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La reprise de la Vierge folle - La Chasse à l'homme - L’Âme en folie - Maison de poupée

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La reprise de la Vierge folle nous donne-t-elle sujet de reprendre le procès de M. H. Bataille? Après celle de le Voleur, de la Passerelle, de l'Epervier, du Prince d'Aurec, il faut convenir d'abord qu'elle impose à notre esprit un assez tragique dilemme: ou les directeurs de théâtre reprennent ces vieilles pièces parce qu'on ne leur apporte rien qui vaille; mais c'est alors le procès de la génération nouvelle qu'il faudrait que nous eussions le courage d'instaurer; ou les directeurs, confiants dans le succès de plats cuisinés selon de vieilles recettes, se refusent à courir d'autres aventures, et ce serait le pire, parce qu'aucune puissance au monde n'obligerait ces hommes d'affaires à ouvrir leurs cartons pour en délivrer le chef-d'œuvre inconnu. Le salut ne nous pourrait venir que de grands seigneurs, jaloux de posséder, comme leurs ancêtres, une troupe de comédiens, ou d'un président de la République qui, faute d'entretenir des demoiselles de Saint-Cyr, inviterait les Sévriennes à jouer une tragédie entre deux paravents de l'Élysée.
Au vrai, il nous paraît incroyable que les nouveaux venus ne comptent dans leurs rangs aucun dramaturge. Sans doute, quelques-uns, avec leur noble parti pris contre tout romantisme et leur méfiance à l'égard de ce qui touche à l'instinct, ont donné lieu de craindre qu'ils fussent capables surtout de critique; mais j'admire au milieu d'eux trop de romanciers pour les croire impropres à tout autre genre et le fond de l'affaire est qu'un jeune homme trouve plus facilement un éditeur qu'un imprésario: de toute éternité, les industriels de la scène exècrent les nouveautés et le talent leur semble la plus désavantageuse denrée. Segrais, en ses Anecdotes, déjà les dénonce: “La Beaupré, écrit-il, excellente comédienne, qui a joué aussi dans les commencements de la grande réputation de M. Corneille, disait: “M. Corneille nous a fait grand tort; nous avions ci-devant des pièces de théâtre pour trois écus que l'on faisait en une nuit; on y était accoutumé, et nous gagnions beaucoup; présentement, les pièces de M. de Corneille nous coûtent bien de l'argent et nous gagnons peu de chose. Il est vrai que ces vieilles pièces étaient misérables, mais les comédiens étaient excellents et ils les faisaient valoir par la représentation...”
Il se peut que les auteurs de qui on reprend inlassablement les comédies leur aient consacré plus d'une nuit et, en tout cas, nous sommes assurés qu'elles leur rapportent beaucoup plus que trois écus. A ces détails près, l'anecdote de Segrais nous explique pourquoi nous devons courir à Montmartre pour applaudir une pièce de Curel. Mais gardons-nous de nous frapper: d'abord, un artiste comme M. Paul Gavault est fort désireux d'ouvrir l'Odéon à de jeunes talents et il y donnera à l'automne cette Mademoiselle Pascal de M. Martial Piéchaud que, l'autre soir, chez un ami de la Revue, Mlle Suzanne Desprès lut devant une assistance recueillie. Puis, le théâtre a toujours compté ses fanatiques, ses apôtres et ses martyrs: le flambeau d'Antoine passera de génération en génération; l'“Œuvre” de Lugné-Poejamais ne manquera d'ouvriers; enfin, “le Vieux-Colombier” de Jacques Copeau suscite des espérances infinies.

Que dirons-nous de la Vierge folle qui ne coure les rues? Avant le Phalène, le critique avait quelque mérite à dénoncer les tares de ces pièces, d'ailleurs pleines de séductions; depuis le Phalène, il serait ridicule de le prendre de haut avec M. Bataille et de jeter des cris parce qu'il a plu à cet auteur, en se pastichant lui-même, d'ouvrir les yeux des plus aveugles: dans Maman Colibri et dans la Vierge folle, —c'est je crois une remarque du clairvoyant Pierre Gilbert, —dans ces drames universellement portés aux nues, tout le pire du Phalène est déjà contenu.
