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Propos d’un amateur de disques

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II est presque impossible, dans un salon, de se laisser prendre par la musique. Ce large cercle de visages beaux, ou effacés ou affreux, mais tous clos, nous attire violemment hors de nous-mêmes. Comment demeurer insensible à la poussée de ces vies inconnues pleines de passions et de secrets, contre les masques peints des figures? La volonté d'indifférence veille dans les regards vides. L'âme s'est retirée au plus profond de chaque être. Le même sourire dissimule ici le désespoir, là un immense bonheur, pur ou impur. Que les corps sont discrets! Déjà l'aspect d'une main nue nous rend rêveurs. Mais que dire de cette épaule, de ce dos, de ce bras charmant?
Dans le monde, nous pouvons observer sur nous-mêmes cette mobilisation de l'être offert en spectacle, exposé aux regards; cette obéissance de toutes nos passions à la consigne de ne pas se manifester. Dépris de soi, chacun s'intéresse à tous les autres; mais l'insignifiance cherchée et voulue de tous crée le vide, décourage la recherche. Notre regard est errant au milieu de ces dos dénudés, de ces diamants, de ces bouches, de ces étoffes... Il faut bien mêler tout cela: les corps prennent ici moins d'importance que ce qui les revêt; ils n'ont pas l'air plus vivants que les parures.
La musique attaque de l'extérieur ces âmes retranchées au plus secret de leur “château”, mais le plus souvent se brise contre ce mur d'indifférence et d'inattention. Si dans une salle de théâtre, obscurcie à dessein, l'âme remonte à la surface et se laisse prendre, il n'en va pas de même sous les lustres d'un salon, parmi des êtres dépouillés du meilleur d'eux-mêmes et à l'affût. C'est à peine si parfois une lumière apparaît aux créneaux: l'œil s'éclaire, une ride trouble la surface lisse du front; mais bien vite la dame, d'un regard furtif dans son petit miroir, s'assure que rien ne dérange plus l’appareil savant de sa beauté; elle repousse l'offensive de la musique, se tient sur ses gardes.
Pourtant, un soir de cet hiver, ce Quintette en la de Mozart, pour cordes et clarinette, qu'il fut puissant tout à coup contre le néant du monde! Mozart est du monde: il écrivait, en apparence, pour la société la plus courtoise de l'Europe; les violons, le violoncelle, l'alto, la clarinette étaient accordés au ton de la politesse et des belles manières. La défensive se relâchait contre un gracieux divertissement. Et tout à coup, cette plainte! Mais s'agit-il bien d'une plainte? Un chant de joie pur la recouvre si vite! Il n'y a pas à se mettre en garde contre un oiseau. Pourtant nous n'en pouvions plus douter: c'était comme si l'une de ces brillantes jeunes femmes qui faisaient cercle continuait de sourire sans s'apercevoir que des larmes ruisselaient intarissablement sur ses joues. Ainsi pleure Mozart, ainsi sa plainte traverse le larghetto et halette sourdement, pour lui seul dirait-on, sous le jeu vif et fou de l'allegretto.
On aura beau dire: sans l'invention de la musique enregistrée quelle eût été notre souffrance de ne pouvoir retenir au passage la plainte insaisissable! Quand le rejouera-t-on à Paris, ce quintette? Et, si on le joue jamais, en serons-nous avertis, serons-nous libres d'y courir?
Le lendemain, j'emportais sur mes genoux, dans un taxi sordide, le quatuor Lenner et un clarinettiste de surcroît! Et voilà que je renouvelle à loisir l'enchantement, et qu'après l'avoir goûté en moi-même j'en cherche le reflet sur les visages familiers… Mais le danger, c'est l'usure du charme, c'est de ne pouvoir se défendre contre la tentation d'éveiller hors de propos la docile merveille. Le disque nous installe dans une familiarité monstrueuse avec le chef-d'œuvre –ou plus exactement avec une interprétation du chef-d'œuvre. Le Quintette en la est éternel; mais si le quatuor Lenner le jouait pour moi seul, ce soir, dans mon cabinet, ce ne serait pas l'exacte interprétation qu'a fixée le disque. Chaque exécution est unique, même si ce qui la rend différente de toutes les autres nous demeure insaisissable.
Peut-être ce pouvoir que nous confère le phono d'ouïr aussi souvent qu'il nous plaît ce qui ne devrait être entendu qu'une seule fois viole-t-il une loi non écrite du royaume de l'harmonie. L'amateur de disques le sait; il a souvent éprouvé que l'œuvre enregistrée à la longue perd de sa fraîcheur, se dessèche, que son parfum secret s'évapore.
Et puis il y a l'autre danger que dénonce Igor Strawinsky dans ses mémoires: “L'habitude continue d'écouter des timbres altérés et parfois défigurés abîme l'oreille, laquelle désapprend ainsi à jouir du son musical naturel.” Péril qui menace surtout ceux que Strawinsky appelle avec une juste cruauté “les illettrés de la musique”, dont il dit que trop souvent l'aplomb égale l'incompétence, et parmi lesquels se recrutent en grand nombre les amateurs de disques.
Ceux-là, incapables d'aimer la musique pour elle-même, ne cherchent à leur insu que sa complicité: elle éveille dés souvenirs, ressuscite des morts, fournit à chacune de leurs passions le chant dont elle a besoin. Le disque est toujours là pour orchestrer la vie secrète d'un homme qui, s'il était capable de déchiffrer au piano une partition, serait obligé de tenir compte des intentions strictes du musicien. Mais son ignorance de la technique lui permet d'abuser de l'œuvre qui lui est livrée, de la solliciter dans le sens de son désir, de l'étouffer, elle qui devrait échapper au temps, sous l'éphémère impureté d'une vie.
Mais que signifie aimer la musique? Et qui dira qu'il n'y a qu'une façon légitime de l'aimer? Ceux qui cherchent seulement le plaisir de l'oreille, les savants que la technique d'abord intéresse condamnent les “illettrés” qui ne jugent des sons que par l'ébranlement intérieur qu'ils en reçoivent. Que nous importe, après tout, puisque nul n'empêchera qu’entre la mort et nous, savants ou ignorants, s'étende la musique, et qu'il n'existe pas de loi qui puisse défendre à ceux qui en sont dignes d'achever par mer le voyage?

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