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Francis Jammes et les Georgiques chrétiennes

Référence : MEL_0029
Date : 01/07/1912

Éditeur : Cahiers de l'Amitié de France
Source : 1re année, n°5, p.266-274
Relation : Notice bibliographique BnF

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Francis Jammes et les Georgiques chrétiennes

Lorsque le poète arrive au milieu du chemin de la vie, il reconnaît que les êtres et les choses dont il célébra la splendeur se détachent de lui. Parmi ceux qu'il aima, voici que des visages déjà s'évanouissent, et le parfum des anciens lilas c'est en vain qu'il le cherche dans les souffles de ce nouveau printemps. Car le poète est un homme qui, seul parmi les autres, goûte jusqu'à défaillir ce que contient de secrète douceur chaque minute. Mais il faut s'en arracher, et tel est son martyre.
Ainsi, Francis Jammes dut un jour renoncer à l'ivresse de ses réveils d'enfant, lorsque la fenêtre s'ouvrait pleine d'azur, de branches et d'oiseaux. Il dut renoncer à ses rêveries de collégien dans la brume des quartiers perdus de cette grande ville où je suis né, au premier amour, à celle dont il évoquait encore le grand chapeau de soleil tremblant sur la torpeur des vignes.
Ce ne sont pas uniquement les choses de sa vie que le poète ne saurait se résigner à voir mourir. Parce qu'il est poète, il a vécu mille vies. Il faut qu'il renonce à mille vies. Jammes ne fut pas seulement celui qui, fumant sa pipe suivi d'un chien, revient de visiter son fermier à l'heure où les petits magasins d'Orthez s'éclairent. Jammes, dès qu'il fermait les yeux, retrouvait dans son cœur les transparentes nuits des Antilles où habita un aïeul; il connut les crépuscules sous la [verandah]: les cousines créoles ont des robes épanouies comme des calices et l'on entend les nègres chanter des chansons tristes et retombantes.
Il a été aussi un jeune homme des temps anciens. Il a récité des odes romantiques à Clara d'Ellébeuse. Avec tout ce qui persiste encore des existences évanouies dans l'ombre des salons de campagne, dans les vieux magazines que des écolières, à l'heure du goûter, vont lire au fond du parc, il s'est composé une secrète et délicieuse vie, un paradis parfumé.
Ainsi, ayant atteint le milieu de son voyage, le poète embrasse d'un dernier regard les joies et les douleurs de toutes les vies qu'il a vécues. C'est alors que, dans le silence de son cœur, la voix du Seigneur s'élève qui lui dit: “Je te rendrai tout cela –car tout cela n'est que l'apparence d'une réalité infinie. Tu la posséderas en me possédant...”
Parce que Jammes a écouté cette voix, désormais sa barbe peut blanchir autour de son sourire. Semblable au bon ouvrier qui n'a pas perdu le temps de la semaine, il vous apporte, ô mon Dieu, les sept chants des Géorgiques chrétiennes.
Comme dans ses vers d'autrefois, des laboureurs s'y occupent de moissons, de vendanges et de semailles –mais avec eux, des anges moissonnent, vendangent et sèment. Il y chante, comme il les chanta toujours, la vigne et le blé de son pays, mais il sait aujourd'hui que le corps et le sang de Jésus-Christ vivront dans le froment de ce blé, dans le jus de cette vigne. Alors que s'effaçait autour de lui ce monde des apparences à qui sa poésie sut prêter une telle splendeur, alors que tout s'anéantissait des couleurs et des formes dont il s'enchanta, la Réalité essentielle soudain lui apparaît, l'Eucharistie, cette Présence qui seule nous oblige à ne point douter de l'univers.

Lorsque vous vous donnez vous-même, ô Pain des anges!
Je moissonne un froment que nul autre ne mange………….
……………………..………..…….……..………….
……..N'ayant rien d'autre à moi, vers vous j'élèverai
Cette motte de terre arrachée au guéret.
C'est mon cœur. Il n'est bon à rien ni à personne.
C'est pourquoi le mouillant de pleurs, je vous le donne.