Qu'un avocat mûr et marié séduise puis enlève la fille du duc de Charance, nous ne sommes pas si hypocrites que de trouver invraisemblable ce fait divers; mais que cette fille de duc nous apparaisse sous les traits d'une petite courtisane ivre, qu'aucune de ses habitudes héritées ou acquises, que ni les préjugés de caste ni ceux de religion ne s'opposent une seconde à son appétit —non pas même pour en être dominés, —qu'enfin nous n'ayons plus sous les yeux “qu'un instinct qui va”, cela prive cette vierge folle de l'unique nécessaire pour une héroïne et qui est d'être vivante. Chez son séducteur, la part d'humanité est aussi réduite: ce semeur de désastres s'en admire et, dans un style affreux, exige que nous l'admirions: c'est l'apôtre bavard de l'assouvissement.
Comme autrefois Mme Bady, Mme Réjane, qui tient le rôle de la femme abandonnée par ce grotesque, sauve la pièce; elle nous fait accepter qu'une épouse amoureuse se résigne, consente à vivre parce que l'infidèle peut être délaissé, lui aussi, et qu'il a promis de ne pas chercher d'autre refuge que ce foyer où elle l'attendra, patiente. Nous allons jusqu'à trouver naturel, lorsque les deux amants sont poursuivis par le frère de la jeune fille, que la femme légitime leur fasse un rempart de son corps. Mais à quoi ne nous ferait consentir Mme Réjane? Où avais-je déjà vu cette démarche cassée, ces épaules ramenées, cet horrible affaissement d'une femme qui s'accroche aux meubles? Je me souvins alors de cette malheureuse que son amant avait rossée dans la rue et qu'avec un ami j'avais aidée à franchir le seuil d'un pharmacien: Mme Réjane n'interprète pas la vie, elle la représente avec une fidélité, une exactitude qui tient du miracle... mais est-ce une louange que je lui donne là?

Le public s'est fort diverti à cette Chasse à l'homme et l'on y trouve autant d'esprit qu'on en pouvait attendre de M. Maurice Donnay. Mais ces trois actes ne sont pas, dans son œuvre, ceux qui nous renseignent le mieux sur un auteur dont la nonchalante grâce a souvent détourné notre attention de qualités plus profondes. Ce don qu'il a de recueillir, de fixer dans le plus vivant dialogue le type de conversation bourgeoise et parisienne, à une époque déterminée, s'affirme dans la Chasse à l'homme; j'y ai pour ma part trouvé cet agrément d'entendre l'incomparable Raimu émettre, touchant les domestiques (“... que ta pauvre mère traitait vraiment comme des esclaves et qui ont des aspirations comme nous...”), touchant la vie chère et nos autres pauvres soucis d'entre guerre et paix, les axiomes que je répète de confiance après que tout le monde m'en a rebattu les oreilles. De nous-mêmes, bourgeois satisfaits et inquiets, Donnay nous invite à sourire et les jeunes filles d'aujourd'hui se peuvent reconnaître dans un miroir à peine grossissant et leurs jolies compétitions autour d'un garçon flatté mais perplexe. Ce que l'on découvre à un moins haut degré dans cette pièce que dans quelques autres du même auteur, c'est son pouvoir de peindre les fantoches tels qu'ils grimacent dans l'intervalle de temps où il écrit, mais à travers eux et comme en se jouant, d'atteindre le fonds humain, ce par quoi de futiles individus se rattachent à l'humanité de tous les temps. “Cette Bérénicette...”, écrivait Lemaître à propos d' Amants. Dans des comédies qui, d'abord, ne semblent prétendre qu'à nous divertir, on goûte mieux, en dépit du ton gouailleur, une secrète atmosphère assez pareille à celle que nous avons beaucoup aimée dans les livres de Jean de Tinan. Amants (au fait, à une époque si fertile en reprises, que ne reprend-on cette trilogie: Amants, la Douloureuse, l'Affranchie, si digne de survivre au triste théâtre contemporain?) est encore la pièce qui m'aide le mieux à comprendre plusieurs de ceux de mes amis qui ont aujourd'hui cinquante ans; une certaine façon délicate d'aimer les femmes, de les servir, de les très bien connaître, et leurs mensonges, et leurs ruses, de se complaire à souffrir par elles, d'être trompé sans être dupe; enfin d'unir à beaucoup de passion beaucoup de clairvoyance et un sentiment très vif de l'inévitable déclin de tout amour dans le moment même où l’on aime le plus ardemment. Un jour, Donnay découvrit qu'une guerre civile déchirait son pays et cet honnête homme prit parti; il osa toucher au sujet le plus redoutable: le conflit des races, qui en renferme un autre fatal à presque tous les écrivains dramatiques: la patrie. Par un miracle de naturel, en sachant ne pas hausser le ton, il écrivit ce très admirable Retour de Jérusalem qui est le triomphe de ce que Pascal appelle l'esprit de finesse.
