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Mes premières années à Paris

Référence : MEL_0246
Date : 09/03/1940

Éditeur : Le Figaro
Source : 115e année, n°69, p.A-B
Relation : Notice bibliographique BnF

Type : Portrait

Description

Le jeune Bordelais humilié par l'indifférence de ses compatriotes s'enracine dans Paris qui lui donne sa revanche. Introduit dans les bars à la mode et les salons littéraires, il est pressenti pour participer à un renouveau spiritualiste de la littérature ; projet vite abandonné évoqué dans l'humour d'un regard distancié. François Mauriac transposera cette expérience vécue dans l'embryon de son dernier roman Maltaverne interrompu par la mort.

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Mes premières années à Paris

II
(Suite)
Les bars à la mode. – Robert Vallery-Radot – Notre croisade. – Le Salon des P… – Déconfiture spiritualiste


A cette époque, je n’habitais plus chez le Père Plazenet, où j’ai déjà dit que l’on ne m’avait supporté qu’un an, mais je ne crois pas que je fusse encore installé rue Vaneau. Je demeurai quelques mois en face de l’Institut catholique, dans un petit hôtel à l’enseigne de l’Espérance et d’où je me rendais chaque matin à l’Ecole des chartes.
Cet hôtel était dirigé par une espèce de domestique d’évêque, dont le fils, un garçon de mon âge, était une effrayante blatte à tête écrasée, que les bonnes trouvaient le soir dans leur lit, et qui, non content de présider la table réservée aux étudiants, les empêchait de pénétrer dans le salon (quel salon!). J’enrageais que mes camarades fussent résignés à cette immonde présence et à cet interdit. Et c’est ce qui me décida à me mettre en quête d’un appartement. Ainsi je m’embourgeoisai trop vite et me retranchai de cette vie de camaraderie et de pauvreté qui m’eût enrichi: j’y aurais été sensible, si je l’avais connue. Avec des garçons de l’Espérance, nous descendions parfois dans le sous-sol de la Taverne du Panthéon (aujourd’hui restaurant Capoulade). Nous nous entassions dans un étroit boyau. Qu’y faisions-nous? Il n’était pas question de danser alors. Je ne me souviens pas de la moindre musique. De quoi était fait notre plaisir?
Mais dès que je fus installé rue Vaneau, je ne fréquentai plus que “les bars à la mode”, et surtout celui dont j’ai gardé un souvenir enchanté dans les caves du Palace des Champs-Elysées, où règnent aujourd’hui les coffres-forts du Crédit commercial de France. Les divans y étaient profonds. Au bar s’abreuvaient de ces cocottes empanachées comme on n’en voit plus, avec leurs protubérances offertes et balancées, et cet œil commercial qui, par bonheur pour ma vertu, me glaçait le sang. D’autres, d’aspect plus bourgeois, fréquentaient le Fouquet’s très petit bar alors, bien différent du Fouquet’s d’aujourd’hui: comme j’aimais ses banquettes de cuir fatiguées et, derrière la grande glace, le glissement des visages et des voitures sur les Champs-Elysées! C’est au bar du Palace que je rédigeai ma lettre de démission au directeur de l’Ecole des chartes.
Les livres de Jean de Tinan (mort très jeune dix années plus tôt) m’avaient donné ce goût des bars. Penses-tu réussir? faisait mes délices. J’y trouvais ce que Ouvert la nuit dut apporter aux garçons d’après guerre. Je ne l’ai jamais relu. J’en possédais un exemplaire fort rare qui a disparu, emporté par un de ces camarades négligents, dont la négligence ne se trompe guère sur la valeur marchande des ouvrages qu’ils oublient de vous restituer.

