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Une ombre dans un château

Référence : MEL_0151
Date : 15/10/1934

Éditeur : Le Figaro
Source : 109e année, n°288, p.1
Relation : Notice bibliographique BnF

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Une ombre dans un château

Les aviateurs qui survolent les mers et les continents se plaignent tous de la monotonie du paysage. La route est plus variée qui de mon Malagar, traverse l’entre-deux-mers, atteint le Périgord et passe devant Essendiéras où André Maurois écrit l’histoire de l’Angleterre. Rien ne ressemble moins à nos coteaux rapprochés, et dont la vigne occupe un peuple nombreux que ces “longs pays muets” avec les chataigneraies qui moutonnent jusqu’au ciel. Et l’étrange n’est pas que dans ce vieux pays noble et sauvage André Maurois promène ses héros: ceux qu’il invente et ceux qu’il ressuscite, mais qu’au delà des siens on retrouve partout ici, à tout les tournants d’escalier, les créatures légères et joyeuses de Flers et de Caillavet.
Entre tant de photographies, deux yeux brûlants et doux me sourient: Eve Lavallière… Un beau regard humain, plein de malice et de tristesse et qui n’est pas encore d’une sainte. D’ailleurs, ce sont des histoires peu édifiantes qui, à propos d’elle, me sont rapportées ici… Elles m’édifient pourtant, parce qu’elle me servent de repère pour mesurer la montée de la Grâce dans un pauvre cœur.
S’il m’a suffi d’une matinée d’auto pour passer de Malagar à Essendiéras dans un monde différent, je puis aussi à travers cette seule destinée d’Eve Lavallière accomplir un voyage immense, de la plus grande misère au plus pur amour.
Cette triomphante Lavallière qui, tant d’années, vécut cette vie de coulisse et de boulevard, c’est la même dont je feuillette en ce moment ces lettres inédites où ne subsiste même plus une ombre de recherche dans l’expression de la piété, ni la moindre complaisance; ici le renoncement atteint au langage de la dévotion courante. Peut-être dans toute vie, même la plus désordonnée et en apparence la plus perdue, existe-t-il à chaque instant cette possibilité (oserons-nous dire: cette facilité?): devenir un saint. Quelle différence entre Lavallière en 1910 et une autre actrice du Boulevard? Elle n’est pas la moins folle de toutes, loin de là! Et que d’histoires! Et puis la voici, dix ans plus tard, qui écrit ces lettres d’un style et d’une âme de religieuse, comme si aucune trace ne demeurait dans son cœur, dans sa chair… Le péché est théologiquement ce qu’il y a de plus horrible, puisqu’il se ramène à un déicide; mais qu’en reste-t-il après qu’il a été assumé, recouvert, payé d’un prix infini, anéanti dans l’amour sans limite? Pénitente, Lavallière ne se distingue plus des autres lys dans le champ du Père.
C’est simple… et ce n’est pas si simple. C’est simple comme bonjour, ou plutôt comme adieu: comme un adieu sans retour donné du fond du cœur au monde et à ce qui est du monde. Beaucoup ont cru de bonne foi prononcer cet adieu qui gardaient à leur insu mille attaches. Lavallière coupe l’une après l’autre chaque raci[n]e, chaque radicelle, autant qu’il en ait posé à travers cette boue. Elle se détache en détails, avec minutie. Elle ne sait pas d’abord ce qui est exigé d’elle, mais l’accepte d’avance. Recherches, consultations, voyages: il s’agit toujours, en définitive, de rompre un dernier lien avec ce qui est mort, et de ne pas se tromper sur ce qu’exige d’elle ce qui est vivant: son amour.
Le cloître? la maladie? Deux refuges contre le monde et elle ignore longtemps celui que Dieu lui destine. Quand sera-t-elle assez bien cachée pour qu’on ne retrouve plus sa trace? Elle s’enfonce dans cette trappe: la souffrance physique. Elle se cloître dans la maladie. Tout à la fin de sa vie, pour la reprise du Roi, un de ses anciens camarades lui écrit au sujet d’un détail de mise en scène qu’elle est seule à connaître. Elle lui répond avec obligeance mais en le suppliant de ne plus l’entretenir de ces choses, de ne plus la chercher, de ne plus la connaître.
Jamais assez pauvre, jamais assez humiliée dans sa chair… A ce prix-là, le pécheur jouit en effet d’un privilège mystérieux. Cette place unique de Madeleine au pieds du Christ, ce témoignage: “Il lui sera beaucoup pardonné parce qu’elle a beaucoup aimé… Partout où cet Evangile sera prêché, dans le monde entier, on dira ce que cette femme a fait pour moi…” Cela ne signifie pas que le Christ éprouve une tendresse particulière pour les êtres qui s’abandonnent aux passions du cœur; mais au contraire pour ceux qui à force d’amour en remontent le courant irrésistible.
Et justement, cette photographie dans une chambre d’Essendiéras, montre Lavallière, au plus sombre de sa gloire terrestre, assise sur le plancher dans un rôle qui n’est pas celui qu’elle devait jouer plus tard et où elle serait ainsi accroupie, par terre, aux pieds de son Dieu.
Et voici que ce dernier rôle a fait oublier tous les autres. Il a suffi de quelques années d’une vie errante et misérable, et toute une existence brillante mais décriée est recouverte aux yeux des hommes. Désormais, penser à Lavallière, même pour un mécréant, ce n’est plus se souvenir de l’actrice endiablée des Variétés de 1909, c’est penser à ce grand mystère de la conversion, de l’incroyable retournement d’un être qui après avoir adoré le plaisir, la gloire, l’argent, fait ses délices de la pauvreté, de la maladie et de l’oubli.
Cela ne paraît simple qu’à celui qui n’y a jamais réfléchi. Un très profond et très redoutable docteur, Marcel Jouhandeau a écrit: “Du moment qu’on a découvert et comme éveillé certains horizons de la chair et de l’esprit, ils ne vous permettent plus de les oublier, de les ignorer, ils ne vous pardonnent pas de les connaître. Vous pouvez tout tenter pour revenir à l’innocence première. Il n’y en a pas le moyen. Vous portez avec vous, en vous, ces paysages, cette géographie, une expérience de replis cachées qui tour à tour s’éclaire, vous fascine, vous cerne.”
Cela va loin… Et pourtant Eve Lavallière était devenue capable d’écrire ces lettres que je relis et qu’elle eût écrites toutes pareilles, si elle n’avait jamais quitté l’ombre d’un cloître. Mais seule l’histoire terrible de ses dernières années nous apprendrait ce qu’il en coûte pour que l’Esprit renouvelle dans un cœur la face de ce triste univers, plein de replis secrets.

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François MAURIAC, “Une ombre dans un château,” Mauriac en ligne, consulté le 26 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/151.

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