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Le Dernier Acte

BnF_Les Lettres françaises_1944_10_28.pdf

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Les maux dont Adolf Hitler accable l’Europe depuis dix ans n’auraient pas atteint ce degré d’horreur s’ils n’étaient que le fruit d’une certaine politique. Mais une imagination créatrice les a enfantés et ordonnés. Hitler domine froidement son sujet: il ajoute, il retouche, il met au point. Il cherche des effets. C’est un auteur dramatique spécialisé dans l’épouvante. Quelle trouvaille que ces généraux allemands pendus à des crocs pour l’édification du peuple! Mais dans la pièce qu’Hitler achève, il agit de vrais généraux et de vrais rocs.
Hitler se situe lui-même dans l’Histoire. On sent que pour lui sa destinée fait tableau. Aussi sanglante qu’en doive être la dernière scène, il ne désespère pas de sa [réussite]. Le comble de la réussite, à ses yeux, serait d’anéantir les spectateurs en même temps que les protagonistes. Mais la désagrégation de la matière ne semble malheureusement pas encore au point.
Il faut tout craindre de ces hommes d’imagination qui travaillent pour la postérité, non à la manière d’un écrivain de métier sans grand espoir de l’atteindre, mais avec la certitude au contraire que, quoi qu’il arrive, ils appartiennent à l’Histoire, que leur nom retentira dans les siècles des siècles, et qu’ils seront maudits, bien sûr! mais admirés aussi et aimés. Car Néron, qui était populaire de son vivant, séduit encore, en chacun de nous, cette part de nous-même qui lui ressemble un peu.
Qu’on nous pardonne un rapprochement sacrilège: c’est par l’imagination que le metteur en scène de Berchtesgaden rappelle Napoléon, par ce pouvoir de se contempler lui-même et de fixer son attitude, au centre du drame universel. L’Empereur, à Sainte-Hélène, juge lui aussi sa vie en artiste; il y apporte les dernières retouches.
A l’opposé, les politiciens français de la Troisième République ont été curieusement dénués d’imagination. Les drames européens auxquels ils furent mêlés ne les soulevèrent jamais au-dessus d’eux-mêmes. Une pluie de sang de quatre années ne put conjurer la sécheresse du sage Poincaré, cette aridité où, d’ailleurs, une vertu coupante, cactus du désert, trouvait sa nourriture. Il faut faire exception pour les quelques paroles haletantes du vieux Clemenceau, à la tribune du Palais-Bourbon, le 11 novembre 1918. Mais si l’on songe à la circonstance, ce n’est tout de même qu’un pauvre coup d’aile.
Dénué d’imagination, ce personnel politique a subi le mal, il ne l’a pas organisé, il ne l’a pas orchestré. Il fit face aux nécessités de l’heure, à mesure qu’elles s’imposaient. Il les commenta dans des discours dont l’éloquence n’était pas sans portée, ce qui, à la lecture (je pense surtout à Briand), apparaît comme un curieux mystère.
Alors qu’Hitler organise une catastrophe longuement méditée, nos hommes politiques demeurent extérieurs aux événements. L’Histoire du monde n’est pas celle de leurs pensées, moins encore de leurs passions.
L’irréparable malheur qui nous écrase est un poème conçu avec beaucoup de soin par ce bas artiste dont le bonheur fut de mettre en scène, dans son âge mûr, le crime rêvé durant sa jeunesse obscure. Un poème… non, un tragédie ou plutôt un drame romantique et qui nécessite, hélas! une figuration immense.
Le dénouement ne ressemblera pas à la catastrophe informe de novembre 1918. Alors, l’Histoire de l’Allemagne se trouverait, si l’on peut dire, livrée à elle-même. Les circonstances engendraient les circonstances. Mais il n’y avait personne pour les arranger, pour les mettre en ordre, pour en tirer un bel ensemble. Cette fois, l’artiste démoniaque mettra la dernière main à la péripétie suprême. L’homme qui a osé condamner à l’anéantissement une race entière, déporter les peuples par masses, courber les plus nobles nations de l’Europe sous la dictature la plus vile qui ait jamais été au monde, celle de la Gestapo, cet homme ne négligera rien pour transformer l’écroulement de l’Allemagne en une sorte d’apothéose à rebours.
Plus exigent que les grands chefs indiens, qui entraient dans la mort escortés d’un cortège d’épouses et d’esclaves, c’est suivi de tout son peuple exténué que ce damné a résolu de descendre aux enfers.
Même au temps de ses premiers triomphes, il devait parfois, dans le silence de Berchtesgaden, arrêter sa pensée avec une obscure délectation sur cette Apocalypse. Jusque dans ses heures enivrées, je suis persuadé qu’il a toujours su que le Walhalla s’écroulerait un jour dans les flammes et que, dès le commencement, il n’a pas ignoré que la pièce finissait mal.

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