*

En novembre 1909, lorsque parurent mes poèmes, je rendais compte des livres de vers dans la revue du Temps présent que dirigeait mon éditeur Charles-Francis Caillard. A propos de quelques louages que je donnai à son premier recueil, Robert Vallery-Radot m’invita à déjeuner et nous nous liâmes étroitement. Que de fois Robert a-t-il évoqué devant moi ce premier déjeuner de mars 1910! J’arrivai chez lui, fringant, la boutonnière fleurie d’un œillet, fis feu des quatre fers et conquis toute la maisonnée, y compris le secrétaire d’une importante revue qui sollicita ma collaboration. Ce secrétaire me montra peu après une lettre de Barrès qu’il avait reçue et où j’étais traité de “jeune être charmant”. Etais-je charmant ou aussi ridicule que je me voyais moi-même, à certaines heures, lorsque revivait en moi l’adolescent humilié et offensé de Bordeaux? Il n’existe guère de témoignages contemporains. Voici pourtant celui de Jean Cocteau, que je connus cette année-là: “Mauriac portait sur la tempe un œil de jeune poulain. Naïf, gai, pétulant, sournois, adorable Mauriac! Il me regardait me gaspiller avec un peu de crainte et pas mal de confiance gentille. En face de mes lumières factices (il se croyait dans l’ombre): Eh bien! s’écria-t-il, je vais écrire des romans, et je les lancerai comme le chocolat Poulain!”
Tel m’a vu Cocteau. Comment m’ont vu Eusèbe de Brémond d’Ars, Martial-Piéchaud, un de mes plus vieux amis bordelais, et mon cher André Lafon, disparu dans le tourbillon de la grande guerre? Au petit livre que j’ai consacré à André: La Vie et la mort d’un poète, je ne saurais ici rien ajouter. L’auteur de La maison pauvre et de L’élève Gilles était le plus inspiré d’entre nous et, je crois bien, le plus près de Dieu. J’avais aidé à sa conversion en l’adressant au futur archevêque de Rouen, M. Petit de Julleville, alors directeur au séminaire d’Issy-les-Moulineaux, où l’un de mes frères achevait de se préparer au sacerdoce. [O--], le plus près de Dieu et sans doute aussi l’être de qui je fus le plus aimé sur la terre et envers lequel il me semble que je me suis montré moins ingrat qu’à l’égard de tous les autres.
L’amitié de Robert Vallery-Radot, âme brûlante, esprit visionnaire de la ra[c]e des Hello et des Blanc de Saint-Bonnet, son jeune foyer, et les êtres bien-aimés qui le peuplaient, tout ce trésor fait partie d’un monde qui n’appartient qu’à nous deux. Il ne sera donc question, ici, que de la campagne que nous menâmes ensemble avec une candeur et une ardeur peu communes. Il ne s’agissait de rien de moins que de spiritualiser la littérature française. Nous voulions récrire, à l’usage de nos contemporains, un nouveau Génie du Christianisme, mais nous étions résolus à ne pas rédiger la revue que nous fondâmes à cet effet: Les Cahiers, dans le cabinet de toilette d’une Mme de Beaumont; nous prétendions fonder notre action sur une profonde vie religieuse, à quoi j’avais plus de peine que Robert. Sans doute le suivais-je volontiers aux Bénédictines de la rue Monsieur et dans tous les exercices où il me conviait. Il pouvait se flatter d’avoir découvert en moi le plus docile et le plus sensible des amis. Mais il dut s’aviser bien vite de ma redoutable facilité à vivre sur plusieurs plans, à prendre la couleur des milieux où je m’aventurais et, d’un mot, à ne pas choisir. (C’est peu, de dire que je ne choisissais pas…)
De plus, nous fûmes entraînés à développer notre action dans d’inimaginables salons littéraires dont je doute qu’il existe l’équivalent aujourd’hui. Et là encore, comme naguère à la Réunion des étudiants, je continuai de me familiariser avec l’atmosphère du quai Conti et d’observer sur la bête ses ravages. Il existait en ce temps-là, à Paris, un vieux gentilhomme venu de son Rouergue natal: Charles de P… Bien qu’il en eût écrit de meilleurs, un seul vers l’avait rendu célèbre: “C’est un très grand honneur de posséder un champ.” Paul Bourget avait monté en épingle cette maxime, dont j’ai entendu Jules Lemaître contester la correction et soutenir qu’il aurait fallu écrire, ou risque d’estropier le vers, “que de posséder un champ”. De ce hobereau, homme excellent et d’ailleurs fort érudit, mais timide, balbutiant et déjà presque à demi-mort, son épouse avait résolu de faire un académicien.
Mme de P… était une personne de province, déjà âgée, à l’aspect altier, ayant fort grand air sous son deuil éternel. Le couple établit son quartier général dans un vieil hôtel du faubourg Saint-Germain, que des amis lui avaient prêté, et d’où la dame dirigea ses opérations avec un âtre génie. Mais son ignorance de Paris lui fit commettre des fautes. Elle ne savait pas cultiver ce pardon apparent des injures, d’une pratique si nécessaire dans les parages de l’Institut. Elle mena, contre Henri de Régnier, rival heureux de son époux, une campagne sans merci, mais qui lui porta tort et découragea ses amis. Je dois dire qu’il y avait dans cette nature provinciale une profondeur de passion qui me séduisait. Un jour, que derrière son mari courbé comme accablé par le poids d’un fardeau invisible, elle pénétrait dans un salon, bilieuse et sombre sous ses voiles, l’œil farouche, Jean Cocteau prononça à mi-voix: “Le Bûcheron et la Mort.” C’était peindre d’un mot ce couple tragique.
