aurions su ce que savent aujourd'hui les Polonais, les Allemands ennemis du régime… Nous le savons, d'ailleurs; nous le voyons de nos yeux; hélas! ils le touchent de leurs mains, ceux qui caressent le visage exténué d'un de ces Lazares à peine remontés des enfers.
Nous qui avons plaidé pour vous, qui avons protesté que vous aviez été égarés par les meneurs du jeu vichyssois, que votre bonne foi avait été surprise, ne sommes-nous pas en droit d'attendre aujourd'hui que vous vous frappiez la poitrine? Le triomphe de votre politique eût abouti à l'écroulement de la France, et à son écroulement dans la honte, cela, vous le voyez bien, et que pouvez-vous répondre, sinon des injures? Mais reconnaissez d'abord que le nazisme, à quoi vous trouviez tant de mérites, a ravalé l'homme bien en deça de la bête; car le bourgmestre de Weimar devenu chier est moins horrible que ceux qui l'ont réduit à cette condition. Un chien est tout de même une créature de Dieu. Mais les amateurs s'abat-jour en peau humaine réveillent mon vieux levain manichéen et m'obligent de lutter contre la tentation de croire qu'il y a une part maudite en nous et qu'un Autre que le Père qui est au ciel conçut ce monde meurtrier.

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