Ce n'est pas tout à fait ce Donnay-là que nous retrouvons dans la Chasse à l'homme, mais vous y serez enchantés du tableau le plus férocement drôle de la société bourgeoise depuis la victoire: si je vous dis que deux sœurs, l’une jeune fille, l'autre divorcée, font la chassé à un démobilisé qu'elles ne savent pas réduit par la vie chère à conduire un taxi; si j'ajoute qu'une autre jeune fille, bachelière et nouvelle pauvre, entre dans la maison comme femme de chambre avec l'intention de séduire le maître de céans, y réussit à merveille, mais est sauvée par le chauffeur de taxi qui l'épousera, je déflore une pièce qui vaut surtout par le plus charmant dialogue et par maint hors d'œuvre. En dépit de cette donnée, l'observation et l'esprit empêchent de sombrer jamais dans le vaudeville. Ajoutons que le grand bourgeois cinquantenaire et amoureux, de qui joue la petite femme de chambre, relève de la grande comédie et Tony sent la griffe du maître.

Le succès de l'Ame en folie, le nouveau drame de M. de Curel, est propre à donner de l'audace aux directeurs de théâtre. Il y a tout de même une lassitude et comme une gêne, une honte de la critique et du public devant tant de reprises misérables et les œuvres puissantes, comme celle de Curel, en bénéficient: on les porte aux nues, on crie au chef-d'œuvre par représailles et parce que, en dépit des dancing et des modes absurdes, une large élite, après tant de massacres, éprouve un obscur besoin de noblesse; ce n'est pas en vain, quoi qu'on dise, qu'au long de ces cinq années, les plus frivoles ont dû penser à leurs fins dernières, que les moins métaphysiciens d'entre nous ont interrogé leur destinée.
Non que le public du théâtre des Arts, —j'y étais un dimanche soir,— entende parfaitement une œuvre aussi complexe; j'observais autour de moi les fronts plissés des hommes, les yeux hagards des femmes, et, dans les entr'actes, je notais, au lieu du bavardage habituel, une réserve prudente de gens pas très sûrs d'avoir compris et qui sagement s'abstiennent de commentaires. Mais que le public est malléable! Sur la foi de son journal, il ne doutait pas que ce mystère fût un chef-d'œuvre et il était physiquement sensible à l'atmosphère, noble, à l'air des hauteurs qui parfume les trois actes. Une foule, sinon enthousiaste, au moins recueillie, descend chaque soir des Batignolles et, dans le métro, on voit des dames qui, leur programme à la main, relisent, avec application, le résumé de la pièce.
C'est une pièce à thèse ou plutôt à idée — ce qui n'offre rien de surprenant — mais à idée scientifique, et voilà qui déconcerte d'abord, bien que cette idée trouve sa confirmation dans des scènes d'ordre psychologique et moral. Un rédacteur du Journal qui demandait à M. de Curel le principe essentiel de l'Ame en folie obtint du grand dramaturge cette déclaration: “La sélection par l'amour, par la pensée, telle qu'elle se pratique dans notre société moderne, donne une race de plus en plus affinée quant à l'esprit, de plus en plus affaiblie quant au corps. Nous devenons plus sensibles et plus expressifs, mais d'une animalité moins vigoureuse...”