Mme de P… aurait dû pourtant réussir, car elle avait des idées. Elle s’était avisée de donner de l’importance à son époux en le sacrant chef d’école. Mais il n’existe pas d’école sans disciples. Le spiritualisme étant le dada de M. de P…, la vieille dame calcula que notre petit groupe lui fournirait en vrac le personnel dont elle avait besoin. Nous nous laissâmes faire: Robert Vallery-Radot parce qu’il comptait sur le salon de P… pour répandre la bonne parole, et moi par indifférence, par nonchalance, le cœur ailleurs, il va sans dire (je ne raconte pas ici l’histoire de mon cœur), mais l’esprit ailleurs aussi, et j’expliquerai ce que j’entends par là. Je ne fréquentais chez le P… que pour rire; et avec Paule Vallery-Radot, la femme de Robert, nous ne nous privions pas d’aller jusqu’aux éclats.
Tandis que se déroulaient, au milieu d’un groupe de poétesse dont les étoiles s’appelaient: la duchesse de Rohan, Mme de la Rochecantin et la baronne de Baye née Oppenheim, les récitations de vers spiritualistes, nous observions autour de l’unique assiette de petits fours, à laquelle personne ne fût avisé de toucher, les manœuvres d’un couple célèbre dans le Paris d’alors: un écrivain encore assez jeune et une dame déjà très mûre. Seuls, ils finissaient par céder à la tentation sous le regard courroucé de Mme de P…, soit que déjà ils eussent à réparer leurs forces, soit en prévision de proches, de délicieux et très peu spiritualistes exercices.
Je me souviens d’un jour où les P… attendaient la visite du duc et de la duchesse de Vendôme. Tout le personnel était sur le pont, mais leurs altesses se faisaient attendre. Lorsqu’elles furent annoncées enfin, le vieux P… avait disparu. Je me trouvais par hasard dans la petite pièce où son épouse irritée le découvrit derrière une potiche. “Qu’est-ce que vous faites-là ?” cria-t-elle avait rage, et, le saisissant par le bras, elle l’entraîna, trébuchant et grommelant, vers le vestibule qu’ils atteignirent juste assez tôt pour plonger devant les visiteurs augustes.
Très vite, les choses se gâtèrent entre nous, parce que notre alliance reposait sur un malentendu. Vêtu d’une redingote, les tempes frisées et les yeux au ciel, notre Robert, au lieu de lire de sa belle voix creuse les vers du maître de la maison, s’avisa un jour de déclamer un chant des Géorgiques Chrétiennes de Francis Jammes. Or, presque autant qu’Henri de Régnier, le poète d’Orthez était la bête noire des P… Le vieux Monsieur me citait, comme le comble de la pornographie, ce vers des Géorgiques où Jammes compare ses pensées à une ronde de petites filles “que le vent touche et découvre un peu”.
Robert, qui marchait la tête dans les cieux, ne voulait rien voir; pour moi, sentant venir le grain, je résolus de couper court, et lorsque arriva une nouvelle invitation, je me dis porter malade. Ce jour-là, vêtu de clair, l’œil brillant et l’oreille rouge, j’ouvrais ma porte pour courir Dieu sait où, lorsque je me heurtai sur le palier à M. de P…
“Je viens prendre de vos nouvelles…” haleta le vieux monsieur, le souffle coupé par mes cinq étages. Ce n’est pas un joli souvenir que j’évoque là. Je crus que le cynisme m’aiderait à sortir de ce mauvais pas, et qu’il fallait en profiter pour rompre les ponts. J’introduisis dans mon cabinet le vieillard qui n’était évidemment venu chez moi que contraint et forcé, sur l’ordre de sa terrible épouse. Je lui dis que je me portais, en effet, fort bien, mais que la comédie avait assez duré, que je n’étais pas le moins du monde son disciple, que j’ignorais tout de ses vers, sauf celui sur l’honneur de posséder un champ, et que j’étais résolu à ignorer tous les autres, qu’au surplus je chérissais les poètes que lui justement haïssait… Enfin, une scène sans grandeur où un garçon profitait de ses vingt ans et de la position ridicule d’un vieillard maladroit. Bien sûr, je gardais quelques formes, attachant une grande importance au conseil de Barrès: “D’abord être bien élevé…” Mais ce sont les formes, justement, qui rendent cruelles les disputes de cette sorte, où le plus fort s’offre ce dernier luxe de n’être pas grossier, et de couvrir son insolence de quelques fleurs qui ne lui coûtent rien.
D’ailleurs, je n’attachais aucune importance à cette rupture, ni en général à l’action que je menais avec mes amis pour instaurer une littérature catholique. Il ne m’échappait pas que Péguy, sollicité par Robert pour collaborer à nos Cahiers, s’était dérobé; et bien que Claudel nous eût envoyé quelques encouragements, et même un ou deux poèmes, il était visible qu’il ne nous prenait pas au sérieux. Je me souviens de ma première rencontre avec lui et Massignon au café Racine, place de l’Odéon… Mais Claudel mérite un chapitre à part. Sous des airs triomphants du poète lancé par Barrès, je cachais donc à mes amis un esprit torturé qui doutait de lui-même. Certes, ils m’accordaient une admiration qu’ils m’inspiraient aussi. Mais cela seul nous rassure, d’éblouir les gens qui ne nous aiment pas. En dehors de Barrès, je n’avais pas obtenu le suffrage des maîtres et des aînés qui comptaient pour moi.

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François MAURIAC, “Mes premières années à Paris,” Mauriac en ligne, consulté le 26 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/246.

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