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Le Songe de Maeterlinck

Référence : MEL_0167
Date : 03/09/1935

Éditeur : Le Figaro
Source : 110e année, n°246, p.1 et 3
Relation : Notice bibliographique BnF

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Le Songe de Maeterlinck

Maeterlinck s’effrayait, l’autre jour, d’un songe qui m’a souvent troublé moi-même: il imaginait nos maisons envahies par les héros de nos livres. Ce ne serait plus des “personnages en quête d’un auteur”, et ne sachant auquel se vouer, car chacun d’eux irait tout droit chez le romancier qui l’a mis au monde. J’entends dans le salon une rumeur; je pousse la porte: tous à la fois mes personnages tournent la tête et me regardent.
Eh bien, non, ils ne me feraient pas peur. Même les pires m’inquiéteraient moins que le meilleur des êtres réels avec qui je suis obligé de vivre; car mes personnages, je les connais comme seul le créateur connaît sa créature. Mes amis, mes enfants, mes frères, en comparaison des hommes et des femmes que j’ai inventés, sont pour moi des abîmes d’inconnu.
Nous ne connaissons personne. L’amour se ramène à une enquête épuisante à la recherche d’une certitude jamais atteinte: pour ne plus souffrir, pour ne plus douter d’être aimé, il faudrait devenir l’autre, ne fût-ce que quelques secondes. Mais justement, nous sommes nos personnages. Bien loin de nous intriguer, s’ils envahissaient notre maison, ils nous assommeraient, étant à nos yeux sans mystère, comme nous nous assommons nous-mêmes.
Il y a beau temps que nous ne nous intéressons plus, que tous les trajets possibles sont repérés sur la carte, toutes les combinaisons épuisées, que notre propre jeu n’a plus de secret, que nous savons dans toutes les directions, du côté du bien et du côté du mal, le point extrême qui ne sera plus dépassé.
Nous nous attachons à une créature d’autant plus qu’elle nous demeure voilée. Cette poursuite dans l’inconnu d’un être, c’est, à des degrés divers, la vie même de l’amitié, de la tendresse, de la passion. En présence de l’étranger le moins attirant, il subsiste en nous une possibilité, une chance d’intérêt, par cela seulement qu’il nous est étranger.
Presque tous nos personnages sont crées de notre substance et nous connaissons exactement, si nous ne l’avouons pas toujours, de quel côté nous avons tiré cette Eve, de quel limon nous avons pétri cet Adam. Chacun d’eux représente, grossis démesurément ou déformés, ou transposés, des états des tendances, des penchants, les meilleurs et les pires, ceux d’en haut et ceux d’en bas. Ce sont d’ailleurs toujours les mêmes qui s’incarnent dans des personnages de conditions diverses. Nous lâchons, dans le champ des possibilités romanesques, l’éternelle troupe “d’histrions en voyage” dont parle le poète: toutes ces passions (qui ne nous quittent pas avec l’âge, hélas!) armées de leurs couteaux émoussés et de leurs masques qui ne trompent plus personne.
Mais quel homme, une fois atteint le tournant du milieu de la vie, trouve encore quelque intérêt à ses propres passions? Qu’elles l’asservissent ou qu’ils les jugulent, rien d’elles ne pourrait plus le surprendre. Et c’est pourquoi nos personnages, s’ils emplissaient de leur foule falote la chambre où nous travaillons, nous apparaîtraient essentiellement comme des êtres que nous ne pourrions pas aimer, ni d’ailleurs haïr, encore moins redouter: les seuls en présence desquels nous serions sûrs de demeurer dans un état d’indifférence absolue.
Le plus grand mystère du christianisme est peut-être l’amour du Père qui est au ciel pour des créatures qui ne sont même pas capables de le tromper ni de le décevoir, puisqu’il les voit venir, chacune en particulier, du fond de son éternité: des êtres sans surprise, s’il en fut, et qui, pour atteindre au salut ou à la perdition, suivent toujours l’itinéraire prévu. Surtout dans le bien, où c’est Dieu qui agit pour nous et avec nous. Dans le mal, la part de l’invention humaine paraît d’abord plus vaste, mais ce n’est qu’une illusion: il n’existe pas de péché inconnu.
Il faudrait être Dieu pour pouvoir aimer ses créatures. Le romancier, lui, ne sait qu’éluder la question de l’enquêteur: “Quel est votre préféré, entre tous vos personnages?” S’il était sincère, il avouerait: “Aucun.” Et sans doute, il en subsiste parmi eux qui ne sont pas sortis de nous, qui ne nous ressemblent en rien et dont les traits nous rappellent des visages odieux ou chéris. Dans tel de nos livres, le lecteur devine qui est cette vieille femme tendre, amère et tourmentée: comment serait-elle née de nous puisque nous sommes nés d’elle? Mais il ne s’agit plus, alors, d’un “personnage”. C’est une créature de Dieu, à la fois morte et vivante, dont notre maladroit amour a gravé pieusement le portrait infidèle.

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François MAURIAC, “Le Songe de Maeterlinck,” Mauriac en ligne, consulté le 26 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/167.

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  1. GALLICA_Le Figaro_1935_09_03.pdf