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L'Autre actualité

MICMAU_L'echo de Paris_1933_10_28.pdf

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Monotonie de l’actualité! La situation financière est toujours grave: elle est toujours sans issue. Les termes dont nous usons pour la peindre sont les mêmes qui ont servi lors de sa dernière crise. On pourrait faire lire à un étourdi les journaux d’il y a neuf mois, sans qu’il s’aperçût de la supercherie.
Situation financière sans issue… Mais depuis qu’il y a des gouvernements et des gouvernés, on a toujours fini par trouver l’issue: fausse monnaie ou inflation; confiscation de biens ou conversion de rente ou précompte… Les mots changent de siècle en siècle, –non la tonte des moutons, ni leur patience infinie. Pour oublier le malheur d’être une brebis tondue, il reste aux gens bien portants de reprendre cœur en songeant qu’ils pourraient être des brebis malades. “Quand on se porte bien… quand la santé va…”, ainsi parle le bon peuple.
Car il existe un grand nombre d’êtres humains pour qui ce qu’on appelle “actualité” n’offre aucun intérêt direct: les ministères peuvent s’écrouler, le franc tomber à un centime, ils demeureront, quoi qu’il arrive, ce qu'ils sont; aucune mobilisation ne les concerne: en août 1914, ils ont continué de voir depuis leur chaise longue, le soleil se coucher derrière les mêmes montagnes. Peuple immense des malades auxquels les bien portants ne pensent jamais! Je parle des incurables, de ceux dont la maladie n'est pas un tunnel vite traversé... Le bon usage des maladies, même en pleine crise de gouvernement, nous ne croyons pas qu'il existe de sujet plus actuel. J'ai devant moi les épreuves d’un petit livre qui doit paraître en novembre et dont j’aurai peut-être l’occasion de reparler: il apporte sur ce sujet, qui nous concerne tous, une admirable lumière.
L’auteur de cette œuvre, encore inédite, est entré dans la maladie comme dans un cloitre. Pour écrire de telles pages, il ne suffit pas d’avoir été plusieurs fois malade, ni même de s’être avancé jusqu’aux portes de la mort; il faut avoir été longtemps novice de cet “ordre” le plus sévère de tous; car la maladie est une science difficile. D'elle-même, elle ne nous rend pas meilleur: l'univers se rétrécit à la mesure de notre corps souffrant; et nous ne sommes plus attentifs qu'à ses exigences.
Presque à chaque ligne, dans les pages que j'ai sous les yeux, je sens l'effort pour remonter un courant de révolte et de désespoir –courant si puissant et si rapide que la créature toute seule, serait vite emportée. Mais elle n'est pas seule: immobilisée, fixée avec son Dieu, clouée comme lui.
Ne croyez pas qu'elle appelle notre pitié. Ses confidences ne sont pas faites pour nous attendrir, mais pour nous enseigner le chemin de l’amour, –le chemin le plus direct, le plus dur. Et tel est cet amour qu’aux instants de répit, lorsque la créature sera descendue de la Croix, elle s’en souviendra avec nostalgie “comme d’une patrie où l’homme, délivré de sa volonté propre, n’a plus à choisir mais à acquiescer…”
Non, elle ne veut pas être plainte. Et qu'elle aimerait mieux se taire! Sa douleur est son secret, le dernier trésor qu'elle ne voudrait pas donner. Mais c’est cela, justement, qui est exigé de certains malades héroïques: il ne leur coûterait rien de sourire (le sourire est aussi une grimace), de ravaler leurs larmes, de donner le change. Le difficile, c’est justement de ne pas sourire, c'est de ne rien cacher. “Aimons assez, dit mon auteur inconnu, pour admettre parfois des témoins à nos agonies.”
Celle qui ose donner un tel conseil connaît profondément les hommes: elle sait qu'ils ont besoin de voir souffrir. Peut-être un moraliste superficiel discernerait-il, dans cette parole, un témoignage contre l’humanité. Mais le véritable amour est lucide: il ne sent pas le besoin d’embellir l’homme pour l’aimer; il sait que c’est pour être vu du monde entier, jusqu’à la fin des temps, que le Christ a dressé sa Croix sur cette colline, au-dessus du monde; –afin d’être vu de partout, et tous les siècles. Mais cela même ne suffit pas encore; cette Croix n’est pas encore assez exposée. Il a besoin de ses malades; il faut que ses malades multiplient cette image, la mettent à la portée, au niveau de tous les corps qui souffrent, de toutes les âmes désespérées. Le spectacle des souffrances d’autrui est nécessaire aux natures un peu basses: “Tout de même, il y en a de plus malheureux que moi…”, voilà ce qui aide beaucoup d’éprouvés. Mais ce spectacle est plus nécessaire encore aux âmes capables de grandeur: il les éclaire sur leur vocations.
On a beaucoup écrit pour les malades. Mais que peut-on pour ceux du dehors? Celle à qui je pense les précède de douleur en douleur; à sa suite, au lieu de descendre les cercles de leur enfer, ils les remonteront lentement, durement, jusqu'à l'agonie, jusqu'à la joie.
Sans doute est-ce une étrange entreprise, dans un pareil moment, que d'oser détourner des affaires publiques, l'attention de nos lecteurs. Mais plus je vais, et plus je sens vivement l'importance de chacun de nous en particulier: chacun de nous est un monde, où l'actualité, non plus, ne chôme guère: un monde pressé de mille tyrannies, toujours en guerre, lui aussi, contre ses deux ennemis éternels: la passion du cœur et la maladie du corps. Deux ennemis, naturellement alliés contre nous et qui se fortifient l’un par l'autre. II arrive que le péché, lèpre spirituelle, corrompe le sang et la chair: mais il arrive aussi que la déchéance physique retentisse terriblement sur la vie de l’âme: dangereuse union de l’âme et du corps dans le vice et dans la maladie; exécrable alliance qu'il s'agit de rompre.
Pour les malades, le but de la vie doit être de gagner la maladie à leur cause; de circonvenir cet ennemi et d'en faire un allié, de l’utiliser pour une immense victoire dont ils ne seront pas seuls à avoir le bénéfice et qui, mystiquement, intéresse tout le genre humain.
Car la victoire dont il s'agit est sans proportion avec leur salut individuel. Sans doute est-ce d'abord de ce salut qu'il s'agit, et doivent-ils commencer, comme l'a fait Pascal, par chérir, dans la maladie, l'éloignement du monde à quoi elle les oblige: “Si j'ai eu le cœur plein de l'affection du monde, pendant qu'il a eu quelque vigueur, est-il écrit dans la Prière pour le bon usage des Maladies, rendez-moi incapable de jouir du monde…” Ici, Pascal est déjà bien avancé; car si nous admirons une âme de bénir le mal qui lui est imposé, qu'elle n'a pas choisi, une âme assez résignée pour se réjouir d'être arrachée par force “à l’usage délicieux et criminel du monde”, comment plus étonnant nous apparaît le courage de prier pour ne pas guérir!
Consentir à l'épreuve imposée, cela nous semble déjà au-dessus de nos forces, –à nous qui, souffrant, regrettions amèrement les plaisirs. Et pourtant cela n'est rien encore: celle à qui je pense préfère sa maladie; elle l'a choisie. Le choix de Dieu est devenu le sien; le Créateur et la créature n'ont plus qu'une seule volonté. C’est à partir de là que la véritable ascension commence... Mais nous en avons trop dit et nous nous en excusons: seul, ici, un malade a le droit de parler aux autres malades; seul il a reçu mission pour révéler à ses frères la puissance incalculable accumulée dans leurs corps qui souffrent.

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