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De l’amour des richesses, de l’ambition et de l’hypocrisie

MICMAU_L'echo de Paris_1933_10_14.pdf

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André Gide s’irrite avec raison de ce qu’un critique lui reproche d’être à la fois riche et communiste. Mais ce “coup bas”, pourquoi le retourne-t-il aussitôt contre les catholiques? Pourquoi, surtout, afin de dénier au possédant le droit de se dire chrétien, sollicite-t-il l’évangile du jeune homme riche dont il ne nous rapporte que la dernière phrase?
Au jeune homme qui lui demande ce qu’il doit faire pour acquérir la vie éternelle, le Christ énumère les commandements: “N’être ni assassin, ni voleur, ni adultère, ni faux témoin; honorer son père et sa mère, aimer son prochain comme soi-même.” Puis le Christ se tait, comme s’il avait atteint le terme de ses exigences. Voilà donc ce que Dieu veut du commun des hommes. Certes, ce n’est pas peu de choses: aimer le prochain comme soi-même, quelle perfection! Mais le jeune homme riche ne rompt pas l’entretien; il s’enhardit: “Tout cela, Maître, je l’ai observé dès mon plus jeune âge. Que me manque-t-il encore?” Il cède à un attrait, il aspire à quelque chose de plus. “Alors, Jésus le regarda et il l’aima.” Rien n’est changé depuis que cette parole a été dite. Tous, nous sommes aimés; mais il y a le petit nombre de ceux que Jésus regarde soudain et qu’il aime de cet amour qui exige un don total: “Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu as, donne-le aux pauvres, puis viens et suis-moi.”
Nous demandons à Gide si depuis que ces paroles ont été dites, la vie chrétienne n’a pas épousé le rythme marqué par ces deux temps dans les exigences du Christ? Les épousailles de saint François avec la pauvreté, combien de créatures les ont, de siècle en siècle, renouvelées! Et non seulement les plus humbles esprits, mais Pascal qui écrivait: “J’aime la pauvreté parce qu’Il l’a aimée.” Ce mot résume tout.
Le Christ exige de ses plus intimes amis, non pas précisément qu’ils soient pauvres, mais qu’ils choisissent d’être pauvres; et c’est pourquoi les Ordres les plus renoncés se recrutent en partie dans les classes les plus riches. A quoi l’adversaire me répondra que tout cela met en pleine lumière les avantages que le capitalisme trouve à répandre la pratique de la religion dans la classe ouvrière. C’est à cet argument électoral que Gide surtout s’attache. Au vrai, le chrétien doit chercher la justice d’abord, et donc s’efforcer de remédier à l’injustice sociale (Gide ignore visiblement tout de la doctrine sociale de l’Eglise, de l’importance du syndicalisme chrétien dans le monde). Mais, parallèlement, en lui-même et dans les autres, le vrai chrétien cherche à instaurer l’esprit de pauvreté, le détachement. Aujourd’hui surtout, où ce ne sont plus seulement les individus, mais les nations qui ont des cœurs de mauvais riches. Qui sait si l’asservissement de tout un peuple à la machine et à l’économique, justement parce qu’il est collectif, ne représente pas à son plus haut degré cet esprit de richesse qui a été maudit? L’Eglise lutte à la fois contre la misère matérielle et prêche la pauvreté spirituelle. Tel est son paradoxe: elle multiplie les œuvres de miséricorde et, pourtant, suscite de nouveaux pauvres selon le Christ; elle peuple la terre de cœurs dépouillés.
Vous pouvez triompher de ce que les mauvais riches utilisent le Christ… (les grands financiers de gauche n’utilisent pas moins cyniquement le socialisme et la démocratie); le pire de leurs crimes est encore, en compromettant la religion, de s’être faits vos complices et de vous avoir fourni un argument pour frustrer les pauvres de l’union avec Dieu.
Mais avouons-le: l’amour des richesses est en nous le signe que nous n’avons pas commencé de faire du côté de Dieu le premier pas; même chez ceux qui ont prononcé le vœu de pauvreté, il reparaît souvent sous divers masques; et de toutes nos passions, ce serait sans doute la plus insidieuse si l’ambition n’existait pas.
