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Adieu paniers…

Référence : MEL_0150
Date : 19/09/1934

Éditeur : Le Figaro
Source : 109e année, n°262, p.1-2
Relation : Notice bibliographique BnF

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Adieu paniers…

Deux jours de pluie auront suffi pour vaincre cette saison implacable. Ce matin, les coteaux avaient de la peine à déchirer le brouillard; et, à onze heures, des nuées n’avaient pas fini de traîner sur les vignes. Les oiseaux s’appelaient comme au printemps. Encore cette odeur du cuvier ouvert, encore ces rires dans les règes! Mais avant que les vendangeurs se soient penchés sur la première grappe, nous chantons déjà dans notre cœur: “Adieu paniers! vendanges sont faites…”
Tous les sentiments accordés à l’approche de l’automne, tous les rapports, toutes les similitudes, nous les avons depuis longtemps épuisés. A vingt ans, le miroir double de la terre et du ciel réfléchissait notre cœur et nous aidait à le connaître. Nous ne lisions pas directement en nous-même: la nature seule avait le pouvoir d’orchestrer nos voix intérieures, et le monde était à nos yeux le révélateur de l’homme. A cet âge où la tristesse est une passion, nous ne la goûtions pleinement qu’à certaines heures du déclin de l’été, lorsque les sons, les odeurs nous la rendaient délectable.
Nous n’avons plus besoin maintenant de ce langage chiffré; la séparation de la nature et du cœur marque la fin de la jeunesse. Le temps est venu d’oser se regarder en face. Nous nous passerons d’interprète, désormais. C’est fini de croire que les nuits d’été sont à la mesure de l’amour, et que le vent transpose dans les branches le gémissement des hommes.
Sans doute retrouvons-nous encore, sans trop de peine, les émotions qui correspondaient en nous à ce beau jour de septembre. J’ai vu il y a vingt ans, il y a trente ans, ce même azur tendu sur la plaine sonore; les mêmes mouches bourdonnaient, s’éloignaient; il y avait, dans les charmilles, ces bruits d’ailes, ces brefs effarouchements; tout près de notre main, comme à cette seconde, la gorge d’un lézard palpitait. Ce qui nous emplissait alors, c’était une impression de recueillement, avant le retour à la ville, au seuil d’une année de bonheur. L’automne devenait une veillée d’armes; et quand à l’heure de la marée, le vent s’élevait, les vieux tilleuls frémissaient de présages. Attente, impatience sacrée, au bord de cette terrasse où toutes les passions se groupaient pour prendre le départ.
Ce décor de l’attente, qu’en ferons-nous à l’âge où nous n’attendons plus rien, où c’est notre espérance qu’il n’arrive rien, hors de ce qui dépend de nous? (et le bonheur, ce qu’à vingt ans nous appelons le bonheur, serait le visiteur le plus inattendu, le plus redouté). La nature, pour l’homme mûr, est décidément hors d’usage: magasin d’accessoires qui ne serviront plus. Nous refusons de nous attendrir comme autrefois à son propos. Toute l’argile dont Dieu ne s’est pas servi pour créer le corps d’Adam, ne vaut pas le coup de talon que je lui donne. Les ormes de mon pays peuvent crever (comme ils le font tous) sans que je leur dédie une larme: leurs cadavres debout longent les routes, où ils ont vu passer les vieilles diligences; et les fouets des postillons s’accrochaient à leurs branches basses… Ils viennent mourir jusque devant ma porte… Tant pis! Nous n’avons plus besoin d’eux pour penser aux morts qui ont dû tant s’ennuyer ou souffrir à leur ombre.
La nature nous est nécessaire comme le mensonge. Mais nous avons passé l’âge du mensonge; et la jeunesse est loin où nous avions recours à ces transpositions bucoliques, à ces prolongements de notre cœur dans le monde végétal, qui aidaient Maurice de Guérin à ne pas mourir.
Dans notre enfance, qu’il nous faisait de peine ce vieux paysan en qui nous cherchions en vain à éveiller l’amour de la nature! “Dites, Ardouin, nous les aimez bien, vos landes? –Hé oui! au prix où est la résine aujourd’hui… –Mais, insistions-nous, vous les trouvez jolis, les pins, Ardouin? –Pensez! Ceux de la propriété valent bien vingt francs, ou toujours dix-huit!” Nous souffrions comme d’une offense personnelle, de ne pouvoir obtenir de lui qu’il exprimât, touchant son pays landais, aucun sentiment désintéressé. Mais maintenant qu’il a rejoint, dans le même sable, tous nos ancêtres oubliés, j’aime ce regard sans illusion dont le vieil Ardouin mesurait le tronc d’un arbre. Non, ce n’est pas le sang des nymphes qui coule sous cette rude écorce, mais de la résine qui ne vaut plus rien. Ce n’est pas le sang de Cybèle qui gonfle mes grappes, mais ce vin que personne ne veut plus boire et dont un Américain échangerait volontiers toute une barrique contre une seule bouteille de whisky.
Ecrirai-je ainsi longtemps contre mon cœur? Ce soir, l’air est si calme que les fumées, sur la plaine, ne se défont pas. Le soleil déclinant se rapproche des vignes figées, et transperce leurs feuilles épaisses, presque minérales. L’azur est tel que le poète l’a vu: “immobile et dormant”. Béatitude qui ne vient pas de nous. Paix qui n’est pas notre paix. Sérénité inhumaine. Reflet d’une face que nous ne voyons pas. Lorsque nous croyons notre être retiré du jeu et que depuis des années l’immense plaine n’est plus cette toile tendue où notre jeune cœur projetait ses passions, l’esprit n’en émeut pas moins les branches des tilleuls… Et vois: la lumière de six heures, ce soir, révèle dans la moindre feuille une éternité pressentie, que nos pauvres mains ne peuvent pas saisir.
Quand aurons-nous fini d’asservir la terre et le ciel à la tristesse du péché? La vraie nuit n’est pas cette nuit charnelle interprète et complice du désir. Nous avons détourné le monde visible de sa fin véritable, comme au long de notre vie, nous avons fait de toute créature vivante qui intéressait notre cœur.
Délivrée de nos passions, ne crois pas que la terre soit devenue ce limon aveugle, ni que les arbres ressemblent à des créatures sans visage. D’où descend cette paix qui ne vient pas de nous, à l’heure où s’allongent les ombres? Comme au temps de l’adolescence, septembre est toujours attente et pressentiment… mais ce n’est plus la pauvre aventure humaine que nous attendons.

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François MAURIAC, “Adieu paniers…,” Mauriac en ligne, consulté le 26 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/150.

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