Aux spécialistes à donner leurs objections; nous, public, nous consentons à être convaincus; nous nous abandonnons au prestige de l'artiste à qui deux méthodes s'offrent pour obtenir notre créance, soit qu'il mette en scène une action psychologiquement vraie et qui confirme sa thèse; soit que, poète, il la vivifie par des symboles qui, sans convaincre notre intelligence, la rende sensible à notre cœur et surprenne notre adhésion. Dans l'Ame en folie, Curel ne choisit pas et use ensemble de l'observation et du symbole. Le premier acte est ce qu'à l'époque du naturalisme, on appelait si drôlement une tranche de vie. Son héros, Riolle, disciple de Darwin et de Lamarck, habite une vieille maison perdue sur la lisière des forêts et s'y occupe à observer les mœurs des cerfs et des sangliers en liberté, singulièrement dans la saison de l'amour —non certes pour s'en divertir!— mais il estime que rien ne nous renseigne mieux sur l'homme que la bête. Sa femme vit à ses côtés, grosse personne essoufflée et cardiaque, tout à fait inintelligente, occupée des servantes et du menu, et à qui, d'ailleurs, échappa toujours la supériorité de son mari. Dès ces premières scènes, M. de Curel compose sans effort l'atmosphère si étrange de cette demeure campagnarde et perdue et alors qu'un autre n'eût pas manqué de nous peindre un homme de génie que l'incompréhension de sa femme désespère, Son Riolle au contraire (et comme c'est vrai !) ne souffre guère de sa vieille sotte; comme ils ne sont pas sur le même plan, elle ne le heurte pas; ce vigoureux arbre pousse ses branches dans la solitude et sans que le gêne cette servante bougon à ses pieds.
Une actrice parisienne, poursuivie par un jeune auteur qu'elle désire sans l'aimer (car elle en aime un autre), vient chercher un refuge auprès de son oncle Riolle; mais le jeune homme la suit de près: le couple “en folie” s'abat dans la tranquille demeure. Ainsi finit le premier acte où pas un instant l'auteur ne s'écarte de l'observation la plus exacte de la vie; mais dès le début du second, la thèse montre, si j'ose dire, le bout de l'oreille. Chez les cerfs, qu'au clair de lune Riolle épie, la sélection naturelle joue, les biches appartiennent au plus fort; chez les hommes, l'intelligence contrarie la sélection naturelle, la femme ne cédant pas au plus vigoureux, comme l'exigerait l'intérêt de la race, mais au plus habile, au plus spirituel, enfin au plus intelligent. Aucune espèce animale ne résisterait à de telles méthodes si l'intelligence ne possédait une vertu miraculeuse pour accroître la force vitale: le vieux Riolle note qu'il a plus de vigueur que les bûcherons de son âge. Ces idées et d'autres sont émises au long d'une conversation entre le savant et son hôte, le jeune artiste parisien; ces sortes de scènes présentent un danger qu'il me semble qu'en dépit de son admirable “métier”, M. de Curel ne conjure pas. Tel est en effet le dilemme: ou vous exposerez votre thèse en savant et en philosophe avec toute la rigueur requise, mais alors il faut aller contre les nécessités du théâtre, interrompre l'action et endormir le spectateur; ou vous vous adapterez aux exigences de la scène, mais comment prendre au sérieux des affirmations péremptoires, une argumentation dont l'artifice et l'arbitraire indisposent les moins avertis?
On aperçoit aisément cette conséquence des théories de Riolle, qu'une femme qui aime un homme intelligent, soumise aux lois de l'espèce, peut être séduite par un homme vigoureux; enfin qu'elle peut aimer celui-ci et désirer celui-là. Ce ne serait rien que la jolie nièce du vieux Riolle se débattît dans une aussi agréable contradiction; mais avec une candide audace, M. de Curel invente que la quadragénaire cardiaque, d'ailleurs passionnément attachée à son mari, éprouve du trouble à respirer ce parfum d'amour qu'apporta avec lui le couple amoureux. Avec plus de malice, Barrés approuva naguère les défaillances de Bérénice et il trouvait admirable ce distinguo: qu'une jeune femme aime d'amour quelque artiste ou quelque savant, mais qu'elle ne néglige pas certaine relation dans l'élite de la cavalerie française ! Encore qu'il ne s'agisse pas, dans l'Ame en folie, d'une petite Bérénice, mais d'une vieille femme quasi moribonde, sa “folie” (et je vous jure que M. de Curel n'use pas de périphrases !), si elle nous gêne quelquefois, n'atteint pas à nous choquer: rien de louche, rien qui rappelle ces musées de cires dans les foires, à prétentions scientifiques mais où les enfants “au-dessous de seize ans ne peuvent pas entrer”. N'empêche que le spectacle d'une matrone trop agitée —même si son agitation confirme une ingénieuse idée— n'offre non plus rien qui soit agréable; mais il s'agit sans doute de toute autre chose que de notre agrément ! Ajoutons que si elle est physiologiquement vraie, cette émotion d'une vieille dame, nous ne pensons pas que l'aveu qu'elle en fait à son mari (celui-ci, par un comble de dilettantisme, s'est amusé à éclairer la bonne femme sur un état dont elle n'avait pas conscience), nous doutons que cet aveu soit selon la vérité psychologique. Aussi simple qu'on nous la montre, sa franchise, en de tels secrets et honteux désirs, stupéfie.
