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Le Cœur des hommes

Référence : MEL_0046
Date : 30/12/1944

Éditeur : Carrefour
Source : 1re année, n°19, p.1
Relation : Notice bibliographique BnF

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Le Cœur des hommes

Il est impossible de considérer une année écoulée avec ses alternatives d’espérance et d’angoisse, avec cet enchevêtrement du destin de la patrie et de notre histoire particulière, sans admirer combien la vie est puissante en nous. En vérité, nous avons la vie dure, comme on dit, aussi dure que celle d’un chat sauvage.
Il arrive à l’homme vieillissant et qui a derrière lui un lourd amas d’années, de s’éveiller au milieu de la nuit et de demeurer attentif aux battements de son propre cœur. Depuis plus d’un demi-siècle, ce cœur, qui déjà se contractait au collège lorsqu’il fallait aller au tableau, n’a cessé de se serrer et de se dilater, jouet de toutes les passions, livré à Dieu, livré aux créatures… Charnel, et voilà le mystère: un organe, comme tous les autres organes: et pourtant quand on dit: le cœur, quand Pascal parle du “Dieu sensible au cœur” ou “le cœur a ses raisons”, sans doute d’agit-il pour lui d’abord d’un certain mode de connaissance intuitive. Tout de même, il y a là beaucoup plus qu’une image, beaucoup plus qu’un symbole. C’est toujours notre passion, la plus haute ou la pire, qui précipite ou ralentit ses battements.
Dans les temps qu’il nous faut vivre, c’est de moins en moins notre destin individuel qui règle les mouvements de ce cœur exténué. Nous n’existons plus que comme une parcelle infime des groupes humains qui s’affrontent sur la planète. Oh! sans doute, se trouve-t-il encore des entêtés pour croire qu’ils ont droit à une existence individuelle, à une destinée particulière: hier, la lettre de ce garçon que je connais, qui avait essayé de s’empoisonner, qui m’envoyait un pneu, entre deux vomissements. Un visage éphémère lui cache le monde, même le monde convulsé d’aujourd’hui. Les blindés allemands sur la Meuse l’intéressent moins qu’une parole surprise, qu’un signe de connivence entre un garçon et une fille.

*

Mais, pour la plupart d’entre nous, notre propre histoire se perd dans l’Histoire universelle et s’en distingue à peine. Aussi vieux que nous soyons, aussi brisés, chaque matin au réveil, et toute la nuit si l’insomnie est notre lot, nous devons assumer l’angoisse de l’humanité. Ne nous y dérobons pas. C’est notre part, à nous les non-combattants. C’est notre seule communion possible, non seulement avec les soldats de l’Est et de l’Ouest, avec les prisonniers et les déportés, mais avec toute créature torturée dans son corps ou dans son cœur. Que rien ne nous détourne d’eux, j’oserai presque dire: pas même Dieu; car ceux qui ont la foi, s’ils ont bien compris la leçon de la crèche, en ce sombre Noël, n’ont aucune peine à suivre le conseil de Zarathoustra: “Mes frères, demeurez fidèles à la terre”. Il n’est pas pour eux deux commandements, mais un seul: le second commandement qui est d’aimer le prochain comme soi-même, le Christ lui-même nous enseigne qu’il est semblable au premier qui est d’aimer Dieu de tout notre cœur et de tout notre esprit.

*

Mourir à soi-même, cela qui était demandé à ce cœur insatiable, et devant quoi il défaillait, les événements l’y forcent. Le sort du monde, et non le nôtre, devrait régler ses battements… Mais malgré tout ce que je viens d’écrire, je sais bien qu’invinciblement chacun de nous tend à observer le drame et à le vivre dans l’éclairage particulier de ses intérêts et de ses passions. En cette fin d’année solennelle, que chacun prenne la résolution de n’être plus qu’un protagoniste de l’immense tragédie, fidèle au rôle qui lui est assigné. Car nous savons bien quel est notre emploi, ce que nous devons dire et faire, le geste, la parole, qui sont attendus de nous. Jamais le devoir ne fut si clair, ni mieux tracé. Acceptons-le avec simplicité, avec courage, nous en remettant pour tout à cet amour dont notre cœur a une longue expérience, qui triomphera un jour, par des voies que nous ne pouvons imaginer, à ce cœur des cœurs, invisible et adoré, dont nous sommes sûrs que, tôt ou tard, il aura le dernier mot.

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François MAURIAC, “Le Cœur des hommes,” Mauriac en ligne, consulté le 26 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/46.

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