Et le premier chant se clôt sur ce geste d'offrande.
Le chant deuxième nous initie aux jeux de la vendange et du pressoir. Déjà les premières palombes traversent le ciel. Le berger des landes et le chasseur béarnais décrivent les stratagèmes dont ils usent pour capturer ces peu rusés oiseaux. Le poète célèbre le maïs qui est la parure commune du Béarn et dans une obscure boutique d'Orthez il nous fait voir le marin-laboureur et sa fiancée qui choisissent d'humbles bijoux.
Mais pénétrons dans le chant troisième avec recueillement. L'ennui du stérile hiver pèse sur la campagne. A travers l'ombre glacée de Noël, chaque cloche avertit les paysans de la messe nocturne. Pieusement obsédé, le poète nous entretient encore de son Dieu réellement présent sur l'autel villageois.

Conduis-moi vers la table où je me nourrirai
D'un Pain par qui, ô mort l je te terrasserai.
……………………..………..…….……..………….
Le moment approchait que l'on voudrait sans nom.
Ici-bas l'homme l'a nommé: Communion.
……………………..………..…….……..………….
Afin qu'à Dieu notre âme et notre chair s'unissent
Le blé avec le vin soudain s'évanouissent.
Il ne reste plus rien de la gloire des champs
Que l'Amour. Et le Ciel sur la terre descend.
Tous étaient là: le maitre et l'aïeule et les autres,
Tenant la nappe pauvre et pure des apôtres.
Et chacun à son tour recevait en son cœur
Vous que ne contient pas l'univers, mon Seigneur.

Voici donc enfin le poème de l'Eucharistie! Qui chanta jamais nos mystères avec cette pieuse magnificence?
C'est pourquoi nous tous qui sommes les enfants de la même Eglise, il faut nous réjouir et nous tourner vers Orthez, répétant dans notre cœur, pour honorer cette petite ville, la prophétie de Michée: “Et toi, Bethléem, terre de Juda, tu n'es certainement pas le plus petit des chefs-lieux de Juda.....”
Pendant l'hiver, la terre endormie laissa à ses enfants des loisirs. Aussi la noce est-elle célébrée des jeunes gens que nous vîmes s'aimer au chant deuxième. L'amour jadis inspira à Jammes des élégies ineffables. Mais depuis qu'il sait que Dieu élève l'amour humain à la dignité d'un sacrement, sa voix, quand il nous en parle, a plus de sereine gravité. Si elle n'est pas détournée de sa fin sacrée, n'oublions pas que la volupté même est voulue de Dieu. “C'est Dieu qui a créé la chair, il faut savoir la regarder avec des yeux purs...” dit, dans Leur Royaume, Robert Vallery-Radot. J'aime que Jammes, sans nulle pruderie, nous fasse admirer la chambre et le lit nuptial.
Mais il nous montre aussi sur la cheminée

Une sombre, une populaire et douce Vierge.
O Vierge douce, et sombre, et populaire! à vous
Ce chant troisième offert par l'auteur à genoux.

Puis, le motif de l'Eucharistie apparaît encore. L'hostie derechef s'élève et, au-dessus de ce chant troisième, rayonne.
Le quatrième chant nous fait agenouiller au chevet de l'aïeule qui agonise. Comme c'est l'instant de Pâques, Jammes trouve entre l'obscure vieille et Dieu ce rapprochement sublime:

Elle ressuscitait presque avec Lui encore:
Elle s'était toujours levée ayant l'aurore.

