Propos dans un compartiment sans portière

Dans le compartiment où une portière manquait, un jeune homme amer chanta pouilles à la Compagnie de chemins de fer. Il disait que tout allait mal: la crise du change l'effrayait comme celle de la natalité. Gonflé de pessimisme, il assura que les auteurs du traité l'étaient aussi de l'unité allemande. Il alla jusqu'à déplorer que l'Alsace-Lorraine reconquise nous fît une frontière moins facile à défendre que celle de 1914. Du défaut de portière, il augura l'imminence de la dictature prolétarienne:
— Comme les protestants sous le règne des Valois, nous dit-il, nous verrons bientôt les citoyens de la rue Grange-aux-Belles exiger des places de sûreté. Et de même qu'Henri III, coincé entre les huguenots et la Ligue, manqua de perdre sa couronne, la république bourgeoise se verra aussi tirée à hue et à dia. Pour moi, ajouta-t-il, j'appartiens à la malheureuse espèce de ceux qu'on appelait, du temps de la Ligue, les politiques, et qu'on dénomme aujourd'hui libéraux; les bolchevistes triomphants nous traiteraient comme chair à pâtée; mais, selon quelques philosophes de la droite, nous sommes des pelés, des galeux, sur qui il faut crier haro. Notre modération, à les entendre, fit toujours le jeu des ennemis de l'ordre. Ils ont beau faire, rien n'est si commun en France que le goût du juste milieu, et je ne l'entends pas seulement chez les petits, mais même parmi l'élite. Et, par exemple, monsieur, vous rappelez-vous les opinions politiques de Blaise Pascal? Il disait, assure sa sœur Gilbert, que “dans un Etat établi” en république comme Venise, c'était un grand mal de contribuer à y mettre un roi et opprimer la liberté des peuples à qui Dieu l'a donnée”. C'était aussi l'opinion de Bossuet: elle n'est pas à la mode d'aujourd'hui. Que l'avenir m'apparaît funeste aux gens de mœurs paisibles! Je n'y vois que convulsions et désordre...

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Une rafale de vent et de pluie, qu'aucune portière, hélas! n'arrêtait, lui coupa la parole.
— Monsieur, lui répondis-je, on a fait, pendant la guerre, la chasse aux pessimistes, Ils sont aujourd'hui moins dangereux, plus sympathique aussi, parce que cette humeur chagrine leur défend de partager notre joie. Je vous accorde volontiers qu'il eût mieux valu rompre l'Allemagne en mille morceaux. Mais reconnaissez avec le stoïque qu'il y a des choses qui dépendent de nous et d'autres qui n'en dépendent pas.
Quant au bolchevisme, on s'en entretient chez nous ainsi que d'une grippe qui serait russe au lieu d'être espagnole. Les médecins croient les grippés immunisés pendant quelques mois. La France, qui s'offrit plus de révolutions qu'aucun autre peuple, est aussi plus qu'aucun autre vacciné. Si elle n'était pas éternelle, je la comparerais à une très vieille personne que les orages de son adolescence dégoûtèrent des aventures. Mais qui dit éternité dit jeunesse éternelle. Cette éternelle jeune France se souvient donc de ses frasques. Par conviction, et aussi parce que, selon le principe de Descartes, elle voulut aller jusqu'à l'extrême des principes qu'elle avait une fois admis, et plus encore peut-être par habitude, elle continue de faire semblant d'admirer la Déclaration des Droits de l'Homme; au fond, elle est bien revenue de cette superstition-là. Qu'ils étaient significatifs, les propos de ce vieux républicain de Péguy, rapportés par René Johann et dans le Correspondant! Je regrette de n'avoir pas ce texte: Péguy trouvait admirable de posséder une famille royale, un roi, il parlait du bon vieux temps comme du paradis perdu. J'ai admiré, l'autre jour, qu'un mouvement républicain se pût dessiner dans l'entourage de d'Annunzio. C'est vrai qu'à tout Français qui raisonne, il paraît incroyable que des Italiens en soient à ignorer que la Maison de Savoie, créatrice de leur unité, en demeure aussi le vivant symbole et la plus sage gardienne: imaginez les effets de la démocratie pure sur ce peuple d'“arditi”! La France y a résisté... mais la France est la France: elle ne conseillera à aucun de ses amis d'Europe de risquer l'aventure.”

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Il y avait une vieille dame dans le compartiment. Elle dit:
— N'empêche, monsieur, qu'on ne trouve plus de domestiques. J'ai une femme de journée qui demande trente sous de l'heure et qui ne vient pas le samedi parce qu'elle prend des leçons de violon. J'étais, l'autre jour, vers midi, dans un ascenseur du “Printemps”. Un employé demanda le menu du jour à une demoiselle de magasin qui avait fini de déjeuner. “Nous avons, dit-elle, des saucisses, du gigot et de la purée. —Et après? —Après? mais c'est tout! —Comment! hurle l'employé, pas de légumes? Et je parie que le gigot, c'est encore de la sale frigo!” Voyez-vous, monsieur, on a tué la princesse de Lamballe parce qu'on l'accusait d'avoir dit que si le peuple manquait de pain il n'avait qu'à manger de la brioche; eh bien, le peuple, aujourd'hui, suit ce conseil saugrenu. C'est pourquoi, ajouta-t-elle en montrant mon voisin, je crois comme monsieur à la révolution.
— Madame, après une longue maladie, ne connûtes-vous pas les fringales de la convalescence? D'abord, le docteur permet un œuf avec une, puis deux mouillettes, jusqu'au moment où il ordonne de manger à bouche que veux-tu. La France convalescente se jette avidement sur tout ce dont elle fut privée…
— Et puis, quoi? conclut un troisième voyageur, on dépense beaucoup plus qu'autrefois, mais tout le monde se fait de plus belles journées.
Je protestai doucement:
— Excepté les hommes de lettres. C'est vrai qu'à ces braves gens-là, il suffit de croire qu'ils ont du talent…
Le train entrait en gare: nous n'eûmes pas à ouvrir de portière.