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Le Bilan de Pâques

Référence : MEL_0047
Date : 31/03/1945

Éditeur : Carrefour
Source : 2e année, n°32, p.1
Relation : Notice bibliographique BnF

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Le Bilan de Pâques

En Allemagne, ce n’est pas le Dieu de la miséricorde et du pardon qui, ce matin, sort de son tombeau et dresse au-dessus des décombres un visage calme et doux. En apparence, du moins, ce n’est pas Lui, mais le Dieu de la Bible, le Dieu d’une justice minutieuse: dent pour dent, œil pour œil, enfant pour enfant.
Quand je lis que des milliers de petits Allemands évacués à l’Est pour fuir la terreur aérienne, puis [acculés] par les armées rouges ont perdu leurs parents, je me rappelle ces garçons juifs de la gare d’Austerlitz, parqués dans des wagons à bestiaux. En vérité, jamais justice ne fut si exactement rendue: l’infâme attentat contre Rotterdam, ce n’est pas assez de dire qu’il a été vengé; chaque victime de Rotterdam et de Coventry, chaque loyer détruit aura été payé au centuple. Et comme l’Allemagne avait infligé à tant de peuples, et en toute saison, les horreurs de l’évacuation, elle les aura subies, elle aussi, le jour et la nuit, dans la neige par 30 degrés de froid, ou dans la poussière brûlante. Du fond de leur éternité, les enfants d’Oradour regardaient ces femmes, sur les routes d’Allemagne, serrant contre leur poitrine un petit cadavre.
Et le pire lui reste à expier: ce sera le tour de ce peuple, bientôt, de devenir matériel humain au service du vainqueur, –et non plus du vainqueur de 1918 qui avait hâte de rentrer chez lui et qui, dans le vaincu, discernait déjà un client possible, –un client, c’est-à-dire un homme à relever et à ménager, à qui il importe d’abord de rendre son pouvoir d’achat.
La Russie n’est pas un peuple commerçant, c’est un peuple de commerçants: la guerre militaire ne fut qu’un épisode glorieux dans cette marche en avant que la paix n’interrompra pas. Sans doute, l’Allemagne sera-t-elle utilisée à fond, avec méthode et selon des plans longuement mûris. Les principes de la morale chrétienne, dont d’autres grands empires sont accoutumés à se servir et qui, lorsqu’ils en jugent l’heure venue, leur permettent de donner à la politique un tour humanitaire, ces principes n’auront guère d’influence sur les comportements soviétiques.
Sans doute reste-t-il les inépuisables ressources de ce peuple allemand, sa vitalité de chat sauvage. Mais cette fois, son Hitler et son Himmler, sur ce point précis, lui portent un coup qui risque d’être mortel. L’Allemagne aurait dû demander la paix, une fois perdue la bataille du débarquement. Une reddition sans conditions? La belle affaire! D’abord, il y a toujours des conditions. Ce qui aurait dû compter pour elle, c’était avant tout de sauvegarder sa force vitale intérieure, la puissance de la race germanique et ce qui restait de ses villes: tout abandonner sur le papier, et même en fait; mais tout préserver de ce qui, dans dix ans, dans vingt ans, lui aurait permis de recommencer la partie, –de ce qui, bien avant ce délai, aurait fait d’elle, pour chacun des grands empires antagonistes, une alliée à gagner, à mettre dans son jeu. Tel est le capital que jour après jour, les nazis dilapident. De toutes les nations victimes d’Hitler, l’Allemagne finalement se trouve être la plus atteinte. Elle serait vouée à la mort, si un peuple pouvait l’être.
Mais on ne détruit pas un peuple, on ne vient pas à bout d’une race. Aussi loin qu’elle aille dans l’expiation, l’Allemagne sera là toujours, et ses femmes qui ne se lassent pas d’enfanter: et les germes subsisteront de cette musique et de cette pensée, de ses vertus et de ses crimes, de tant de vertus dépensées au service de tant de crimes! L’ingéniosité de ses chercheurs, de ses inventeurs, sans doute sera-t-elle utilisée par le vainqueur: au service de l’ennemi, la science allemande continuera de perfectionner ses méthodes.
L’Allemagne a tout perdu, sauf ce qu’aucune puissance au monde ne saurait lui enlever: le fait qu’elle est là et que la géographie, la démographie ont leurs lois imprescriptibles: parce qu’on fera travailler son peuple, l’Allemagne, dans une large mesure, sera entretenue et subsistera. Il lui reste cette autre chance: ses crimes créaient un lien solide entre ses adversaires rivaux. Leur alliance survivra-t-elle à l’horreur qu’inspirait le nazisme triomphant et à la nécessité de l’abattre? Aussi asservie que l’Allemagne puisse être, il y aura pour elle, en tout cas, une possibilité de jeu.
Quelle possibilité? On pourrait, là-dessus, rêver à l’infini. Si l’on ne craignait de toucher à des sujets trop brûlants. Le moins que nous en puissions dire, nous autres Français, c’est que nous entrons dans un monde dur. Il l’a toujours été, mais sa dureté était masquée. La politique internationale comportait une frange où jouaient encore les sentiments humains. Je crois que cela est fini. Les journalistes des deux mondes, sans grande conviction, essaient bien encore de gonfler quelques pieux mots du vocabulaire de 1918, alors que l’humanité croyait vraiment à une paix possible entre les nations. Mais plus personne, au fond, n’est dupe: cette guerre-ci n’a pas seulement détruit des villes, elle a anéanti des illusions, elle a blessé quelques-unes des rêves qui aidaient les hommes à ne pas perdre cœur.
Rendre la vie à ces rêves, les incarner de nouveau, c’est, croyons-nous, la vocation de la France renaissante. Mais à quoi bon se boucher les yeux?
Cette guerre aura été un désastre pour le christianisme en général, pour le catholicisme en particulier. Les nations catholiques ont été atrocement atteintes: France, Italie, Belgique, Pologne, Bavière, Autriche, Rhénanie. Désastre spirituel, surtout: du moins en surface, –car nous croyons au travail souterrain de la grâce, à son miracle invisible. Pour l’autre puissance qui règne sur le monde, pour l’idéal révolutionnaire, ce conflit se termine en victoire puisque la paix consacrera le triomphe de la Russie soviétique. Ce qui frappe pourtant, c’est qu’il s’agit du triomphe impérial d’une race. Implique-t-il celui de la révolution en Europe? Quels seront les contre-coups de la politique slave sur l’organisation de la paix internationale et sur le sort du prolétariat européen?
La sagesse est de ne pas regarder si loin, de se méfier des augures, de ne pas interroger les dieux redoutables, de nous en tenir humblement à ce qui nous est donné. Nous étions une nation vaincue, et voici que nous tenons une place encore modeste, mais enfin une place qui s’élargira parmi les nations victorieuses. Nous étions un peuple esclave, et nous sommes redevenus un peuple libre qu’une grande voix entraîne sur les chemins de la grandeur. Et si nous avons le goût de la vengeance, nous pouvons aujourd’hui contempler le ciel rouge et fumeux au-dessus de l’Allemagne écroulée.

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François MAURIAC, “Le Bilan de Pâques,” Mauriac en ligne, consulté le 26 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/47.

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