Viennent ensuite les Rogations et le mois de Marie qui est, comme on sait, le mois le plus beau. Jammes saisit l'occasion de célébrer l'auguste voisine d'Orthez: Lourdes, où la Vierge est venue. Pour la première fois, un poète du pays de France remercie Dieu de cet honneur sans nom.
Au chant cinquième, le maître de la maison voit sa fille la plus chère l'abandonner, parce que le Seigneur l'appelle. Les paroles simples et magnifiques qu'ils échangent, vous les avez lues, Jammes, à Lafon et à moi, ces vacances, par une matinée orageuse, dans votre maison habillée de feuilles tandis que résonnaient au-dessus de nous les pas légers de Bernadette.
Aux lecteurs de nos Cahiers, je ne dirai rien du sixième chant qui illustre notre premier numéro.
Voici le dernier chant. C'est l'hiver encore. Un vieux pauvre, qui par deux fois traversa déjà le poème, revient vers la maison du maître. Ses forces l'abandonnent. Il s'étend sur la neige –la face tournée vers les constellations, et les pauvres instants de sa vie terrestre se reflètent dans le ciel obscur. Jadis il fut un petit paysan à l'ombre d'une métairie, puis le destin l'emporta aux Amériques. Au retour, ceux de sa Race ne le voulurent pas reconnaître. Mais cette nuit, dans sa solitaire agonie, les parents qui le précédèrent avec le signe de la Foi dans le sommeil de la paix, viennent l'aider et le servir. –Au matin, le maître de la ferme trouve le cadavre. Alors pour peindre une scène évangélique, vous retrouvez, ô Jammes, l'inimitable accent des livres inspirés:

Le cadavre du pauvre était étendu là;
L'homme mit pied à terre et au front le baisa.
Et puis comme jadis l'autre de Samarie
Il mit un peu de vin sur cette chair meurtrie.
Ceux qui dorment ainsi ne se réveillent pas.
Cet humble ne laissait sur terre que ses pas.
Le maitre de la ferme alors dessus la bête
Hissa le corps sacré du pauvre et du poète.
Il recouvrit ce corps du manteau qu'il ôta
Et tirant l'animal par la bride il rentra.

A tous les esprits non prévenus, Les Géorgiques chrétiennes apparaissent telles qu'une œuvre essentielle. “On ne saurait apporter trop de recueillement à la lecture du poème que donne, en sa pleine maturité, un écrivain à juste titre honoré, comme un maître”, écrit dans le Mercure de France Georges Duhamel. Pour nous catholiques, après L'Annonce faite à Marie de Claudel, après les Carmina Sacra de Le Cardonnel, après Le Mystère des Saints Innocents de Péguy, elles confirment nos plus passionnés espoirs, elles attestent un magnifique renouveau du lyrisme chrétien.
“...Tous venaient enfin se briser et s'écrouler aux pieds de la croix du Christ...”, disait Nietzsche des grands artistes européens du XIXe siècle. Les artistes, aujourd'hui, ne se brisent pas contre la croix, ils ne s'écroulent pas à ses pieds –mais debout près d'elle, ils l'étreignent et dans cette communion trouvent pour leur génie l'aliment substantiel. Voici que l'art épuisé bénéficie de la parole du Maître: “Ego sum resurrectio et vita.”
L'agitation de quelques gens de lettres dans les bas fonds du journalisme nous apparaît comme un signe favorable: au Gil Blas, Julien Ochsé, juif effaré, annonce avec des gémissements “la vagué de pudeur”; –Marcel Boulanger persuadé –le naïf!– que c'est une injure, nous y traite de “penseurs” et sans vergogne réclame pour lui-même le droit de ne pas penser. Nul ne songe à lui contester ce droit, bien que, vraiment, il en abuse; mais laissons là de pauvres querelles. Pour servir la vérité, le poème de Jammes vaut mieux que toutes les raisons, et dans son titre même, inspiré du poète latin, je discerne un enseignement: le moyen âge a cru que Virgile annonçait le Christ lorsqu'il disait:

Magnus ab integro sæclorum nascitur ordo…
... lam nova progenies cœlo demittitur alto.
Tu modo nascenti puero, quo ferrea primum
Desinet, ac toto surget gens aure a mundo…

Avec Jammes, fils baptisé de Virgile, nous portons les doux fruits des bucoliques et des géorgiques au nouveau-né de la crèche, à cet enfant “dont la naissance doit bannir le siècle de fer et ramener l'âge d'or dans le monde entier...”

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François MAURIAC, “Francis Jammes et les Georgiques chrétiennes,” Mauriac en ligne, consulté le 26 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/29.

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