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La Peur de l’histoire
Fouquet et M. Cailloux

Référence : MEL_0380
Date : 01/11/1919

Éditeur : Le Gaulois
Source : 54e année, 3e série, n°45387, p.3
Relation : Notice bibliographique BnF

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La Peur de l’histoire
Fouquet et M. Cailloux

C'était un sentiment assez étranger, ce me semble, à quelques-uns de nos hommes d'Etat. Les parlementaires, qui ont beaucoup de défauts, pratiquaient, sur ce point, la vertu d'humilité. Ils ne “réalisaient” pas qu'un jour les écoliers de France apprendraient leur histoire. Mais la grande guerre leur a ouvert les yeux: elle assure à tous ceux qui se sont mêlés de la conduire une immortalité certaine.
Ceux qu'elle a surpris au pouvoir ou dans un commandement suprême savent que le moindre discours, une phrase, un mot engagent leur mémoire: un éminent historien, M. Emile Olivier, n'a pas eu trop de toute sa vie pour commenter le “d'un cœur léger” qu'il prononça un jour la tribune française. Que j'entre dans le souci qui trouble aujourd'hui plusieurs de nos généraux et de nos anciens présidents du conseil! Tant que dura la guerre, les événements les portaient; chacun, d'ailleurs, nul n'en doute, ne s'inquiétait, que de servir la France. Désormais, l'épreuve est close, ils ont quitté la scène, leur devoir est remis. L'histoire a toute pièce en main: lent et sûr, son jugement s'élabore.
C'est en vain qu'ils se donnent eux-mêmes des louanges; leurs actes et les conséquences de leurs actes n'existent à jamais: ils ne peuvent en rien retrancher. Ce qu'ils ont dit, écrit, pendant des siècles sera étudié, analysé, jugé. Sans doute, tant qu'ils seront vivants, leur politique demeure matière à controverse, mais avec le temps, les passions particulières s'éteignent, la vérité nue se dégage. Comprenons leur espoir, leur inquiétude, leur angoisse. Ces dirigeants –presque tous dépourvus de métaphysique– ne comptent sur aucune autre immortalité que cette survie dans la mémoire des hommes: ils défendent leur éternité. Aucune compétence ne me donne le droit d'émettre une opinion dans le débat soulevé à propos d'une certaine offensive, mais je ne vois rien que de noble dans cette passion d'un Painlevé, d'un Nivelle; sans doute mourront-ils dans l'incertitude et sans connaître ni pressentir le verdict de la postérité.
Pourtant, il en est qui n'attendent plus leur verdict. Le voilà déjà prononcé, qu'il soit glorieux ou infamant: les maréchaux de France, le président Poincaré, un Clemenceau, un Millerand, aussi, hélas! un Caillaux, comptent parmi ceux-là. Du dernier, il convient de parler comme d'un homme accusé, sans doute, mais non encore flétri; tout de même, un des traits de cette nature, c'est un immense, un maladif orgueil. Avec cette passion furieuse qu'il eut de jouer le grand rôle, qu'il doit souffrir, ce Catilina! J'imagine assez que dans cette asile de Neuilly où il se ronge, Joseph Caillaux escompte les complaisances de l'histoire, son indulgence acquise à tels aventuriers d'envergure.
II y eut autrefois un ministre, un surintendant aux finances, qui fut aussi arrêté, condamné. Caillaux n'évoque-t-il jamais l'ombre de Fouquet? Ce Fouquet ne fut prévenu, c'est vrai, que de malversations. Mais, d'après les récits du temps, il avait un air, une arrogance, qui rappelle assez la manière de l'ancien chef du parti radical. Je me souviens qu'au sortir d'une commission d'enquête, Barrès disait que dans cet homme dévoyé, tout de même il y avait du grand. Fouquet eut aussi son coffre-fort de Florence: on trouva derrière un miroir, dans sa maison de Saint-Mandé, un “projet” qui ne fut pas sa moindre charge au procès: il s'agissait d'un clan de résistance à Mazarin et, en cas d'échec, de fuite à l'étranger. Chez les hommes dans les grands emplois, rien de plus dangereux qu’une ambition qui les incline peu à peu non plus à servir le pays mais à se servir de lui. Ils vont au crime sans le savoir, sans le vouloir ou même en croyant vouloir le mieux: c'est là, sans doute, qu'il y a matière à plaidoirie. Devant le Sénat, et aussi devant l'histoire, M. Caillaux peut essayer de plaider l'excellence de sa politique et ne retenir à sa charge que le peu de discernement qu'il montra dans le choix de ses amis. Ce fut le talent de Fouquet de choisir les siens: le goût des belles relations n'est pas un goût bas. Plût au ciel que M. Caillaux ait été capable de snobisme; ce grand bourgeois avait l'invitation facile: il n'avait pas peur pour son argenterie. Si l'histoire hésite à condamner tout à fait Fouquet, c'est que les nymphes de Vaux ont pleuré son malheur; il bénéficie pour l'éternité des témoins à décharge qui s'appellent La Fontaine et qui s'appellent Sévigné. Les meilleurs amis de M. Caillaux, s'ils ne sont pas en exil, c'est qu'on les a étranglés dans une prison ou fusillés à Vincennes: ne nous moquions plus des ministres qui aiment avoir de belles relations.
Nos hommes d'Etat devront à la guerre sans doute la crainte salutaire de l'histoire, ils ne la perdront plus. Les mystiques disent qu'il faut tout faire et jusqu'aux moindres actions sous le regard de Dieu. Nous espérons que nos maîtres feront désormais toute chose sous le regard de l'histoire. C'est parce qu'il s'était recueilli et mis en présence de l'histoire que Clemenceau, le jour de l'armistice, a trouvé des accents dont tout le pays fut transporté. Elle est la grande éducatrice de ceux qui veulent conduire les peuples et de qui la récompense ou le châtiment sera d'être béni ou maudit par elle.

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François MAURIAC, “La Peur de l’histoire
Fouquet et M. Cailloux,” Mauriac en ligne, consulté le 26 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/380.

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