Cette rapidité dans la réussite, cette aisance a toujours s’installer, sans même avoir paru y songer, dans la première place: trait significatif et qu’un honnête homme ne doit pas feindre d’ignorer, s’il le décèle dans sa vie. Parce que nous sommes dépourvus de cette ambition à gros sabots qui est la plus répandue, nous avons toujours fait profession, et en toute sincérité, d’être indifférents aux honneurs. Ayons le courage de reconnaître que la réussite est la mesure de la véritable ambition: celle qui a l’habileté de s’ignorer. Ces imprudences, cette ouverture de cœur, ces abandons téméraires, ces professions de foi, ce goût des sujets brûlants, toute cette apparente folie n’est-elle pas le fait d’un homme qui, sachant la vanité des profonds calculs que le réel toujours déjoue, se fie à un instinct en lui, —cet instinct des mules dans la montagne, lorsqu’elles longent en paix l’extrême bord de l’abîme?
Ici, l’instinct de conservation se prolonge et s’épanouit en instinct d’avancement, et se manifeste par des réflexes d’une étonnante sûreté. Il n’est pas incompatible, d’ailleurs, avec une espèce de détachement, une fois la réussite obtenue. Atteindre à tout, non pour en jouir, mais pour n’avoir plus à y penser, c’est la méthode dont usent certains chrétiens qui veulent guérir de l’ambition: ils croient n’être pas ambitieux parce qu’ils ne prennent conscience des hautes places qu’ils ont obtenues que comme d’une préoccupation écartée. Atteindre aux honneurs, tout naturellement, sans brigue, de telle sorte qu’aucun prétexte ne nous détourne plus de l’unique nécessaire, aucun saint, à notre connaissance, n’a suivi cette route pour atteindre à Dieu. Mais peut-être un Bossuet, un Fénelon ou même un Lacordaire…?
Ici, nous atteignons, si j’ose dire, à la jointure de la vie édifiante avec la prospérité temporelle, où le pharisaïsme trouve son compte (et en particulier un certain protestantisme anglo-saxon). Dieu récompense-t-il, ici-bas, par des avantages matériels, ses serviteurs? Si une vie honorable aux yeux des hommes est, presque fatalement, une vie réussie et comblée, épargnons-nous le ridicule de faire intervenir dans cette distribution de prix ce Dieu pendu à un gibet par trois clous, et dont le corps n’est qu’une plaie. Reconnaissons simplement qu’entre la vie honorable et les honneurs, il existe une relation de cause à effet.
Osons aller plus loin: cet instinct qui joue, à chaque minute, et d’autant plus sûrement qu’il échappe presque toujours à notre conscience claire, agissait aussi lorsque nous avons pris notre direction définitive et que nous avons fait notre choix. Dans quelle mesure son action fut-elle déterminante? Beaucoup d’autres motifs nous sont connus, que nous avons maintes fois analysés; mais ce secret mouvement de l’être qui cherche son avantage, diffus à travers toutes nos pensées, qui se glisse dans nos moindres paroles, qui n’est jamais étranger à nos silences, qui modère nos sympathies, qui décèle, chez les esprits les plus irritables et les moins faits pour supporter les fâcheux ou les sots, d’immenses ressources de patience… Nous ne connaîtrons jamais la part exacte qui lui revient dans les décisions solennelles où notre destin s’est fixé.
Ceci ne doit point nous troubler, nous qui savons qu’il n’y a rien en nous que ne soit corrompu: la Grâce fait flèche de ce bois pourri. Pourtant, quelle pièce aurait écrite Molière s’il n’avait point donné à Tartuffe une claire conscience de son imposture! Un Tartuffe, à demi sincère, eût été sublime de vérité, et partant, d’un atroce comique. Ce n’est pas qu’un vrai chrétien puisse ressembler, même de loin, à l’imposteur de Molière; mais d’un Tartuffe à demi sincère, nous devrions toujours avoir l’image présente, pour nous tenir sur nos gardes. En vérité, un rationaliste, qui ne vit pas en la présence de Dieu, risque d’être, plus qu’aucun dévot, proche de Tartuffe: comme Tartuffe, il rajuste sans cesse son Dieu, qui est la Raison humaine, à l’exigence de sa passion. Il est plaisant de voir nos humanistes tailler leurs principes sur mesure; et, du jour au lendemain, cela devient un devoir, à leurs yeux, de quitter sa femme, de prendre celle d’autrui, de contenter telle inclination… Tartuffe se trouve parmi eux, plus souvent que chez nous, car c’est avec l’humain qu’il est des accommodements, –non avec le Ciel.

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