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Tricheurs

Référence : MEL_0196
Date : 24/06/1937

Éditeur : Le Figaro
Source : 112e année, n°175, p.1
Relation : Notice bibliographique BnF

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Tricheurs

Les dures maximes de Machiavel et de Guichardin restent le bréviaire des hommes politiques de tous les partis, en tout temps et sous tous les régimes. Mais, avouées sous une dictature, elles demeurent secrètes dans les Républiques qui ne doivent jamais oublier qu’elles sont fondées sur la vertu.
Ce qui, aujourd’hui, rend les chrétiens si odieux à Machiavel, c’est qu’ils ne mêlent pas la morale et la politique pour la galerie, comme font la plupart des politiciens, mais par une conviction naïve et sincère.
Dans une démocratie, Machiavel pardonne aisément aux dirigeants l’usage qu’ils font en public des mots: droit, conscience, justice, pourvu qu’ils continuent leurs manœuvres occultes, en ne tenant compte que de la raison et de l’utilité.
Les chrétiens, eux, croient que la politique doit être vertueuse, et leur force vient de ce qu’il est difficile sur ce point de les combattre à visage découvert. Car un peuple, vicieux dans ses individus, est vertueux pris en masse, et ne plaisante pas avec les principes.
Les cyniques ne réussissent que sous un régime d’autorité. L’étalage des beaux sentiments est essentiel au parlementarisme; mais chacun sait ce qu’en vaut l’aune. Presque seuls, les esprits religieux de droite et de gauche n’étalent rien au dehors s’ils ne le portent aussi dans le cœur.
Il serait curieux de demander à des individus de la famille de Mussolini et d’Hitler leur opinion sur ce conseil de Guichardin: “N’entrez jamais en lutte avec la religion ni avec les choses qui paraissent dépendre de Dieu; elles ont trop de force dans l’esprit des sots”. Ils s’accorderaient sans doute sur la vérité d’une telle maxime et nous expliqueraient pourquoi ils ont été contraints de n’en pas tenir compte: c’est que l’arme spirituelle leur paraît également redoutable entre les mains de ceux qui l’utilisent pour des fins politiques, et chez les croyants sincères qui la brandissent en regardant le ciel et dans le mépris de ce monde.
L’idéologie révolutionnaire pose aux hommes d’extrême gauche le même problème que la religion aux hommes d’extrême droite. Staline est obligé de traiter ses trotskystes comme Hitler et Mussolini leurs chrétiens. Il est vrai que ce dernier semble couvrir d’une aile indulgente ceux que son allié de Berlin persécute. Mais on verra peut-être un jour qu’il existe pour l’Église un péril plus grave que d’être persécutée par les dictateurs, c’est d’être protégée par eux.
En vérité, spirituels et politiques ne forment pas des camps si tranchés: les deux familles d’esprits se rejoignent souvent dans un même homme, et chacun de nous connaît bien ce débat entre l’intelligence et le cœur. Dans un monde où tous les dés sont pipés, tous les mots détournés de leur sens, où Dieu et le Diable servent à toutes fins, c’est une grande tentation que de se méfier des sentiments et de ne plus considérer que les faits et les résultats. De toutes parts le men songe nous cerne. Quiconque fait allusion aux crimes de son propre parti, passe pour un imbécile ou pour un traître. Quand l’Humanité publie un article intitulé: Paix du Christ, aucun rire, même étouffé, ne fuse à gauche. Quand Staline (qui sans doute ignore le principe de Machiavel: “Les cruautés doivent être commises toutes à la fois pour que leur amertume se faisant moins sentir, elles irritent moins…”, continue de mettre en coupe réglée la postérité de Lénine, la Maison de la Culture, où chacun ronge son os, garde un silence profond. Et quand Berlin et Rome triomphent à Bilbao, la moitié de la France applaudit à grands cris.
Sur ce théâtre truqué où nous nous débattons, au milieu d’un peuple immense de tricheurs, n’y a-t-il pas quelque péril à errer vêtu seulement de probité candide et de lin blanc? Saint-Simon écrit du maréchal de Noailles qu’avec la noirceur des grands criminels il n’avait même pas la vertu qu’il faut pour exécuter de grands crimes. On peut dire, en revanche, que certains chrétiens avec tout le prestige de la vie la plus pure, n’ont même pas en eux l’once qu’il faudrait de méchanceté pour déjouer les intrigues des méchants.
Tel est le va-et-vient de nos réflexions, dans un temps où nous sommes à chaque instant pressé de prendre parti, où la moindre parole, le moindre geste sont aussitôt exploités, maquillés, et où enfin un homme sincère ne pourra bientôt plus qu’aspirer à la retraite, et rêver du Silence comme d’une patrie perdue.

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François MAURIAC, “Tricheurs,” Mauriac en ligne, consulté le 26 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/196.

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  1. GALLICA_Le Figaro_1937_06_24.pdf