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Le Noir

Référence : MEL_0465
Date : 15/07/1933

Éditeur : L'Echo de Paris
Source : 49e année, n° 19629, p. 1
Relation : Notice bibliographique BnF

Description

François Mauriac analyse les réactions de certains de ses lecteurs qui trouvent ses romans noirs et constate qu’il se contente de dépeindre la vie et la misère de l’homme telles qu’elles sont.

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Le Noir

“Vous voyez tout en noir… la vie n’est pas si noire, ni les hommes si méchants.” Entre tous les reproches que subit un écrivain, celui-là ne laisse pas de le surprendre, bien qu’on le lui adresse depuis des années. Parfois, il connaît le lecteur qui proteste ainsi: c’est un père dont le fils a été tué, un époux trompé et abandonné; un homme du monde qui, au milieu d’une fête, porte la mort sur son visage –ou les marques d'un vice plus effrayant que la mort; un vieillard déjà aux trois quarts englouti.
“Vous voyez tout en noir…” Ce reproche ne nous vient presque jamais des jeunes gens; car, s'il existe, chez eux, une puissance pour se détacher et, parfois, une facilité à mourir dont s'étonnent ceux qui les aiment, c'est qu'ils connaissent tout d'avance et qu'ils entrent dans la vie comme les gladiateurs dans le cirque.
Les hommes d'âge qui savent de quoi il retourne et qui, depuis longtemps, se collètent avec le destin, ce sont ceux-là qui feignent de ne pas voir le sang dont ils sont couverts. Nous accepterions volontiers l'objection du sens commun: la vie réelle est assez triste pour ne pas y ajouter encore les malheurs imaginaires des romans et des films. Mais ceux qui raisonnent ainsi savent qu'une littérature existe à leur usage, et qui cherche à embellir la vie, à dispenser le rêve, l'oubli de ce qui est. Chacun est libre de chercher dans l'art une fuite, un divertissement et d'exiger de l'écrivain une aide pour échapper à soi-même.
Mais cette préférence que la plupart éprouvent pour une littérature d'embellissement du réel, d'évasion hors du réel, ne doit pas les rendre injustes à l'égard des écrivains dont la vocation est, au contraire, la science de l'homme. Rien de plus légitime, certes, que de se refuser à les suivre dans leur recherche. En revanche, nous n'acceptons pas l'hypocrite: “La vie n’est pas si noire…” de ces tristes humains dont, souvent, la seule approche, même quand nous ne connaissons rien d'eux, nous révèle le nom de l'enfer qu'ils habitent.
Ce n'est pas nous qui haïssons la vie. Ceux-là seuls haïssent la vie qui, ne pouvant en souffrir l'aspect, la falsifient. Les véritables amants de la vie l'aiment telle qu'elle est. Ils lui ont arraché, un à un, tous ses masques, et à ce monstre enfin mis à nu, ils donnent leur cœur.
Et, de même, les misanthropes, les ennemis de l'homme sont ceux qui ne consentent pas à le connaitre dans sa misère aussi bien que dans sa grandeur. Toute une littérature, où triomphe le faux dans les sentiments, et qui se croit optimiste, est, au vrai, l'œuvre de gens à qui la vue de l'homme réel est intolérable et qui, ne pouvant supporter leur propre cœur, le camouflent, le maquillent.
Comment ne s'offenseraient-ils pas du portrait non retouché qu'un artiste leur impose? Ah! les magnifiques lettres anonymes qu'un romancier reçoit, plus divertissantes que toutes les louanges, et où le pharisien, touché au vif, crie: “Ce n'est pas moi!” –lettres signées: une maman de vingt ans, pas plus laide qu'une autre, ou: un honnête père de famille qui n'a pas lu Proust. Comme on aimerait les connaître, ces honnêtes gens qui ne signent pas leurs lettres, et leur apprendre l'examen de conscience; ou plutôt, faire avec eux cet examen, s'épouiller en commun, comme dans ces catéchismes, avant la première communion, où quarante petits garçons scrutaient, tous ensemble, leurs cœurs encore innocents.
Il n'est pas d'autre route, pour apprendre à aimer autrui, que la connaissance de soi-même, que ce regard sans illusion qui, à travers nous-mêmes, atteint toute l'humanité misérable.
Non, ce n'est pas une simple rencontre si le plus grand amour –cet inimaginable amour–enflamma le cœur d’un homme qui, étant Dieu, n’ignorait rien des pensées les plus enfouies, rien de ces désirs que la créature qui les ressent n’ose même pas appeler par leur nom.
Il a fallu que le Christ éprouvât dans sa chair, qu'il ressentit chacune de ses fibres notre férocité pour nous aimer comme il nous aime. Et il nous aime dans la mesure où nous nous connaissons, où nous acceptons la grâce de nous connaître; sa fureur contre les pharisiens témoigne qu’il nous rejette, lorsque nous refusons de nous voir tels que nous sommes. A la source des larmes de Pierre, après le triple reniement, et de celles dont une femme perdue mouilla les pieds de son Dieu, il y a la connaissance de soi-même.
Mais attention à l’autre danger: dès qu'un homme se frappe la poitrine en songeant qu'il est le publicain, le voici devenu pharisien; car, aujourd'hui, le pharisien est celui qui se glorifie d'être le publicain. Et même s'il dépiste en lui ce pharisaïsme secret et si fier de cette humilité subtile, il trouve des délices à se noircir, notre faux publicain avance, à son insu, plus profondément encore dans l'orgueil et dans l'hypocrisie.
Les bons sentiments n'existent-ils donc pas? La connaissance de nous-mêmes n'en révèle-t-elle aucun? Ils existent, mais non à l'état pur. Considérons-les avec la méfiance qui s'impose à nous, surtout héritiers des grands moralistes français: de Montaigne à Pascal, à La Rochefoucauld, à La Bruyère et à Chamfort, pas un seul de nos maîtres qui n'ait décelé, dans nos actions les plus nobles, une racine d'intérêt, de vanité, une recherche de plaisir. Il faut considérer cette vérité en face, mais sans en devenir plus amer: L'important pour nous n'est pas de nous croire dignes d’amour: l’important est d’être aimés, aussi misérables que nous soyons.
Mais les saints? Mais la sainteté? Les saints ne donnent pas tort à La Rochefoucauld: seulement ils ont tué en eux l'homme, le vieil homme. Nous devons prendre à la lettre le mot de saint Paul: “Ce n'est plus moi qui vis...” Un autre, en eux, s'est substitué à eux, qui échappe aux traits justes et terribles de nos moralistes. Il arrive qu'en présence d'une personne, très avancée en Dieu (je pense à certaines petites sœurs, à certaines novices), nous songions à ces coques diaphanes abandonnées par les chrysalides, tellement elle nous semble, pour ainsi dire, vidée d'elle-même. Le diable perd ses droits (ici, le diable est le romancier “qui voit tout en noir”, ou un auteur de “maximes” impitoyables) –le diable perd ses droits sur la créature anéantie dans son Créateur. Et c'est pourquoi le roman de la sainteté ne sera jamais écrit.

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François MAURIAC, “Le Noir,” Mauriac en ligne, consulté le 26 avril 2024, https://mauriac-en-ligne.huma-num.fr/items/show/465.

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  1. MICMAU_L'echo de Paris_1933_07_15.pdf