Je confesse, à ma honte, que le troisième acte me demeure mystérieux: ce n'est pas que le symbole n'en paraisse à mon gré beaucoup trop facile: un squelette composé d'ossements empruntés à de nombreux morts y figure notre personnalité complexe et nos multiples hérédités. Avec la voix d'un confesseur derrière sa grille, il chuchote à Mme Riolle agonisante des lieux communs sur l'atavisme, lui promet le ciel et je m'en veux d'avoir résisté à ce sublime. Le plus triste est que nous ne saurons jamais si la malheureuse est morte “l'âme en folie”, en dépit des assurances de salut que semble lui prodiguer le squelette: on la trouve morte le nez sur un dictionnaire historique ouvert au mot: Messaline, et l'on sent qu'une confirmation si éclatante de ses idées sauvera le vieux Riolle du désespoir.
Est-ce là un chef-d'œuvre comme le veulent, avec une mystérieuse unanimité, nos grands critiques? C'est en tout cas une œuvre forte et qui ne nous laisse pas, comme tant de tristes pièces, démunis, appauvris. (Ah! tristesse des sorties de théâtre! Migraine! Sensation de vide!) L'Ame en folie nous enrichit au contraire; ce drame délivre de l'abstraction, rend palpitantes les idées que de grands hommes ont conçues touchant notre origine et notre fin dernière et si j'y ai trouvé trop de physiologie, une physique de l'amour un peu insistante, j'admets aisément que cela me soit particulier.

Après tant d'années, c'est le même enchantement triste que je subis dès qu'apparaît Nora Helmer et que je respire l'odeur tragique de cette maison de poupée. Nora! d'abord l'écureuil, l'alouette de qui joue son solennel mari, la femme enfant, si enfant, que par bonté elle emprunte une somme importante et fait candidement un faux! Quel étonnement quand l'usurier Krogstadt, qu'Helmer a chassé de sa banque, découvre à Nora l'abîme et joue de sa terreur pour qu'elle le fasse rentrer en grâce auprès de son mari! Elle y échoue; le misérable écrit à Helmer la lettre de dénonciation; la pauvre poupée, pendant des heures, s'exténuera à éloigner son mari de la boîte où est déposé le pli fatal, jusqu'à ce qu'enfin il l'ouvre! Rien n'égalera sa fureur et sa cruauté, si ce n'est sa brusque indulgence dès que Krogstadt repentant renvoie le papier où Nora fit un faux. Scène admirable où la bassesse d'Helmer se révèle à la poupée et l'injustice des lois humaines; pas un mot, mais l'éloquence du front et des yeux de Mme Suzanne Desprès en cette minute dépasse toute parole. Ce mari qui lui est un inconnu, ses trois enfants, son foyer, elle les quittera pour réfléchir, pour trouver sa loi...
Réentendre Maison de poupée, c'est remonter à la source du pire théâtre de ces vingt-cinq dernières années —source admirable d'ailleurs, source toute pure!— Il n'est plus triste destin pour un chef-d'œuvre que d'avoir enfanté tant d'œuvres médiocres: de cette Maison de poupée du grand Ibsen, combien s'envolèrent de mamans Colibri! Cette Nora qui abandonne son foyer a suscité sur la scène et dans la vie des milliers de petites philosophes qu'elle fournit en même temps d'arguments et de raisons pour courir la pretentaine. Ah! les devoirs envers soi même, qu'il y avait peu d'urgence de les rappeler aux pauvres femmes qui ne prient plus! Mais l'ingénue Scandinave, si elle déserte, c'est pour se trouver soi-même, tandis que ses filles du théâtre de France abandonnent le foyer pour la chasse aux sensations. Alors que tant d'autres artistes mettent leur talent au service de tant de bassesse, Mme Suzanne Desprès est la servante unique du génie.

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